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Ornel Colomb

samedi 13 avril 2024, par Cécile Guivarch

LES AMOURS DE LORIS

• PRINTEMPS •

Si passe au milieu du printemps
      la beauté • en hâte • malgré
ce qu’en disent les livres • & l’âge
      comment • à ne l’étreindre pas
n’avoir l’âme obscurcie • un grand ciel vert
      entre les arbres noirs • fuit
on baisse les yeux • & déjà est passée
      à bicyclette • la beauté

Trop • pour qui double en boitant la borne de l’âge
& vacille de son lourd vin d’aînesse • trop
cheveux crépus gorge petite • sur les lèvres
une langue suave • qu’on peine à se reprendre
trop de beauté par le monde • inaccessible

Quand elle a de son cœur arraché le poison
il n’est pas délivré • mais l’angoisse bientôt
le presse • les amants sont pareils aux oiseaux
      aux serpents • & aux bêtes de la mer
qui n’ont pas de bras pour étreindre…

Demain demain               dans les collines qui gonflent
sous les pins         & la rouge poussière de Libye
             un monde aux 3 couleurs              où tout flatte &
contente              près d’un être en chignon               fille
de l’Étrurie...

Via Appia • seuls vifs entre les nécropoles • 3
buveurs • dans le marbre nous invitent • le pied •
bute sur le seuil • la nuit nous couvre…

…chambre nue • le râle au loin des long-courriers
• embrassés • comme ivres • dans les nuages…

4 vertus               mais 7 péchés               sans quoi nous
serions vains & tristes               un visage changeant  
             rêveur ou malcontent         le front haut  
comme en peinture              bouclé à la toscane
dont se défendre               pour y céder pourtant…

(Épitaphe : la bicyclette volée)

Tu volais sous les pieds de la Beauté
Borgne comme moi La guidant sans faillir
Dans le monde aventureux Ta voix aigrelette
20 ans fut celle du bonheur Aujourd’hui
Plaindre ton sort s’il est de croupir
Dans une cave de banlieue Triste fin
Ou t’envier Si loin de nous tu hantes
La montagne aux œillets Portée dans l’âge
Par un souffle juvénile…

Une cave sous les villas • ombreuse • sous
les canaux • léger clapotis par instants
comme un souffle • haletant • jeune femme
nue dans la cendre • pose gracieuse • une jambe
pliée • talon contre la fesse • l’autre tendue
découvrant • pardonne-moi • rêverie
de vieux chinois •

Rien • 3 jours & 4 nuits • muette
      les jours passent • o cruelle • ici
sur l’Esquilin • une chambre comme une tombe
& dîner tôt • chez Apicius • truie miellée
vin muscat fruits poivrés • tu es loin
& long le temps • comme l’empire romain

• ÉTÉ •

À l’auberge des nombres               peinant à mon banquet  
             une main dans un livre               l’autre
inutile              sans vin d’Italie sans               une beauté
sur les genoux        peignée à la diable               qui me
parle               dans la langue du sud              à l’oreille…

Rêve au petit matin • dans une boîte
à pilules émaillée tu gardais les mots
que tu ne m’écris pas • cristallisés
en menus sentiments colorées • j’attends
disais-tu • qu’ils soient parfaits • au réveil
sur mes lèvres • leur goût doux-amer

Je saurais te flatter • si j’étais Desmarets
de Saint-Sorlin • & d’un chant éternel
te louer • mais plus humble • & promis
à l’oubli • si je sens dans la pénombre
ton parfum • plus fortuné •

Hôtel Leopardi rue Leopardi • témoin
qu’à Vérone on a le sang chaud • un lit
pour 3 • & pour un 4e • dîner maigre
d’un livre • les prix sous les glycines
ont fait fuir le passant • à toi dans la nuit
10 baisers • le front les yeux • la bouche
épaules seins • nombril • …

7 août              parmi les mouches         à faire de rien  
             jardin touffu         mon bien               & le petit
portrait              de celle qui est loin         en ivrogne
              qui croit des lèvres                penché sur l’eau        
avaler la lune

En proie au corps                des 4 humeurs                une
seule                 à remonter le temps              une voie
        pavée sous les tombeaux               & le soir turquin
              à nouveau              le vent dans les pins              & cette
voix légère               qui chante pour soi seule    
          & veut mourir

Note.

Ces poèmes fugitifs, extraits d’un recueil en chantier, forment la « partie du dessous » d’un échange amoureux. La partie du dessus (Les Amours d’Ornel) est laissée à l’imagination du lecteur. Le recueil s’ouvre et se referme sur deux ensembles de caprices, comme dirait Jude Stéfan, très librement inspirés de L’art d’aimer et des Remèdes à l’amour d’Ovide.

Entretien avec Clara Regy

Écrivez-vous depuis longtemps ? « Montrer-ses-poèmes », est-ce une chose nouvelle pour vous ?

J’ai écrit des poèmes à l’adolescence, comme tout le monde, marqués par les lectures que l’on fait à cet âge, de Baudelaire à Cendrars. Puis je suis passé à autre chose. Mon métier m’a beaucoup occupé. Mais je n’ai jamais cessé de lire les poètes, pour le plaisir, et comme une discipline de l’esprit (j’aurais dit un exercice spirituel si je ne craignais pas d’être mal compris) pour affronter les turbulences de la vie sociale, comme d’autres prient ou font le lotus. Hormis les italiens, je lis peu d’étrangers, mais j’ai des goûts très éclectiques, qui vont des poètes du Moyen Âge à ceux de l’extraordinaire jardin sauvage qu’ont été les trois dernières décennies du XXe siècle. Durant ces années, il m’est arrivé d’écrire des poèmes de façon sporadique. J’ai détruit ces essais, qui ne me satisfaisaient pas. Je n’ai rien donc publié, pas même en revue. Ayant travaillé en Italie (je vis encore à Rome), je suis d’ailleurs resté extérieur au milieu littéraire. On pourrait dire que j’ai écrit par contumace, à travers les autres. Il y a une dizaine d’années, certaines circonstances, heureuses puis malheureuses, m’ont ramené à l’écriture de façon plus insistante. Je ne me suis décidé que récemment à montrer un manuscrit, en l’espérant assez abouti. Je suis donc comme vierge. C’est peut-être une chance, qui sait.

Les textes proposés ici sont, comme vous le dites, de « forme courte ». Est-ce que vous écrivez toujours ainsi ? Dites-nous…

Ces poèmes sont tirés d’un recueil en triptyque dont les deux parties « latérales » sont composées de poèmes plus longs. Mes poèmes courts répondent à une contrainte, qui fut d’abord réelle, avant de relever d’un choix : l’échange de textos, dont le nombre de caractères a longtemps été limité. Mes poèmes courts sont la partie du dessous d’un échange amoureux, dont le lecteur est invité à imaginer la partie féminine. On a tendance à considérer avec condescendance les poèmes courts. Ils souffrent aujourd’hui de discrédit en raison d’un foisonnement de haïkus, ou plutôt de tercets, composés par des amateurs. Mais dans ce domaine, celui des poèmes faits d’une poignée de vers, il y a eu de grandes réussites, y compris parmi les contemporains. Je pense à Paul Louis Rossi (La vie bariolée) ou à Henri Deluy, entre autres. Ce sont certainement les poèmes les plus difficiles à réussir – je ne prétends pas y être toujours parvenu… Henri Deluy parlait d’ailleurs de « l’embarras des formes courtes ».

Vous portez un grand intérêt à « la poésie latine ». Quelle place peut-elle – encore – trouver dans l’écriture d’aujourd’hui ?

Mon intérêt pour la poésie latine est tardif. Élève, je m’étais passionné pour l’ancien français, que l’on enseignait alors au collège (c’était l’époque du Lagarde et Michard, irremplacé), mais je n’y ai pas décliné la rose. Le latin est pour moi une conquête solitaire. Ce qui frappe, ce qui subjugue même dans la poésie latine, c’est son extrême liberté syntaxique. Elle contraste avec la rigidité de la phrase française, dénuée de déclinaisons, qui impose aux mots un ordre assez strict. Certains poètes contemporains (Jude Stéfan par exemple) ont tenté de desserrer cette contrainte, d’instiller dans notre langue la liberté qu’on admire chez Virgile, Horace ou Ovide. Le latin est donc une source d’inspiration formelle. Un autre trait des poètes latins est leur liberté de pensée. Ils sont un aimable antidote à une époque où règne une morale de plus en plus mesquine, pointilleuse, et en outre hargneuse, importée d’où l’on sait, d’inspiration plus ou moins évangéliste. Les deux volets latéraux des Amours de Loris sont d’ailleurs inspirés d’Ovide, le premier par L’Art d’aimer (cette section a été publiée récemment par la revue en ligne Ce qui reste), le dernier par les Remèdes à l’amour. On n’en a pas fini avec les latins !

Question subsidiaire : définissez la poésie en 4 mots.

Rythme. Invention. Exigence. Liberté.

Ornel Colomb est né dans le bas Grésivaudan. Après avoir exercé divers métiers, il a travaillé pour un cabinet d’architecture savoyard, puis pour un bureau d’études piémontais. Il vit aujourd’hui principalement à Rome. Il a longtemps écrit sans publier et a détruit la plupart de ses pages anciennes. Il n’est revenu à l’écriture que récemment. D’autres poèmes du même recueil, en cours de mise au point finale, ont été publiés par la revue en ligne Ce qui reste de Cécile A. Holban, accompagnés d’une douzaine de photos de Sophie Patry.

Photo-portrait : Livia Ognibene


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