Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Marina Stein

vendredi 2 juillet 2021, par Cécile Guivarch

Extraits d’un recueil en préparation, espaces occupé.e.s

désirs/ désordres

la chambre de guillaume

8 février 2019, dans une chambre

dès que j’entre dans ta chambre, j’ai une envie presque irrépressible de pleurer.

la lumière
jaune de l’ampoule pendant d’un fil accroché au plafond de ta chambre étouffe
tout ce qu’elle éclaire.

le sachet de pain sec aux noix
entre les livres de ton étagère.

la plante séchée avec une baguette chinoise
enfoncée dans la terre comme un échec, les cartons de déménagement
ouverts depuis septembre, le vieux bout de caramel enveloppé
dans du plastique collant et jauni.

la nuit, c’est autre chose. la nuit, c’est toujours autre chose.

je cherche à comprendre
d’où peut venir ce jaune triste, cette fatigue aux rideaux fermés sur une cour sourde.

 

*

 

j’ai du mal à respirer ici. tout a une ambiance de salle
d’attente ou de gare, comme si quelqu’un venait d’arriver ou allait partir.

comme une enfant arrivée chez des inconnus, et qui
vous embrassaient et qu’on devait
embrasser parce qu’ils étaient les amis des parents.

puis, quand on était déjà
si fatigué du long voyage en voiture et de l’odeur grise des autoroutes, on devait
s’asseoir à table avec eux
sous la lumière jaune et faire semblant d’avoir faim et manger et sourire. bruits de fourchettes
contre assiettes, tintements
de verres, sauce brune, fatigue fatigue fatigue. puis dormir dans le lit d’un étranger,
avec des étagères étrangères
et des bruits indistincts venant de la rue.

ici tout est calme. tu es parti tôt ce matin, le soleil a remplacé l’ampoule jaune
qui pend toujours du plafond comme un œuf.

des pas dans l’escalier montent et descendent. je n’ai pas envie de rester et je n’ai pas
envie de partir.
donc j’écris, entre la nuit
et la peau, entre l’œil et la lumière, entre la page
et la lettre.

est-ce encore ta chambre ou est-ce déjà la sienne ?

une fleur

12 octobre 2019, aux racines du souffle

je me sens déconnectée, de toi, de moi. j’ai moins médité cette semaine, et paye
encore le crédit de sérotonine prêté par la mdma du week-end dernier.

pendant la méditation tout à l’heure, mon souffle ne pouvait plus descendre jusqu’en bas,
jusqu’au chakra racine. déracinée je me sens oui, comme langue de mère.

l’autre jour j’avais si envie de toi, je t’ai
ordonné de satisfaire mon désir, mais tu ne voulais pas
aller dans cette profondeur où j’ai peur
d’être seule et maintenant il m’est difficile d’écrire toi.

la distance est une porte
derrière laquelle un mur a été construit. mon souffle gratte
la terre couvrant mes racines
mais il n’y a pas de fissure, j’inspire, profondément, j’expire, doucement, j’inspire j’expire j’explose,
mais rien, mais mur et mur et silence.

j’ai besoin de toi, toi je veux dire n’importe qui
qui un jour a su m’ouvrir,
ne le prends pas trop personnellement,
toi je veux dire toi. parce que mon souffle est trop court parce que mes mots sont faits d’argile.

si je méditais en silence pendant
une journée entière, peut-être mon souffle percerait un trou dans mon bassin mais voilà
octobre et sa lumière plus courte, voilà l’impatience
capitaliste, voilà la peur et le souvenir de la chambre d’hôpital où est morte ma grand-mère tu me disais

nachts...da haben
wir die blumen immer rausgetragen aus dem zimmer,
auf den balkon, denn die konsumieren den sauerstoff.
und in der früh nicht, tagsüber, weisst du.*

puis tu es partie, margaretha.

à côté de mon lit, sur la table,
une photo de ma grand-mère, un rose
vibromasseur,
et un livre de méditation. entre les trois
la tige trop courte de mon souffle.

*
[la nuit, nous avions
toujours sorti les fleurs de la chambre, sur le balcon, elles consomment l’oxygène,
mais pas le matin, pas la journée, tu sais.]

tout ce qui semblait évident vendredi, 3 avril 2020, 18e jour

tout ce qui semblait évident hier s’enroule à présent
autour d’un point d’interrogation

le journal du matin faire l’amour
revoir ta grand-mère de l’autre côté de l’océan

tu apprends à pleurer mais vers l’intérieur

déconfinememt

7 octobre 2020, une station de métro

La confiance n’exclut pas le contrôle.
Proverbe russe

je descends les marches à la bouche du métro.

j’entre dans le wagon, les portes se ferment, contrôle
des titres
de transport.
je n’ai pas de ticket, je panique.

ainsi commence ma descente.

dans les entrailles de la ville dans le ventre de la terre les couloirs sont
longs noirs

étroits.

pas une fenêtre de ciel pour libérer les oiseaux de la cage de mes côtes.

rien de vert ne pousse ici.

je descends je descends.

ils ferment les frontières personne ne vole plus.

je respire mal derrière mon masque mais je respire.

des chants
crépitent sous mon cuir chevelu, trop proches et trop loins à la fois.

les lumières néon
sont une armée de jouets cassés

rouges jaunes violets

rouges rouges rouges.

j’ai envie de saigner j’ai envie de vomir
mais les portes restent fermées,
contrôle de frontières.

la lune est un tambour lointain et invisible.
tu n’es pas seule ma soeur, tu n’es pas
seule.

chaque voyageur dans cette rame est une douleur
enfouie dans mes veines chaque passager
passe.

quand j’avais trois ans mon père a fui la roumanie
communiste vers un pays inconnu il a vécu
trois ans sans nous
dans une petite chambre sans lumière au-dessus
d’un magasin de meubles dans une grise ville du nord
de l’allemagne.
ma mère ne chante plus dans la voiture. à chacun sa prison,
à chacun sa valise, à chacun son train.

quand ma grand-mère a été déportée
à dix-sept ans dans un goulag en ukraine le train s’est arrêté
dans une plaine enneigée et les déplacés
ont dû
continuer leur voyage pieds nus.

quelque part quelqu’un a ouvert une fenêtre
quelque part une musique s’est perdue en janvier.

ta voix devient plus sombre plus profonde,
lumière qui se couche et touche presque le cœur.
ton chant fend
les volets de mon âme
ton chant fend toutes les portes ton chant
fend mon chant.

tout me traverse à présent, tout passe
mais laisse nulle trace.

à chacun son feu à chacun sa neige
à chacun son espace.

j’échappe aux contrôleurs, traverse les couloirs sans traces, je remonte
les marches du métro.

tu pleures toujours sous terre
mais orphée
ne peut aider eurydice.

à chacune sa descente solitaire à chacun sa montée
solitaire.

je démasque ma bouche. j’ouvre ma bouche.

au bout de ma langue au cœur de la flamme je cherche ton nom :

sssssshhhhhhhh…..

 

Entretien avec Clara Regy

Dans notre premier échange, je vous ai demandé comment aborder notre questionnaire afin de le coudre à votre convenance. Votre réponse fut si riche et multiple que je choisis de vous demander tout simplement ce qui vous a menée à/vers l’écriture... Cette réponse nourrira sans doute les questions suivantes.

Ce qui m’a menée à la poésie, c’est sans doute le silence. Le silence de ma mère d’abord, le silence des personnes, mon propre silence. La poésie est pour moi une forme de traduction d’autres langues, du langage corporel, des regards, du toucher. Comment dire la sensation d’une main sur une épaule  ? Il ne suffit pas de désigner ces parties du corps, il faut que les mots se touchent, que le silence entre eux soit comme la distance entre la main et l’épaule.

Vous parlez du corps, de votre lien si intime au corps en général, -ai-je compris- pensez-vous que le lien à l’écriture puisse lui aussi être physique, charnel  ?

Je suis très sensible à la musique et au rythme, à la mer. Quand je suis sensible à un poème, je le ressens d’abord à ma respiration, elle descend plus dans mon ventre. Quand je lis à voix haute certains poèmes, cela me touche physiquement. J’imagine que c’est pour cela que les gens prient. Un poème qui touche l’autre vient d’un endroit très intime et profond et fait descendre l’autre dans cet espace qui est physique, charnel, animal. Cet endroit n’a rien de rationnel, on n’y accède pas avec l’esprit seul. Mais étant assez intellectuelle d’abord, je n’ai pas pu avoir accès à cet endroit sans l’échelle du langage, organisé, rationnel, grammatical. Paul Celan parle d’une “grille de parole”. Pour moi la poésie est cette grille qui fait apparaître ce qui passe à travers les trous.

“L’intime m’entraîne à parler de l’espace, peut-être indirectement aussi aux pays, aux frontières, aux langues que l’on choisit  ? Qu’on nous impose, transmet  ? Qui peuvent nous manquer”  : je pense à l’évocation des grands-mères... Que direz-vous  ?

Je suis obsédée par les seuils et les frontières, concrètes ou symboliques. Où s’arrête mon corps, où commence celui de l’autre  ? Où s’arrête ma langue, ou commence l’autre  ? J’ai deux langues maternelles, mais j’ai choisi d’écrire dans une langue étrangère. Quelque chose se passe entre les différentes langues présentes dans un poème. Souvent je traduis mes poèmes, et c’est seulement dans l’autre langue que le sens de ce que je voulais dire m’apparaît. Je ne suis jamais sûre quand j’écris, dans aucune langue, c’est comme si je marchais sur un lac gelé. Mais j’ai envie d’assumer cette fragilité, cette étrangeté. Il y a un également aspect politique dans ce choix. J’adore les accents, les différences, les langues brisées. C’est en ce sens aussi que ma langue porte mon histoire, celle de mes grand-mères, de ma famille. Mais elle porte également mon avenir, ma nouvelle langue, ma poésie.

Quels auteurs vous semblent essentiels  ? Cette question habituelle vous plaira sans doute...

Rainer Maria Rilke, Anaïs Nin, Paul Celan, Bob Dylan, Leonard Cohen, Anne Carson, Maggie Nelson, Mahmoud Darwich, James Baldwin…la liste est longue.

Et pour finir la «  subsidiaire  »  : définissez la poésie en 3 mots, pas un de plus  !
souffle, échelle, présence

Bibliographie

Certains de ces poèmes ont été publiés dans l’anthologie 2020 de la revue Triages et font partie d’un premier recueil en élaboration. D’autres publications dans les revues Place de la Sorbonne (mai 2019), Verso (septembre 2018), A l’index (n.37), L’allume-feu (n.2), Are We Europe et Arènes (divers numéros), Le festival permanent des mots (n.20), Poésie/première (n.27), Blätter der Rilke-Gesellschaft, Traversées (n.91) et dans le recueil collectif Masques, corps, langues. Les figures dans la poésie érotique contemporaine, chez Classiques Garnier.


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