Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Camille Loivier

mardi 23 octobre 2018, par Cécile Guivarch

Extraits de Rentrer dans la terre (inédit)

(hivers)

la fin de l’hiver est peut-être le seul moment de l’année où l’impression que je garde du jardin correspond à ce qu’il est ; terre grise aux arbres dénudés, rivière rapide, joncs secs, lumière pâle

  

dans le jardin d’hiver
perdu au milieu des terres endormies
des branches nues sous le ciel gris sont seules

  

enchevêtrées, elles attentent la sève
souples sous les vents forts
bois mort qui tombe

  

le vent a détaché
les brindilles au bout des branches
fragiles et sèches, entremêlées
il a fait de l’arbre une forme plus simple
moins offerte aux nids

  

un tas de fagot
quelques brindilles brun clair
de l’arbre
par terre
en vrac

  

les feuilles séchées se décomposent
ce qui reste entre lentement dans la terre
est-ce pour elles une différence
une feuille perdue dans un feuillage
une feuille perdue dans la terre

  

(j’aimerais rentrer dans la terre)

mettre les mains dans la terre
est-ce cela pour les doigts      pousser

  

— ce qui fait effort vers le vide et s’élève en nuit —

  

tu creuses un coin
depuis des années à l’abandon
tandis que je ramasse un peu de terre ductile

  

à force de se pencher ou de chercher vers le bas
ce qu’il y a d’obscur
quelque chose remonte qui se prolonge en soi
pesanteur qui aspire depuis le fond
à cette masse compacte que seuls traversent les ombilics

  

tu aimerais rentrer dans la terre
mais comment   que trouverais-tu de repos
rentrer à l’intérieur de ce qui ne se laisse pas briser
continuellement reconstituée dans le remuement

  

les pattes qui excavent de chaque côté du mufle taupier
trouve l’air   et le poil soyeux brille
tu creuses les monticules percés menant aux galeries
les attrape à la main
très vite elles sortent pour replonger aussitôt

  
  

quand l’odeur de la terre noire, fine, pauvre des jardins de ville monte après la pluie, je perçois le tout début de ce que pourrait être le besoin d’y pénétrer

  

j’aimerais rentrer dans la terre
est-ce pour l’opacité
de disparaître dans le calme du soir
ombre qui glisse
s’enfonce à l’intérieur du sol par paliers

  

ou bien s’agit-il d’épaissir
d’être si lourde que l’on ne puisse plus se soulever
---- se suffirait-on d’être une herbe

  

on s’enfonce vers la chaleur profonde du sol
vers les tout débuts
vers les milliards d’années accumulées par strates
contenant des ossements des coquillages des villes
entières  des formes de vies oubliées  abandonnées

  

c’est dans l’hiver du jardin
qu’il existe encore un retrait
un monde assouvi

  

j’aimerais rentrer dans la terre dans son silence
basculer dans une sorte d’évanouissement
car le mouvement doit être souple sans contrainte

  

l’envie de rentrer sous terre
(je peux la comprendre)
se faire petite   disparaître
quand il n’y a plus d’autre moyen pour se fuir

— la terre s’ouvrirait et l’on pourrait passer —

  

on voudrait ne pas être vue
on ne se laisserait pas traverser par un regard qui vous perce à jour
— si l’on pouvait —
tant le poids d’une pensée vous enfonce

(hivers)

jardin où l’on se retire
où l’on s’enfonce   en soi-même

  

— c’est la fin de l’hiver et la sève s’attarde dans le froid —

  

maintenant les brins d’herbe les tiges me traversent
— au milieu des branches —
cherchent profondément dans ce qui est endormi
rampent sur le sol les mains accrochées au lierre
(mais la plainte à peine audible du bouvreuil ne doit pas me retenir
dans la rumeur des feuillages)

(rentrer dans la terre)

— l’indifférence des feuilles aux feuilles passées —

ont-elles enregistré le passage des oiseaux
il reste des plumes au bord de l’eau
le vent a soufflé

ce sont les champignons dessus la terre
car c’est dans la terre qu’il faut aller

j’enfoncerai la main
jusqu’à ce que les ongles soient noirs
et que l’odeur d’humus transpire sous la peau


Entretien avec Clara Regy

Lorsque l’on vous connaît — un peu —, on « sait vos liens » avec l’Asie. Pouvez-vous nous en dire davantage et nous ouvrir aussi à vos travaux de traduction ?

L’Asie, pour réduire un peu, l’Asie de l’est, la Chine, un petit détour par le Japon, et maintenant, amplement, Taïwan. Personne autour de moi ne m’avait parlé de ces pays que j’avais déjà posé mon doigt sur la carte du monde en me disant c’est là que je vais aller. Personne ne m’en avait donné le goût ni l’envie. J’avais, cependant, voyagé, déjà, en Egypte, en Inde, enfin au Japon, mais ce voyage je ne l’avais pas fait à pied comme Alexandra David-Neel, ni à dos d’âne, mais « à livres ». La lecture m’avait donné des jambes. Point commun à ces trois premiers pays d’origine ? L’écriture. Une écriture non-alphabétique. Sortir des vingt-et-une lettres filiformes de l’alphabet et quitter ma ville dite de naissance, c’était pareil. Au bout du compte, du trajet donc, j’ai été retenue par la langue chinoise, la seule langue silencieuse, la seule qu’il n’était pas nécessaire de prononcer à haute voix pour l’entendre, mais qui était vivante, qui n’était pas langue morte, comme on appelle nature morte les choses qui vivent en silence. C’est donc le silence du chinois qui est d’abord entré dans ma langue d’écriture, son silence écrit, plein à craquer d’histoires compliquées et entêtantes, et donc d’abord par la lecture, puis par la traduction en ses tâtonnements successifs, avant que je ne remonte à la surface, au jour présent, pour écouter enfin les bruits de la langue chinoise des rives de Taïwan et de ses poésies contemporaines.
Traduire fait donc partie de mes travaux d’écriture, avec parcimonie, car cela exige un effort physique important, puissant, que l’on ne peut pas se permettre souvent. Traduire est comme une lecture en trois dimensions, à rebours, remontant le courant des mots jusqu’à leur source. L’auteur que je traduis le plus est le romancier taïwanais Wang Wen-hsing, le traduire, puis ensuite, ensuite et surtout, réfléchir à sa manière propre d’écrire, ont certainement profondément modifié ma propre manière d’envisager l’écriture, et cela continue. Chaque arête à gravir mérite une pause (au sens musical). Chaque question que le texte pose me renvoie à moi-même. Pour cette raison c’est à la fois un travail qui accompagne l’écriture personnelle et la détourne. On ne pourrait en abuser.

Dans votre poésie, on découvre en filigrane, avec des mots somme toute sans violence, votre volonté de donner la parole « au monde végétal », prouver combien son respect est essentiel, vital.
Le poète a-t-il un rôle important dans cette « lutte », les mots sont-ils des « armes » efficaces ?

On a longtemps cru à la continuité du règne végétal et animal y compris l’être humain, avant leur séparation, leur opposition même. L’âme traverse le corps qui en tant qu’enveloppe en est la seule identité. C’est sur cette continuité que je prends appui, à laquelle s’ajoute la continuité avec le règne minéral, du vivant au non-vivant, que j’emprunte cette fois au monde chinois. Dans ces poèmes, j’interroge le fait d’être une plante ou d’en avoir la mémoire en soi. Ecrire sur le monde végétal-animal impose une première chose, que ce ne soit pas que des mots, qu’il y ait de la vie derrière, une expérience. Ce n’est pas simplement le mot « fleur », « arbre », « jardin », avec tous les symboles qui les composent et nous unissent aux poèmes du passé. Toute la difficulté est là ; quand on écrit, les êtres vivants se désincarnent. Comment écrire sur une plante, sur un jardin. J’ai fait une première tentative dans Joubarbe. Ou plutôt ayant émis le souhait d’écrire sur un jardin, c’est en réalité une joubarbe qui a poussé dans une cour de ville, à la place. Ici, c’est une deuxième tentative, et l’on peut dire que c’est une sorte de deuxième échouage, car il n’y a pas vraiment de jardin dans ma vie, ou de plantes dans ma vie. Et les mots se détournent alors d’eux-mêmes vers ce qu’ils connaissent et peuvent aborder. Quand on écrit sur une plante, il faut la regarder longtemps. Ce n’est pas simplement passer dans un jardin, voir des fleurs et repartir, non, à chaque fois, c’est passer du temps avec la plante, tenter de réunir les conditions d’un apprivoisement réciproque, puis tenter d’en garder la mémoire, car il y a toujours nécessairement un moment où l’on doit se séparer, se quitter un moment, disparaître un moment l’une pour l’autre ; accepter de la voir disparaître et de la voir renaître.
Comment parler du jardin quand on vit en ville, au dessus d’une allée d’arbres (sterculiers, marronniers, tilleul) dans son manque lancinant. Ce qui reste dans la pensée — dans les mots mêmes, ce ne peut pas être le jardin, le jardin que l’on vit, que l’on voit, mais c’est son manque qui reste. Et le manque du jardin qui me reste en mémoire, quelle que soit la saison, c’est le jardin en hiver. Dépouillé de toutes ses densités, de toutes ses plénitudes, et de la chaleur, et de la brise, et du soir.

Les femmes — leur difficulté à se tailler un destin à leur hauteur — surgissent aussi, très souvent dans vos textes ! Un autre « pan » important de votre écriture ?

Dans la suite de ce qui a été dit précédemment, partons de l’hypothèse avancée par Francis Hallé dans son Eloge de la plante, les femmes se sentiraient plus proches des plantes. Plus végétales, donc, plus susceptibles de se suffire d’un pot, de se laisser transporter, de végéter. Se perçoivent-elles comme une rose ? Qui pique, qui se flétrit après avoir resplendi et qui doit accepter bien vite de se laisser cueillir à défaut de quoi elle regretterait. À ce portrait, inachevé, on peut se rendre compte que l’on ne peut traiter de ce « sujet » à la légère, en jonglant et en échappant aux clichés et aux idées reçues. L’écriture poétique est peut-être alors une manière de détourner les mots, de les façonner pour tenter de leur faire dire autre chose, de retrouver, en arrondissant leurs angles, quelques fibres, anciennes, esseulées, quelques traces de ce qui a disparu, recueillir un peu de cette part de nos tissus (hommes ou femmes confondus) de ce que l’on a pu appeler la part féminine ; qu’avec ce mot, cet adjectif au féminin, on va très loin, déjà, l’atmosphère change, des sourcils se froncent, on trébuche, on n’a rien dit et c’est déjà, trop ------

Pour unir l’acte d’écrire à la lecture de l’« autre », quels auteurs vous accompagnent ou vous ont accompagnée, inspirée peut-être ?

Alors, justement, il y a une distance qui s’est créée, qui a fait qu’il n’était pas possible d’admirer, que quelque chose résistait, mettait en doute : si tel auteur du passé, classique, loué de tous, écrivait tel ouvrage considéré comme un chef-d’œuvre et que néanmoins il pût s’égarer sur un certain point, un léger scrupule à son égard apparaissait, le faisait dégringoler de son piédestal, et ce définitivement. Comme modèle, il ne restait donc... personne. (Bien sûr, je mens un peu). Donc aucun écrivain ou poète ne pouvait avoir ma faveur. Uniquement des femmes, et que des étrangères.
D’abord Emily Dickinson, l’unique à flotter au-dessus des masses par son silence et son exactitude. Puis Tsvétaïéva, Akhmatova, Szymborska, mes chères, mes tendres aux noms imprononçables, Bishop, Moore, Christensen, et récemment grâce aux vivifiantes traductions de Valérie Rouzeau, Plath. Je n’oublierais pas He Shuangqing, Ling Yu ou Yosano Akiko, Cela valait donc la peine de vivre, et d’écrire puisque d’autres l’avaient fait et Woolf et l’irremplaçable Mansfield. Quant à celles qui écrivent en langue française de nos jours, et qui accompagnent tous mes jours d’écriture, ce sont mes amies, mes sœurs.

Et pour clore, la question habituelle, et sans doute naïve : si vous deviez définir la poésie en trois ou quatre mots quels seraient-ils ?

Je me contenterais de deux : mémoire et sensibilité.
Le.a poète.sse a longue mémoire. Concernant cette dernière, pour se souvenir elle remonte jusqu’à sa naissance, et avant même sa naissance, jusqu’à la vie dans le ventre de sa mère et avant, dans le temps d’avant, dans le corps et dans l’histoire des femmes d’avant, familières ou étrangères. Elle ravive la mémoire de celles-là qu’elle n’a pas connues mais qui ont laissé leurs empreintes dans la fibre de mémoire commune, et qui cherchent une voie pour exister encore.

Celui ou celle qui se souvient est forcément sensible. Elle entend. C’est l’oreille qui est la première source. Après le toucher, et après le goût. Vient l’ouïe. L’ouïe fine rend sensible, peureuse, humble, nerveuse, triste et vive, heureuse d’un rien. Toujours sur le qui-vive, aux aguets, tel l’oiseau, tel l’animal. La plante ne l’entend pas de cette oreille, faut-il l’ajouter. Besoin de silence pour apaiser, immobiliser ce qui a été mis en mouvement pour capter les bruits du monde, être à l’écoute de ce qui se passe en dehors et en dedans de soi. Tout cela permet d’écrire.


Camille Loivier a publié des recueils de poésie, dont dernièrement, Eparpillements chez Isabelle Sauvage, Joubarbe (Potentille), La terre tourne plus vite (Tarabuste), elle a aussi publié dans différentes revues (Dans la lune, Petite, Europe, RBL, N4728, Remue.net, Rehauts). Elle a dirigé Neige d’août, revue de poésie consacrée au lyrisme et à l’Extrême-Orient, de 1999 à 2016. Traductrice du chinois et particulièrement de littérature taïwanaise, elle a notamment traduit le romancier Wang Wen-hsing, ainsi que les poètes contemporains Hung Hung, Hsia Yu et Leung Ping-kwan.


Bibliographie

Poésie

  • Élégie à une pinsonne, Éditions Caractères, 2005
  • Il est nuit, Éditions Tarabuste, 2009
  • Enclose, Éditions Tarabuste, 2011
    * Wang Wen-hsing, Contre-Allées, 2011
  • Hôpitaux, avec des gravures d’Ena Linderbaur, Approches, 2013.
  • Ronds d’eau, Tarabuste, 2014.
  • Connaissanc(e)s, avec des gravures de Jeanne Lesage, Isabelle Sauvage, 2014
  • Joubarbe, couverture de Nélida Nérida, Potentille, 2014
  • La terre tourne plus vite, Tarabuste, 2016
  • Eparpillements, Isabelle Sauvage, 2017

Anthologie

  • Voix intermédiaires, anthologie de poésie contemporaine, Remue.net, 2016
  • Couleurs femmes, Le Castor Astral, Le Nouvel Athanor, 2010
  • Littérature & poétiques, 2006-2011, La Maison des Littératures, 2011
  • Enfances, regards de poètes, Editions Bruno Doucey, 2012

Écrits avec la photographie

  • « La photographie est une sensation tactile », texte accompagnant Tracés d’Ariadne Breton-Ourq, Atelier de Visu, Marseille, 2008
  • « Se dévide fil après fil » in Yannick Lecoq, Avec mes yeux/Mit meinen Augen, Editions En Forêt/Verlag Im Wald, 2007
  • Immobile et sans façon, Sur une photographie d’Ariadne Breton-Ourcq, Filigranes, 1998

Publications en revue
Europe, Dans la lune, Le Nouveau Recueil, N4728, le Préau des collines, Revue des Belles Lettres, Nouveau Délit, Contre-Allées, Sarrazine, Remue.net, Rehauts …

Écrits avec le théâtre

  • Les quatre frères de la lune 1997
  • Adaptation poétique des Métamorphoses d’Ovide, 1998
  • Le rêve du papillon, texte poétique pour le théâtre jeune public Praxinoscope, 2002
  • Prunes vertes et cheval de bambou, 2014

Traductions

  • Hung Hung Le passe-muraille, Circé 2018
  • Anthologie de poésie chinoise, époque Qing, Gallimard, La Pléiade, 2015
  • Dossier « Poésie taiwanaise de facto », Revue Europe, 1022-1023, juin-juillet 2014
  • En ces jours instables, Leung Ping-kwan, Hong-Kong, 2012.
  • La structure de l’iki de Kuki Shûzô, P.U.F, 2004.
  • Les nuages noirs s’amoncellent, Chen Ming, Zulma 2004, réed. Presse Pocket
  • La fête de la déesse Matsu, Wang Wenxing, Zulma 2004.
  • Dossier poésie du Nouveau Recueil, septembre 2004.
  • Wang Wenxing, Processus Familial, Actes Sud, 1999.

Photographie : Michel Durigneux


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