Terre à ciel : On dit que la traduction est un art difficile. Quel est votre avis ? En quoi est-ce que cela est difficile ?
Roselyne Sibille : Oui, la traduction poétique est un art difficile pour toutes sortes de raisons.
D’abord parce que la langue poétique contourne la syntaxe et associe les mots de façon inhabituelle afin de créer des images nouvelles, des rythmes inattendus qui créent un choc sensible. L’émotion et l’ambiance d’un poème tiennent aux mots employés et comment ils s’agencent entre eux (rapport de sens et de sons). Ce travail d’écriture joue avec les assonances, allitérations et musicalité de la langue d’origine et il n’est parfois pas possible de trouver un équivalent dans la langue d’arrivée sans détourner trop le poème. Il y a forcément une perte. L’enjeu est, au delà du sens bien sûr, de rester le plus possible dans l’atmosphère du poème.
Un poème traduit ne doit pas être l’ombre déformée du poème d’origine à cause d’une traduction trop littérale, mais un nouveau poème dans la langue de traduction. Un nouveau poème le plus proche et fidèle possible à « l’essence » du poème d’origine. Or, les langues n’ont pas les mêmes « consistances ». Le poème a les réactions les plus sensibles à ces modifications de consistance dues à la traduction. C’est pourquoi les grands traducteurs sont poètes eux-mêmes.
Enfin, la traduction poétique demande une proximité de sensibilité entre le traducteur et l’auteur. C’est pourquoi il est intéressant pour les deux -quand ils sont contemporains- de se connaître !
Sabine Huynh : Oui, la traduction est un art difficile, et la traduction littéraire, que j’essaie de pratiquer principalement, l’est peut-être encore plus, parce que la traduction de poésie demande extrêmement de rigueur, et exige que le traducteur soit aussi poète : le résultat est un poème écrit dans la langue cible et il faut qu’il soit à la fois un reflet fidèle du poème original, une réinterprétation, et une nouvelle création.
Cela dit, je pense comme Walter Benjamin que « la vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original » (La Tâche du traducteur, 1923), c’est-à-dire que le traducteur doit s’efforcer de rester fidèle au style de l’auteur qu’il traduit, au lieu de vouloir à tout prix écrire dans une belle langue. Quand je traduis un poète, je cherche d’abord à cerner son style, afin de ne pas effacer ce qui en fait la singularité (les anaphores et les épiphores dans les poèmes de Leah Goldberg par exemple, qui pourraient aisément être considérées comme des répétitions malheureuses, ou le style particulier d’Uri Orlev, poète à treize ans au camp de Bergen-Belsen). Ainsi, je vais écrire en français exactement sur ce qu’écrivait le poète que je traduis, tout en gardant ceci en tête : comment ce poète, avec son style bien à lui, aurait-il dit cela en français s’il l’avait écrit directement dans cette langue-là où il l’a écrit ? C’est une règle à laquelle je m’efforce de ne pas déroger, même si elle ne facilite pas ma tâche, mais je t’avoue que plus c’est difficile, plus j’aime traduire !
Cependant, la traduction doit évidemment pouvoir se défendre toute seule en tant que « bon » poème dans la langue d’arrivée, et pour cela, le traducteur doit écrire avec son corps. Je veux dire par là que le traducteur doit ressentir en lui ce que l’auteur a ressenti lors de l’écriture de son poème. Il existe des moyens pour se mettre en condition, si je peux m’exprimer ainsi : se plonger dans des archives, s’immerger dans une musique et des images particulières, ou dans ses propres souvenirs et expériences, si tant est qu’ils sont analogues à ceux de l’auteur, bref, habiter le corps tendu ou tremblant de l’auteur qui écrit, le corps du texte en définitive.
Outre le fait que le cœur du traducteur bat au rythme de celui de l’auteur, la respiration se fait si possible au même rythme (d’où l’importance de toujours (re)lire à voix haute). Traduire est une tâche très physique : on ne traduit pas qu’avec un cerveau pensant et des doigts pianotant un clavier, mais aussi avec ses yeux, son souffle, avec tous nos sens en fait. Si le sentiment de solitude qui étreignait l’auteur que je traduis pendant qu’il écrivait ne tord pas mes propres boyaux au moment où je réécris son texte dans une autre langue, c’est que je ne suis pas en phase et qu’il est préférable que j’attende, pour reprendre plus tard. C’est comme l’amour.
Je m’aventure peut-être un peu loin ici et j’aimerais préciser que j’adhère tout de même à la formule tears blur the picture (« les larmes rendent l’image floue »), énoncée par je ne sais plus quel théoricien anglo-saxon de la littérature pour dire que les sentiments empêchent une approche (et une critique) objective du texte. En traduction littéraire, l’équilibre nécessaire entre objectivité et subjectivité n’est pas facile à obtenir.
Terre à ciel : Est-ce qu’en tant que poète la traduction est pour vous une nécessité pour votre propre travail d’écriture ?
RS : La traduction me permet de m’interroger sur chaque mot et d’observer comment il interagit à l’intérieur du poème d’origine. Je découvre des ouvertures et des profondeurs dans ma propre langue confrontée aux possibilités d’une autre langue. Ou bien j’aperçois les limites de ma langue et cela m’emmène vers la recherche d’autres passages pour l’écriture.
De plus, les images utilisées par le poète appartiennent parfois spécifiquement à sa culture. Rencontrer ces images est comme un voyage. Les glissements de sens se font entre les mots du poète, et un autre vocabulaire qui ne correspond pas exactement à ce qu’il sous-entendait dans sa langue. Chaque langue porte un monde culturel… C’est passionnant.
SH : Oui, plus je traduis, plus je me rends compte que la traduction est de plus en plus essentielle à mon travail d’écriture. La poète et critique littéraire ukrainienne Oksana Zabuzhko pense que « pour un poète la traduction est aussi nécessaire que la pratique des gammes pour un musicien » (dans la revue The Poetry Review, 2009) et je partage son avis. J’essaie de traduire tous les jours au moins un poème pour le plaisir, c’est-à-dire un poème que personne ne m’a demandé de traduire. Cela me procure une respiration et un souffle, une inspiration parfois aussi. Je ne le tape pas forcément, je peux traduire sur des bouts de papier, ou directement dans le livre que je suis en train de lire, dans la marge, ou dans ma tête.
Selon Yves Bonnefoy, « trop s’aventurer en soi sans plus écouter [...] les autres, c’est se vouer à la solitude [...] » (propos d’Yves Bonnefoy sur le travail de traducteur, dans La Communauté des traducteurs). Traduire de la poésie c’est avant tout lire de la poésie, et écrire de la poésie sans en lire est impensable, non ? Tout est lié, la traduction, l’écriture, tout se nourrit et se répond, dans un continuum, une relation dialogique, comme dirait Bakhtine (je me permets de simplifier à outrance ici, bien sûr).
Terre à ciel : Comment choisissez-vous les auteurs que vous traduisez ?
RS : J’ai été invitée en décembre 2010 à participer à un atelier de traduction poétique en Inde, organisé par « Literature across frontiers », et le German Book office. J’ai donc traduit les poètes indiens qui faisaient partie de cet atelier et écrivent en anglais (et d’autres poètes que j’ai ensuite rencontrés en Inde). Nous avons passé dix jours ensemble pendant lesquels nous parlions des traductions pour les préciser et les ajuster ensemble.
[Une anecdote concernant un de mes poèmes : lors de l’atelier de traduction, Arjun Bali traduisait un de mes poèmes en hindi. Il a buté sur ce vers « »Une araignée hésite son tiret d’or dans l’invisible« en me disant : »En hindi, nous n’avons pas de ponctuation : le mot « tiret » n’existe pas. C’est à l’arrivée des anglais en Inde que nous avons découvert la ponctuation de l’Occident." Il a cherché avec la poète Sampurna Chattarji comment rendre cette image du tiret qui hésitait dans la lumière.]
Depuis, je traduis préférentiellement des poètes indiens (de l’Inde) écrivant en anglais et particulièrement Karthika Naïr. J’apprécie beaucoup leur façon d’utiliser l’anglais. Je rencontre chez eux un imaginaire et une sensibilité très différents de ce que nous connaissons en Europe, qui m’enchantent.
Deux exemples ici :
Koyamparambath Satchidanandan : http://www.terreaciel.net/Koyamparambath-Satchidanandan#
Priya Sarukkai Chabria : http://www.terreaciel.net/Priya-Sarukkai-Chabria#.Ve2ONX2uq9Y
SH : Pour ma part, le choix se fait presque toujours avec le cœur. Je crois que tout comme on lit de préférence les poètes qu’on aime, on traduit aussi les poètes qu’on aime, sinon on ne parvient pas à les comprendre, ou du moins, si on n’aime pas tout, il faut au moins que l’on soit convaincu, par leur sincérité, leur message, leur cause s’ils en défendent une, etc. Il m’arrive de tomber sur un poème ou un recueil de poèmes qui me plaît énormément, je commence à le traduire, je m’enthousiasme et m’enflamme, j’écris alors à l’auteur (s’il est encore en vie), je lui envoie une ou deux traductions et lui demande s’il aimerait que je le traduise. Il arrive aussi que je traduise quelqu’un parce que je crois en sa cause et je désire m’y rallier (quand j’ai le temps je me tourne vers le travail de poètes contemporains iraniens dissidents, comme Merhdad Arefani, par exemple, ou vers celui de poètes femmes en Israël, et de poètes palestiniens, dont je ne connais pas assez la poésie). Ou bien je vais traduire un auteur que j’admire et dont le travail est méconnu en dehors de son pays. Il m’arrive également d’être contactée par des auteurs, ou par des personnes qui souhaitent utiliser la poésie d’un certain poète pour un spectacle, une performance... Ils me contactent notamment parce qu’ils ont lu mes traductions déjà publiées ou des extraits sur mon site (www.sabinehuynh.com). Des revues me contactent aussi. Je n’accepte de traduire que si le travail du poète me plaît assez. Il arrive enfin qu’un poète que j’ai traduit une fois pour une revue me demande ensuite de le traduire davantage. Souvent, un poète que vous avez traduit vous demandera de continuer à le traduire et à mon avis c’est une aubaine.
Et comme je l’ai dit plus tôt, je traduis sans cesse pour le plaisir, des poèmes qui me plaisent et me parlent, peut-être avec le désir de m’approprier ces mots, parce que j’ai la certitude que j’aurais pu les avoir écrits, ou que je les ai déjà pensés. Je précise que j’ai une préférence pour la poésie écrite sur, pendant, ou dans la Shoah, sans doute à cause de mon histoire personnelle (je suis une enfant de la guerre du Viêtnam).
Terre à ciel : Lorsque l’on traduit, comment cela se passe au niveau de l’édition ?
RS : Mes traductions sont publiées dans des revues en ligne (Asymptote, Pratilipi, Terre à ciel). Vous pouvez retrouver facilement un certain nombre de ces traductions sur mon site : roselynesibille.com
SH : Au niveau de l’édition, ce qui s’est passé jusqu’à présent est que soit l’auteur que je traduis (ou son agent) a déjà une idée en tête, soit je propose moi-même un extrait de l’ouvrage traduit à un éditeur lorsque j’ai terminé (si l’auteur est encore en vie, je lui demande toujours son accord). Je peux choisir l’éditeur moi-même, ou le faire avec l’auteur. Il est aussi arrivé qu’un éditeur me commande des traductions. Comme il est nécessaire de publier sur la Toile, je propose souvent mon travail à des revues littéraires en ligne. Je propose également des textes à des revues papier, ou alors elles m’en demandent. Il existe d’excellentes revues d’arts, de littérature et de traduction qui sont intéressées par des traductions, en France et ailleurs, revues papier ou numériques, comme Terre à ciel, Terres de femmes, Temporel, Retors, Recours au poème, The Poetry Review, TraduzioneTradizione, Cyclamens and Swords, Margutte, Herm ?neus, The International Literary Quarterly, etc. (on peut y trouver mon travail).