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Yona Wallach, traduite de l’hébreu par Sabine Huynh

vendredi 4 janvier 2019, par Sabine Huynh


Yona Wallach est née en 1944 et a grandi dans la ville de Kiryat Ono (Israël), près de Tel Aviv. Un cancer du sein l’a emportée en 1985. Elle a commencé à écrire vers l’âge de huit ans, après avoir lu Le Journal d’Anne Frank, et à publier dans les années soixante. Elle faisait partie à Tel Aviv du cercle des « Poètes de Tel Aviv », qui gravitaient autour du poète Méïr Wieseltier et qui étaient actifs dans les deux plus importantes revues littéraires israéliennes de l’époque, Akhshav et Siman Kri’yah (qui ont notamment publié des poèmes de Miri Ben-Simhon, dont nous avons déjà présenté le travail dans Terre à ciel). Sa poésie, à la fois par son contenu et sa forme, a défié les canons poétiques de l’époque. Elle a dit que « l’écriture a deux visages. Elle peut te détruire comme te construire. Et si tu ne sais pas t’en servir, elle peut tout brûler, comme le feu ». Sa personnalité eccentrique et extravertie, ainsi que son mode de vie libertaire (scandaleux pour les bien-pensants, à cause de sa sexualité libre et de sa consommation de drogues), ont contribué à faire d’elle la figure de proue d’une poésie révolutionnaire, anti-conformiste, anti-dogmatique, blasphématoire et plutôt rock and roll. Elle écrivait d’ailleurs les paroles des chansons de groupes de rock qui l’accompagnaient dans ses lectures (elle a dit dans un entretien : « Il est très facile d’écrire des chansons, il suffit d’aimer assez la musique et soi-même. Il faut s’aimer, car si on ne s’aime pas, on ne parvient pas à exprimer ce qu’on ressent... Tout ramène à l’amour de soi »). À la fin des années soixante-dix, Yona Wallach a remporté plusieurs prix de poésie, dont le prestigieux Prix d’Israël pour la Poésie, en 1978. Elle a publié quatre recueils de son vivant et son travail a été traduit dans de nombreuses langues. Ses poèmes, mystérieux, livrés dans un langage familier et fluide emprunté à la rue, un langage se détachant nettement de l’hébreu biblique du « Peuple du Livre » (et de sa poésie « nationale », calme et lyrique, qui ignorait la souffrance, la maladie, la folie, le sexe – la poésie de Bialik, par exemple, « ce gros imbu de lui-même », dixit Yona Wallach), mêlent les souvenirs d’enfance, la parapsychologie et une parole féministe débridée voire provocative, « machiste », à l’image de son poète préféré, David Avidan (elle aimait aussi Baudelaire et Whitman). Sa langue est un flux très dynamique, au rythme haché (qui reflétait sa diction rapide et saccadée), une poésie pour l’oreille. Yona Wallach n’avait pas peur de la dissonance, des écarts. Cette poète qui n’avait pas sa langue dans sa poche écrivait comme quelqu’un qui n’avait rien à perdre et qui se fichait de toutes les conventions, sa poésie n’était donc pas facile d’accès. Sa syntaxe est brisée, les accords de genre ne sont pas toujours respectés. Rien n’est posé comme absolu et uni dans sa poésie, tout y est fragmenté, intuitif, expérimental, en mouvement constant, transgressant les limites. La brièveté des mots et des phrases en hébreu permet bien de traduire cette scansion particulière, alors que la traduction française ne le permet, hélas, que dans une moindre mesure.
(Sabine Huynh, janvier 2019)


Un oiseau

Un oiseau chantait
mais pas sa propre chanson
un autre chantait dans sa gorge
modulait une mélodie étrangère
que l’oiseau ne connaissait pas
ne sachant pas que c’était un autre air
qu’un autre que lui parlait dans sa gorge
il a toujours cru que c’était lui
au début il a eu un peu peur
puis ça lui est passé
ça l’a laissé indifférent
puis frivole et pas sérieux
combien ? comme si c’était lui
qui faisait de l’œil aux passants
dénué de toute identité
mais sans se lier à quiconque
car privé de sa propre voix
sa voix volait sans retenue
et parlait dans une autre gorge
qui ne savait pas non plus
qu’un autre parlait dans sa gorge
un autre
et lui aussi ça l’a laissé indifférent
ça l’a rendu pas sérieux
et même sa voix à lui s’est envolée
et a parlé dans une autre gorge
et ainsi de suite
ainsi de suite
chaque voix
parlait dans une gorge
différente
et personne
ne savait
qui
il était.


Jonathan

Je cours sur le pont
et les enfants après moi
Jonathan
Jonathan qu’ils appellent
un peu de sang
juste un peu de sang pour couronner le miel
j’accepte d’être piquée
mais les enfants réclament
et ce sont des enfants
et je suis Jonathan
Avec une feuille de glaïeul ils me tranchent la tête
avec deux feuilles de glaïeul ils ramassent ma tête
dans une feuille de papier crissant ils enveloppent ma tête
Jonathan
Jonathan qu’ils disent
Pardonne-nous vraiment
on t’imaginait pas comme ça.


Fraises

Tu viendras coucher avec moi
vêtue d’une robe noire
parsemée de fraises
coiffée d’un chapeau sombre
décoré de fraises
et tu porteras un panier de fraises
et tu me vendras des fraises
Tu me diras d’une voix ténue et douce
fraises fraises
qui veut des fraises
tu ne porteras rien sous ta robe
Plus tard
des ficelles te tireront vers le haut
apparentes, ou pas
elles te déposeront
directement sur mon sexe.


Cornelia

En pleine nuit le diable
apparut et dit à Cornelia
que l’heure était venue et Cornelia
était molle et pourtant elle devait
Cornelia et le diable s’en allèrent
en pleine nuit cueillir des orties
le diable se fatigua et renonça
Cornelia attrapa un urticaire et cueillit
on aurait vraiment pu croire
que Cornelia était une diablesse rouge
au matin les gens lui firent ça
car ils la prirent pour une diablesse rouge
et Cornelia l’ignorait
toujours elle crut qu’on lui faisait ça
parce qu’elle était Cornelia.


Mon père et ma mère sont partis chasser

Mon père et ma mère sont partis chasser
et moi je suis tout seul
mon père et ma mère chassent dans des terrains merveilleux
et moi je fais quoi

Mon père et ma mère sont en train de chasser
mon père et ma mère chassent des bêtes féroces
ils n’ont jamais chassé de bêtes rigolotes
comme des blaireaux ou des lapins

Mon père et ma mère chassent dans des terrains glorieux
et je m’ennuie et sombre dans la paresse
mon père et ma mère sont d’éternels chasseurs
et moi je suis à la maison, c’est quoi une maison

Le passé de mon père et de ma mère
ne leur sert à rien quand ils chassent
et moi aussi je suis relégué au rôle d’un memento
toujours plus beau que son référent.


Inspiration

C’est la divinité blanche
la chose blanche
et la bourrique blanche
la viscère blanche
la langue blanche
l’émotion blanche
typique
de ce moment
c’est la tortue blanche
c’est l’action blanche
l’action la plus blanche
pas l’homme blanc
l’action la plus blanche
mais non
non non non
c’est la brume blanche
c’est l’œil blanc
c’est la blancheur de l’inspiration totale
la liberté qui entoure d’un blanc pâteux
c’est le bonheur blanc


Jamais plus je n’entendrai la douce voix du dieu

Jamais plus je n’entendrai la douce voix du dieu des dieux
jamais plus elle ne passera sous ma fenêtre
tomberont de grosses gouttes dans les grands espaces un signe
le dieu ne passe plus par ma fenêtre
comment pourrai-je encore voir son doux corps
plonger dans ses yeux ne plus redescendre recueillir
des regards fileront comme le vent dans l’univers
comment évoquer cette beauté sans pleurer
les jours traverseront ma vie comme des frissons dans le corps
près d’éclats de souvenirs de caresses que brisent davantage les sanglots
l’air s’enchante de la forme de ses gestes quand il se meut
jamais plus la voix du manque ne passera le seuil
quand l’homme ressuscitera tel ses morts dans les souvenirs, comme l’existence
si seulement son doux regard pouvait rester près de mon lit je pleurerais.


Mon corps était plus sage que moi

Mon corps était plus sage que moi
sa résilience était moins grande que la mienne
il disait assez
quand je disais encore
Mon corps
mon corps s’arrêtait
quand moi je continuais
Mon corps ne pouvait pas
il ployait
et je me suis levée il fallait que je m’en aille
et mon corps après moi.


Phylactères

Viens
ne me laisse pas
le faire seule
fais-le avec moi
pour moi
fais tout
ce que j’ouvre
ouvre-le
pour moi
je mettrai des phylactères
je prierai
toi aussi enroule
les courroies autour de moi
attache mes mains
joue sur moi
promène-les avec délice
sur mon corps
frotte-les avec force
contre moi
excite chaque parcelle
de ma peau
jusqu’à ce que je défaille
promène-les sur mon clito
attache-moi par la taille
que je jouisse vite
joue sur moi
attache mes mains mes pieds
fais-moi des choses
contre mon gré
retourne-moi
sur le ventre
et fourre les phylactères
dans ma bouche
tire sur les rênes
monte-moi
je suis une jument
tire ma tête vers l’arrière
jusqu’à ce que je crie de douleur
et que tu jouisses
ensuite je les poserai
sur ton corps
sans cacher mes intentions
oh mon visage sera si cruel
je les promènerai lentement
sur ton corps
très très lentement
autour de ton cou
je les promènerai
je les enroulerai
plusieurs fois
autour de ton cou
d’un côté puis de l’autre
je les attacherai
à quelque chose de stable
de lourd surtout
de rotatif peut-être
je tirerai et tirerai
jusqu’à ce que ton âme te quitte
jusqu’à ce que je t’étrangle
complètement avec les courroies
qui s’étirent sur toute la longueur
de la scène
et à travers le public
médusé.

(photo : Yona Wallach et Uri Dotan, par Micha Kirshner, 1982)


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