Entretien avec Cécile A. Holdban et Thierry Gillybœuf (dont vous pouvez lire des traductions communes de Mark Strand publiées également dans la rubrique Voix du monde).
Terre à ciel : Comment en êtes-vous venus à traduire ?
Thierry : C’est par hasard, à vingt ans, à cause d’un poème de Cummings dans le film de Woody Allen, Hanna et ses sœurs. Il n’avait jamais été traduit en français, c’était un poème d’amour que je voulais traduire pour la fille dont j’étais amoureux à l’époque ; c’était un peu comme une épreuve arthurienne, car j’étais mauvais en anglais, et c’est là que j’ai découvert que l’anglais n’était pas cette langue morte que l’on m’avait enseignée au lycée. Je n’avais jamais pensé que j’en ferais d’autres, il m’a fallu des semaines pour traduire ce poème. Par la suite, j’ai acheté le dernier recueil en anglais de ce poète, que j’ai essayé de traduire pendant des mois et des mois. Cela me faisait penser à une énigme mathématique à résoudre : démonter la mécanique du langage, c’était très stimulant. C’était aussi, à cette période, une démarche sans doute un peu présomptueuse, ce qui peut s’avérer préjudiciable à la traduction. Et de fil en aiguille, il y a eu comme une contagion, et j’ai traduit de plus en plus, de l’anglais et de l’italien.
Cécile : À quinze ans, je suis volontairement partie de France pour continuer ma scolarité dans un lycée hongrois, une sorte d’îlot linguistique créé dans un monastère en Allemagne pour les enfants des Hongrois exilés, étant moi-même en partie d’origine hongroise. J’aimais déjà beaucoup la poésie, j’y ai été familiarisée dès la petite enfance par ma famille maternelle hongroise : la poésie, le chant, l’oralité sont profondément ancrés dans cette culture.
J’ai redécouvert cette langue autrement, je pensais, rêvais dans les deux langues, je faisais sans cesse des parallèles, des comparaisons. Plus je lisais la littérature hongroise, plus j’avais envie de faire des passerelles entre ces langues si différentes. La découverte d’un poète, Sándor Weöres, m’a alors profondément marquée. J’ai commencé, tout simplement, sur mes cahiers de lycéenne, à traduire quelques aphorismes, les phrases que j’aimais, pour les envoyer à mes correspondants français. Ensuite, des poèmes courts… Et puis j’ai tout arrêté à mon retour en France ! J’ai repris il y a quelques années à peine, il m’a fallu du temps pour prendre confiance en ma capacité à tenir ce rôle de passeur.
Terre à ciel : Pourquoi traduire ?
Thierry : C’est mon côté judéo-chrétien : je fais pour autrui ce que j’aimerais qu’on fasse pour moi ! Pour partager ce qu’on a aimé, en espérant que d’autres feront la même chose dans des langues qui nous sont inaccessibles. C’est aussi un exercice de style. Apprendre à écrire en traduisant. C’est mettre en pratique la méthode du gueuloir de Flaubert, c’est être attentif à la fois au rythme, au sens au souffle, aux sonorités. C’est une façon de participer à la communauté universelle de la littérature, d’en être un petit rouage. Quand on traduit, en particulier un texte ou un auteur inédit, on tisse de nouveaux liens, des espaces à vivre en donnant à entendre une voix nouvelle qui contribue à un meilleur dialogue entre les intelligences et les sensibilités.
Cécile : Dans le cas spécifique du hongrois, c’est parce que c’est une langue très particulière, endémique, qui compte peu de locuteurs, une dizaine de millions. Cette langue est totalement différente du français, d’origine finno-ougrienne, elle n’a assimilé que peu de termes d’origine latine, elle est très rythmée, chantante, c’est aussi une langue agglutinante comme l’inuit ou le japonais, on peut, grâce à cette particularité, construire une phrase en un mot, et créer des néologismes à l’infini (ce qui en fait une langue très inventive et extraordinairement imagée en poésie).
Ce sont des caractéristiques qui rendent sa traduction en français ardue, mais extrêmement stimulante. En outre, la littérature hongroise est très riche, avec une tradition poétique populaire importante, comme dans de nombreux pays. J’ai un lien très fort avec cette langue, il y a aussi une sorte de responsabilité, en tant qu’hungarophone à diffuser, transmettre, faire connaître et rayonner cette langue.
Mais plus généralement, c’est un dialogue avec le monde, dialogue avec la poésie. Lorsque je lis un poème, qu’il me parle, un univers s’ouvre à moi. Le traduire, c’est une façon de répondre à ce que cet univers opère en moi.
Cela peut être aussi par coup de foudre pour un auteur, son existence, le paysage de ses mots.
Ainsi, lorsque j’ai découvert l’œuvre de la Néo-Zélandaise Janet Frame, j’ai eu d’abord envie de tout lire, de tout connaître de sa vie… Et je me suis alors rendue compte que ses poèmes n’étaient pas traduits en français. Traduire sa poésie me permet d’entrer plus profondément encore dans sa vision d’écrivain et de poète, d’une façon très intime, sororale. Cela la fait revivre, c’est une intense et très belle expérience.
Terre à ciel : Quel est l’apport de la traduction dans votre propre écriture poétique ?
Thierry : Je n’écris hélas ! plus de poème depuis des mois, mais j’essaie de toujours traduire de la poésie. Cela m’est indispensable. La poésie incarne la vitalité de la langue. Et j’aime à m’y ressourcer. Il y a forcément une influence sur ma façon d’aborder le langage, de le construire, mais elle s’exerce en parallèle avec ma pratique de la lecture. Mais je reste convaincu que traduire de la poésie est une sorte de discipline, au sens quasi religieux, de l’écriture poétique.
Cécile : J’ai commencé à écrire avant de traduire.
Au départ, lorsque je me suis vraiment lancée dans la traduction d’une façon régulière, mentalement, je séparais complètement les deux activités : je travaillais très différemment la traduction et l’écriture. La traduction avait un côté ludique, cérébral, analytique, c’est aussi un véritable exercice de concentration, une gymnastique de l’esprit, surtout pour moi qui suis plutôt dispersée. L’écriture venait, coulait plus naturellement, dans un flou, une intuition qui se sculpte et se cisèle. Puis, plus il y a eu de textes traduits, plus j’ai senti combien cela avait d’importance, et influait sur mon travail d’écriture. Comme par porosité. Traduire, c’est être au plus près du texte, et parfois plus près du texte que l’auteur lui-même. Disons qu’on scrute les articulations sonores, rythmiques, métaphoriques, langagières du poème, qui peuvent être intuitives chez leur auteur.
Finalement, cette concentration nécessaire à la traduction, qui doit se faire dans l’écoute attentive, permanente d’un souffle hors de soi, mais que l’on assimile afin de pouvoir l’exprimer d’une autre façon, sur le versant d’une autre langue, est devenue aujourd’hui presque essentielle : on s’approprie (en toute humilité) un texte, un auteur, ce qui fait sa richesse et les particularités de son écriture, quel meilleur moyen d’élargir le regard poétique, le langage, d’apprendre l’ouverture ?
Lorsqu’on traduit, on lit en revivant, en réinventant la parole d’un autre.
Et traduire, contrairement à ce que l’on pourrait être tenté de croire, c’est maîtriser la langue vers laquelle on traduit mieux peut-être que la langue d’origine, afin de pouvoir restituer aussi précisément que possible toutes les subtilités de la syntaxe et du sens.
C’est une réflexion perpétuelle sur l’évolution et la vie du langage. Sur ses infinies possibilités et variations.
Par l’immersion et les merveilleux dégagements qu’elle permet, la traduction est devenue pour moi un acte essentiel dans mon chemin d’écriture. Je me laisse toujours porter par ce jaillissement spontané qui est à l’origine du poème, mais je suis plus attentive, plus à l’écoute des harmonies entre les sons, les images et les rythmes qui font l’équilibre d’un poème.
Bio-bibliographie de Cécile A. Holdban (Vous pouvez lire des poèmes inédits d’elle sur la page qui lui est consacrée dans la rubrique « Un ange à notre table » de ce même numéro).
Hongroise d’origine, Cécile A. Holdban a passé son enfance entre France et Allemagne. Curieuse des rapports entre les langues, de la linguistique, des arts plastiques, de l’histoire naturelle, passionnée des paysages et des mots, après divers études et voyages, elle devient libraire et poursuit parallèlement son travail en écriture et en traduction.
En 2011, l’un de ses poèmes est sélectionné pour l’anthologie de poésie contemporaine de la revue littéraire « Terres de Femmes ».
En 2012, elle publie un premier recueil aux éditions L’Échappée Belle.
En 2013, elle publie que un recueil de haïkus en 2013, aux éditions La Part Commune, Un nid dans les ronces, plusieurs traductions de Weöres Sándor en revue (Variations…), et sur des sites en ligne consacrés à la poésie (Terre de Femmes, Poezibao…). Elle anime également des rencontres littéraires autour de la poésie dans la région parisienne.
En 2014, elle traduit une anthologie de Jószef Attila, aux éditions Le Temps des Cerises, Le Mendiant de la beauté et des textes inédits de Karinthy Frigyes aux éditions du Sonneur, Tous sports confondus, publie poèmes et traductions de l’anglais et du hongrois dans plusieurs revues et anthologies de poésie.
Actuellement, elle prépare un volume consacré à Weöres Sándor pour la collection « Orphée » aux éditions de La Différence, des traductions de poésie anglo-saxonne du vingtième siècle (Janet Frame, Mark Strand), des traductions de nouvelles et d’essais philosophiques du hongrois (Béla Hamvas, Frigyes Karinthy, Dezsö Kosztolányi) pour différentes revues et éditeurs, ainsi que plusieurs recueils de poésie.
Bio-bibliographie de Thierry Gillybœuf
Entomologiste de formation, il a d’abord enseigné en pays mauriacien, puis il est entré dans une administration militaire.
Il a contribué à une centaine d’ouvrages, chez une vingtaine d’éditeurs et sous une dizaine de pseudonymes différents. Il participe à l’organisation de deux colloques à Cerisy et collabore à plusieurs revues : Europe, Le Nouveau Recueil, La Polygraphe, C.C.P., Friches, Po&sie, Le Matricule des Anges, etc. Il publie en 2006 une plaquette de poèmes aux éditions Sac à Mots..
Il est le traducteur de nombreux écrivains et poètes anglais, américains et italiens (Pico Iyer, E.E Cummings, Wallace Stevens, Marianne Moore, William Carlos Williams, Les Murray, Salvatore Quasimodo, Italo Svevo, Leonardo Sinisgalli, Rudyard Kipling, Henry David Thoreau, Ralph Waldo Emerson, Eugenio De Signoribus, Fabiano Alborghetti, Dereck Walcott, Herman Melville, etc.)
Il est, d’autre part, l’auteur de préfaces et d’ouvrages critiques.
Plusieurs ouvrages collectifs ont paru sous sa responsabilité autour de Remy de Gourmont (Cahiers de l’Herne), Georges Perros (La Termitière), et E.E. Cummings (Plein Chant) notamment.
Autres Publications :
La création poétique de Rémy de Gourmont : Du symbole au Jammisme Rumeur des Âges, 1994 - Thornton Wilder, Belin, 2001 - Rémy de Gourmont, Les Cahiers de l’Herne no 78, 2003 - Georges Perros, La Part Commune, mai 2003 - Henry David Thoreau, Le célibataire de la nature, Fayard, 2012.