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La chasse au lièvre, un poème de Margaret Cavendish traduit par Sabine Huynh

mercredi 15 juillet 2020, par Sabine Huynh

Margaret Cavendish était une artistocrate anglaise (duchesse de Newcastle), philosophe et femme de lettres très prolifique, née en 1623 et morte en 1673. À son époque, les femmes qui écrivaient et publiaient le faisaient sous un pseudonyme masculin, ou de façon anonyme, afin d’être lues. Elle fut l’une des premières autrices anglaises à publier sous son propre nom, ce qui lui valut d’entendre ses détracteurs dire que son époux, de plus de trente ans son aîné, était le véritable auteur de ses textes, et de se faire traiter entre autres d’eccentrique, d’arriviste, d’ambitieuse et de folle (elle fut surnommée « Mad Madge », « Margot la bargeot »).

Le premier livre de Margaret Cavendish, Poems and Fancies, fut publié en 1653. Assemblage de poèmes, d’épîtres et de proses, Poems and Fancies était surtout concerné par ses doutes et ses craintes quant à la réaction de la critique, à cause du fait qu’elle était une femme, par les ravages de la guerre, et par les droits des animaux, dont elle prenait la défense avec ferveur, en écrivant notamment contre la chasse à courre, un sport couramment pratiqué par les membres de sa classe. Écrire contre la chasse revenait à écrire contre sa classe, un acte courageux et inédit, surtout pour une femme de son époque.

Les travaux philosophiques de Margaret Cavendish furent réunis dans l’ouvrage Observations upon Experimental Philosophy (1666). Ils tournaient autour de la nature et furent pris au sérieux par la Royal Society (la Société royale de Londres pour l’amélioration des connaissances naturelles), faisant d’elle la première femme à être invitée à participer à ses réunions.

En plus de son autobiographie, sa correspondance et de nombreuses pièces de théâtre, elle publia également un étonnant livre de science-fiction, The description of a New World, Called the Blazing World (1668), un roman centré sur les femmes et se déroulant dans un « nouveau » monde, un monde parallèle, gouverné par une femme.

« La chasse au lièvre » (en anglais « The Hunting of the Hare ») est un long poème narratif extrait de Poems and Fancies, écrit en Early Modern English, ou anglais moderne naissant, ou encore anglais élisabéthain. Il est encore étudié dans les écoles anglaises de nos jours. Écrit en adoptant le point de vue du lièvre, il porte sur sa poursuite par une meute de chiens de chasse. Un article de la poète américaine Alice Fulton avait attiré mon attention sur l’importance de ce texte qui condamne la nature sanguinaire de l’homme. Fulton, qui se targuait dans son article de ne pas pleurer facilement, avoua avoir été émue jusqu’aux larmes par le sort de ce lièvre, appelé Wat dans le poème (nom couramment donné en Angleterre aux lapins personnifiés) et que dans ma traduction j’ai re-baptisé Jeannot pour les lecteurs francophones.

Sabine Huynh (Tel Aviv, juillet 2020)


LA CHASSE AU LIÈVRE

par Margaret Cavendish

Entre deux mottes de terre labourée Jeannot est étendu,
tapi, son corps aplati à même le sol.
Son museau repose sur ses deux pattes de devant,
ses grands yeux gris regardent de biais.
Sa tête, il la place toujours face au vent :
quand sa queue se recourbe, ses poils se hérissent,
et il peut prendre froid, alors, prévoyant,
il s’assure pour avoir chaud que son pelage reste lisse.
Il se repose du matin au crépuscule,
puis il part chercher sa pitance,
et baguenaude jusqu’à l’aube,
avant de retourner s’allonger dans son terrier.

Mais le pauvre Jeannot fut débusqué dans sa couche
par des chasseurs et leurs chiens surgis là.

À leur vue, il se lève et détale bien vite,
dans l’espoir d’échapper à la meute.
Mais eux, par nature, sont dotés d’un flair
si puissant qu’il leur permet de le suivre à la trace,
et de leur gueules profondes et larges sortent des cris
dont le ciel répercute les échos.
Jeannot, saisi par la peur, pétrifié de terreur,
pense que chaque ombre cache un chien.
Se ressaisissant, il utilise enfin sa tête
pour se distancer de leurs aboiements et se dissimuler.
Sous une motte de terre, dans un fossé sableux,
le pauvre Jeannot s’accroupit, espérant être caché.
Aussitôt assis, se déverse dans ses oreilles
le son des cors de chasse et des hurlements des chiens :
sursautant de frayeur il bondit, puis court
si vite que ses pattes touchent à peine le sol.

Dans un grand fourré touffu il s’enfonça prestement,
là, sous une branche brisée, il se blottit en tremblant ;
et chaque feuille que le vent remuait l’effrayait tant,
que son cœur manquait de lâcher à tout instant.
Il quitta cette planque et fila vers les champagnes,
zigzagant pour tromper leur flair,
et alors qu’ils reniflaient çà et là pour retrouver sa trace,
le pauvre Jeannot, soudain las, ralentit son pas.
Il s’assit sur ses deux pattes de derrière pour se reposer :
ses pattes de devant ôtèrent poussière et sueur de sa face,
à l’aide de sa salive, il essuya si bien ses oreilles
que personne ne put se douter qu’il était poursuivi.
Mais ses beaux yeux gris balayant les alentours
virent les chiens s’approcher de lui à toute vitesse ;
pour Jeannot un tel spectacle fut insoutenable,
la peur souleva son corps et lui donna des ailes.
Bien qu’aussi fourbu qu’avant sa course folle,
la force de son souffle se trouva décuplée.

Comme ces mourants qui croient soudain leur santé revenue,
alors que ce faible regain leur vole leur dernier souffle ;
l’âme cherche à préserver le cœur,
luttant contre la mort, mais la mort l’anéantit.

Ils foncèrent sur lui si vite, en hurlant si fort,
qu’il ne put entrevoir ni espoir ni secours.
Sur ce les vents prirent Jeannot en pitié :
leurs rafales chassèrent son odeur de ce lieu.
Alors tous les museaux se remirent au travail
avec ardeur, chaque narine s’ouvrit en grand,
et les têtes tournèrent comme des girouettes
pour repérer les traces laissées dans l’herbe.

Car l’industrieux jamais ne se relâche,
comme la sorcellerie il ramène les choses égarées.

Mais bien que le vent ait éloigné l’odeur,
la truffe d’un chien affairé la saisit,
il la dépista et se mit à courir en tête.
Les clairons sonnèrent la fanfare, tous se précipitèrent.

Une voix de basse sort de la gorge des chiens courants, grands et lents,
les chiens rapides de la horde renchérissent en ténors,
les petits beagles reprennent quant à eux en sopranos.

Dans les airs la ronde de leurs voix résonnait,
et les soudait pendant qu’ils giboyaient ;
s’ils avaient été doués de parole ils auraient chanté une chanson.
Les cors sonnaient la cadence, les chasseurs hurlaient de joie.
L’air vaillant, bien décidés à mener le pauvre Jeannot à sa perte,
ils éperonnèrent leurs chevaux, qui partirent au grand galop,
franchirent hardiment de profondes rivières et ravines,
risquant leur vie tant ils cavalaient vite,
juste pour assister à la lente mort de Jeannot.
Enfin les chiens parvinrent si près de ses talons
qu’ils plantèrent leurs crocs pointus dans sa croupe.
La tête la première il tomba, les yeux pleins de larmes,
et rendit l’âme. Ainsi mourut le pauvre Jeannot.
Des hommes l’encerclèrent en poussant de telles clameurs
qu’on eût pu croire qu’ils avaient attrapé le diable,
alors qu’ils n’avaient fait que tuer une créature innocente.

Pour chasser nul besoin d’avoir des qualités de brave soldat.
Mais l’homme pense pourtant que plus l’exercice et le labeur
qui le gardent en forme font de dégâts, plus ils sont à louer ;
croyant l’appétit plus grand et les aliments plus nourrissants
et savoureux quand ils proviennent de la chair et du sang.
Quand ils voient des lions, des loups, des ours et des tigres
égorger de pauvres moutons, ils se hâtent de condamner leur cruauté,
toutefois, trouvant qu’il n’y a pas assez d’animaux
à tuer pour leur plaisir, ils souhaitent que Dieu en crée de nouveaux.
Comme si Dieu avait créé les bêtes pour servir de viande à l’homme
et leur avait donné la vie et l’intelligence pour qu’il les mangeât,
ou encore avait voulu que pour son sport et son loisir, l’homme
détruisît ces vies qu’il jugea bon d’engendrer,
et fît de son ventre rebondi une tombe remplie
de cadavres d’animaux occis pour son amusement.

Pourtant l’homme se croit si gentil et si doux,
lui, le plus cruel et le plus bestial de tous.
Si fier, et ne songeant qu’à sa propre vie,
il croit que Dieu lui a donné une nature divine
et que toutes les créatures n’existent que pour servir
ses intérêts et contenter son plaisir de tyran.

(traduit de l’anglais (UK) par Sabine Huynh)


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