Parue aux éditions de l’Ogre en octobre 2017, cette nouvelle traduction des Métamorphoses d’Ovide fera date. Marie Cosnay, écrivain, militante mais aussi enseignante de lettres classiques, nous livre ici le résultat surprenant d’un travail au long cours. L’œuvre monumentale du poète latin (15 livres, 12.000 vers, 246 fables), l’une des plus célèbres et des plus traduites de la culture antique, est restituée ici à la fois avec fidélité au texte d’origine mais également dans une langue verte, énergique et souvent bouleversante, qui veut renouer avec la liberté de ton et d’écriture qui fut celle d’Ovide en son temps.
Frédéric Fiolof s’est entretenu avec la traductrice : petit retour sur un long travail, pour lequel Marie Cosnay vient de recevoir le prix de traduction poétique Nelly-Sachs 2018.
1) Comment en êtes-vous venue à vous lancer dans cette traduction, qui vous a pris dix ans ?
En 2005 ou 2006, je commence à m’interroger sur ce que je fais quand je demande à des élèves (assez jeunes) de traduire des poètes latins. Je suis enseignante de lettres classiques depuis des années. Les enfants traduisent, après les avoir analysés mot à mot, des extraits de Catulle, Virgile, Ovide, Lucrèce. Ils se déprennent de la compréhension globale, de toute compréhension. Il en est de ce morceau de langue comme d’un puzzle mis très hors de soi, au loin. Morceau de langue qu’ils se ré-approprieront – sachant qu’on ne s’approprie jamais une langue. C’est le double mouvement auquel je les pousse, que nous appelons traduire.
Ils en ont du plaisir. Nous lisons leurs traductions, très belles, de poèmes ou d’extraits fort connus de la littérature latine – des formes nouvelles. J’imagine bien vite, en complicité avec l’ARPEL (devenu l’ECLA), l’agence régionale en Aquitaine qui promeut le livre et la littérature, des ateliers de traduction en lycée et collège. Dans le même temps, le bac littéraire reçoit à son programme de Terminale les livres X, XI, XII des Métamorphoses d’Ovide. L’éducation nationale n’a pas pensé à la question de la traduction littéraire de ces livres. Elle s’est rabattue sur des adaptations vite éditées des livres au programme, adaptation d’une des traductions existantes alors des Métamorphoses : celle des Belles Lettres (Georges Lafaye, 1925). C’est dommage, ce sont des versions qui permettent au lecteur d’avoir accès au contenu mais ne lui permettent pas de s’interroger sur la mise en œuvre, dans une matière poétique, de ce contenu. Alors, je m’y suis mise. Les trois livres ainsi traduits seront mis en ligne sur le site Musagora. Les retours que j’ai eus aussitôt, autant des jeunes de Terminale que de leurs professeurs, c’est qu’ils n’imaginaient pas un Ovide si contemporain.
Si contemporain ? Ma traduction se donne comme objectif d’être au plus près de la structure latine. De nombreux travaux universitaires, passionnants, m’ont accompagnée : ceux de Jacqueline Fabre Serris, Séverine Tarantino, Florence Klein, Hélène Vial. J’ai donc plongé dans la traduction des livres X, XI, XII. J’ai laissé passer quelque temps ; je m’y suis remise. J’ai prolongé. Depuis le chant I jusqu’au chant X, que je retrouvais. J’ai fini à la fin du mois de juin 2016. 2) Qu’est-ce qui vous a plus particulièrement touchée dans le texte d’Ovide ?
J’avais pris des habitudes avec Ovide ; je l’entendais autrement qu’au début, je le connaissais comme on peut connaître une langue et un auteur, je le connaissais en toute imperfection, je le connaissais tout en étant de lui très ignorante.
Je comprenais, du moins dans le temps de traduire je croyais comprendre (c’est le genre de croyance qui tombe vite) ce qu’il faisait, comme il passait par dessus les histoires d’Homère et de Virgile, l’air de ne pas y toucher, comme il était sérieux, aussi, contrairement à ce que toute une tradition avait dit de lui, sérieux quand il montrait, en images animées, lentes à souhait ou précipitées, les corps, formes fragiles et peu durables se liquéfier, se rigidifier, prendre poils et surtout plumes, s’amincir, quand il montrait les corps souffrants, à la limite de la vie et de la mort, ni vivants ni morts, autre chose, autre nature, chose et nature souffrante, surtout quand la forme perdait la voix, ce qui arrivait à certains et certaines, événement tragique. Pure perte.
Ce qui n’arrivera pas au poète, dit-il dans le finale.
Immortel en ma meilleure partie, par dessus les astres hauts,
on me portera, mon nom sera ineffaçable ;
partout où s’étend, sur les terres dominées, la puissance romaine,
la bouche du peuple me lira ; j’irai, connu, à travers siècles
et s’il y a quelque chose de vrai dans les oracles du poète, je vivrai.
L’image est très présente dans LesMétamorphoses, que la voix qui dure ou doit durer surplombe, au risque de tragédie, de perte pour de bon, de chute hors de toute forme ; l’histoire de l’art de l’Occident moderne l’a compris, puisqu’elle n’a cessé de puiser abondamment dans cet immense et précieux répertoire de mythes, où les corps sont successivement bi-formes.
3) Au-delà des images, il y a aussi un rapport à la voix, à l’oralité, non ?
En effet, au fur et à mesure de mon travail de traduction, je comprenais autre chose encore, je peux dire que ça a été intuitif au-début : ce texte-monstre (comme dirait Ovide) était plus qu’un incessant livre d’images en mouvement, il était aussi un chant. Je le voulais moi aussi pour la voix. C’est-à-dire : je le voulais à l’oral. Je voulais le faire entendre. Avec Ovide (et après lui ses traducteurs), nous vengeons ces personnages à qui on a pris, après le corps, ce qui reste : non pas une identité pesante, mais le seul moyen de s’en inventer une, incessante, toujours à prolonger – la voix.
Je pense, entre autres, à Écho amputée par Junon, à Philomèle (« le beau chant » !), dont la langue est tranchée par son beau-frère… 4) Dans quel « français » avez-vous voulu traduire ce texte ou avez-vous l’impression de l’avoir traduit ?
Ce n’est pas le même si c’est ton français ou mon français – le mien, par exemple, est inconsciemment teinté de tournures empruntées à l’occitan. Une langue est faite de plein de choses qui ne sont pas de moi mais de ce qui m’entoure : les livres que j’ai lus, que je lis, les chansons, les musiques que j’écoute, les images qui me sont proches, les autres langues que je parle (ou que je ne parle pas, qui m’accompagnent pourtant). Aucune langue n’est un bloc, aucune n’est donnée.
« On ne parle jamais qu’une seule langue. On ne parle jamais une seule langue », dit Derrida dans Le Monolinguisme de l’autre.
Même la langue que je parle, moi monolingue, est composée d’autres, de celles dont je suis privée, de celles qui se sont absentées, sans drame, qui résistent à l’intérieur.
Ovide, écrit une langue qui possède comme toutes les autres, des règles et des codes. Mais ce qu’il crée quand il écrit Les Métamorphoses est novateur, n’obéit pas tout à fait à ces règles et à ces codes (n’oublions pas qu’il a déplu et fini chez les « barbares » roumains, en exil).
Si le texte d’Ovide peut être traduit, ce n’est pas par ce qui en lui est « typique », par ce qui en lui obéit, mais par ce qui est singulier, très singulier, orienté comme ça lui chante, c’est son latin à lui (qui est fait de plein de choses, de grec, de pas mal de Virgile, etc.).
C’est l’originalité que je tente de traduire.
Ce sera toujours la recherche d’un équilibre, précaire.
On écrit toujours, même écrivant dans sa langue maternelle, « de l’étranger » : quelque chose qui est étranger à soi–même.
A combien d’étrangetés et d’étrangers se livre-t-on quand on traduit un texte écrit dans une langue (le latin) qu’on ne connaît pas complètement (puisqu’on n’en connaît que les textes littéraires qu’elle a donnés, qu’on ne connaît pas bien l’écart qu’il y a entre la langue de tous les jours et la langue des textes qu’on traduit), et qu’on le traduit dans une sorte de langue étrangère ?
Une langue à cheval entre plusieurs langues à cheval …
Derrida, encore : « Oui, je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne. » Propos recueillis par Frédéric Fiolof. Les Métamorphoses, (Publius Ovidius Naso) Ovide. Traduit du latin par Marie Cosnay. Texte latin établi par Georges Lafaye. Préface de Pierre Judet de La Combe. Postface de Marie Cosnay. Éditions de l’Ogre, 2017 – 528p. Écoutez Marie Cosnay parler de ce travail de traduction sur France Culture.
Actéon métamorphosé en cerf par Diane. Gravure de Virgil Solis, 1563 (collection spéciale, Université de Glasgow). Le monde est revenu. Quand il le voit vide,
quand il voit les terres désolées faire un profond silence,
Deucalion, avec des larmes, dit à Pyrrha :
« Ô ma sœur, ô ma femme, ô unique survivante,
toi à qui une même famille, l’origine de nos pères
puis le mariage m’ont uni, maintenant les dangers nous unissent.
Des terres que voient le couchant et le levant,
nous restons le seul peuple. La mer possède le reste.
Nous ne pouvons pas encore nous fier à la vie
avec certitude. Encore les nuées terrorisent ma pensée.
Si sans moi tu avais été arrachée à la mort,
malheureuse, comment ferais-tu ? Comment, seule,
supporterais-tu la peur ? Qui consolerait ta souffrance ?
Moi, crois-moi, si l’océan te prenait
je te suivrais, ma femme – et l’océan me prendrait.
Oh, si je pouvais refaire des peuples avec l’art
de mon père et verser des âmes dans la terre façonnée !
Maintenant le genre humain, c’est nous deux.
Ainsi l’ont voulu les dieux, nous restons seuls échantillons des hommes. »
Il dit et tous les deux pleurent. Ils veulent prier la force
céleste et demander de l’aide aux oracles sacrés.
(Ovide, Les Métamorphoses, Livre I, extrait de « Deucalion et Pyrrha ». Traduction : Marie Cosnay.)
Persée délivrant Andromède du monstre marin. Gravure de Virgil Solis, 1563 (collection spéciale, Université de Glasgow).
(Page réalisée grâce à la complicité de Sabine Huynh.)