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Quatre poètes irakiens : Aya Mansour, Ali Thareb, Kadhem Khanjar et Mazin Mamoory

mardi 3 avril 2018, par Cécile Guivarch

En ce début d’année, quatre poètes irakiens viennent d’être publiés en France. Une femme et deux hommes. L’un aux Editions Lanskine traduit de l’arabe par Antoine Jockey qui a également traduit le poète publié aux éditions Plaine Page, les deux autres aux Editions des lisières, traduits par Souad Labbize. Ces quatre livres frappent, remuent, nous arrachent le cœur. Dans chacun d’eux les mots guerre, sang, cadavre, sont présents à chacune des pages. Loin les fleurs, les roses, le vent qui remue dans les arbres ou le coquillage que l’on met à l’oreille pour entendre la mer. Ici un enfant est suspendu (mort) au sommet d’un pylône électrique, les tombes sont arrosées par les larmes des mères, les maisons n’ont plus de vitres ou des enfants ont perdu un bras. La poésie est brute et violente. Ces écritures évoluent au cœur de la guerre, il est difficile d’écrire le monde beau et il est impossible de le faire car l’urgence qui anime ces quatre poètes, c’est bien de rendre compte de la violence de la guerre, de son absurdité aussi. Ils disent l’indicible. Ils appartiennent pour au moins deux d’entre eu, à un collectif de poètes, la Milice de la culture, qui dénoncent l’horreur des pratiques de Daesh par le biais de la performance. Ainsi, ils se déplacent sur les traces de l’EI. Quatre auteurs révélés en France grâce à leurs traducteurs et ils nous permettent ni de fermer les yeux, ni de rester insensible aux conflits qui se perpétuent dans un pays qui pourrait nous paraître loin mais qui n’est qu’à quelques milliers de kilomètres de la France. Il s’agit donc d’Aya Mansour, Ali Thareb, Mazin Mamoory et Kadhem Khanjar.

Seule elle chante, Aya Mansour, Editions des Lisières, traduit de l’arabe par Souad Labbize

Aya Mansour écrit dans un pays où les morts « n’ont pas eu l’occasion de rester dans le vent ». Elle écrit pour les mères qui arrosent leurs petits de leurs larmes. Dans son écriture, elle mêle les images habituellement belles à l’horreur de la guerre. Cette poésie n’est pas destinée à sublimer la terre mais bien à rendre compte du désastre. Née en 1992, Aya Mansour est née et a grandi avec la guerre et sait de quoi elle parle lorsqu’elle évoque cette « boucherie humaine » qu’est son pays. La mort s’étale sur les trottoirs. Son écriture est directe, urgence de dire, sans taire. Ainsi, sa poésie lance des flèches. Certain de ses poèmes sont très courts, presque des haïkus, d’autres sont plus longs et s’étalent sur la page. Aya Mansour aurait peut-être aimé « goûter aux jours exquis », mais il y a « le hurlement de l’avion », « les bruits de bombardements et de balles ». Les anges sont présents dans ce livre mais ils sont épuisés et impuissants face à la mort. Elle n’hésite pas à transformer ses poèmes en « morceaux de viande », car c’est ainsi son quotidien. Elle vit dans la mort, alors rien ne peut être édulcoré. Ses mots, mêmes, se heurtent à la violence.

Migration

Le poumon du pays qui
souvent poursuit l’air
pour le voler
court désormais
de son plein gré
vers la mer
et tombe entre ses mains
comme un mort

*

Egarées

Dans les rues de notre ville
les chemises marchent seules
à la recherche de leurs propriétaires
pendus nus
dans l’armoire du cimetière

Un homme avec une mouche dans la bouche, Ali Thareb, Editions des Lisières, traduit de l’arabe par Souad Labbize

La poésie d’Ali Thareb est plus imagée que celle d’Aya Mansour. Elle semble d’abord plus douce mais rend compte de la même manière de la violence de la vie, ou plutôt de celle de la mort. Ali Thareb ne compte ni les vers, ni les syllabes, il se sert de ses doigts pour compter ses amis morts. Il utilise des images assez inattendues, pour nous lecteurs français. L’idée du sang est très présente, pas seulement celui des blessés et des morts mais aussi celui de la filiation. L’idée des racines également, avec cette image forte : « racines de la maison », lorsque l’on connaît les possibilités de l’exil. Si cette poésie semble plus douce, il n’en est pas moins que les personnages qui apparaissent au fil des poèmes ont des membres en moins, qu’on entend les explosions des bombes. Difficile d’être poète en Irak, « le poète dont on se moque tous les jours » : la poésie est dans la mort, dans les bombes et l’horreur. Ali Thareb écrit ainsi : « J’attire l’attention à travers mes textes, sur le lieu du crime, sur le sang. J’essaie constamment d’ouvrir notre mort quotidienne avec toutes ses facettes, sur les limites du mot, le mot qui passe non pas comme une rose mais comme une balle ». Voici ce qui résume sa poésie, mais aussi la poésie d’Aya Mansour ou de Mazin Mamoory.

La mort nous menace chaque jour
et jusqu’ici nous n’avons rien commencé
ainsi sommes-nous depuis l’enfance
pas une fois je n’ai vu entre tes mains autre chose
qu’une poupée sans jambes
tu m’auras vu tant de fois
tirant des pierres sur mon cerf-volant
pendu aux câbles électriques
j’aurais tant aimé dessiner des cœurs
avec la buée
quand tu étais face à moi à la maison
une fenêtre nous séparait
mais nos fenêtres n’avaient plus de vitres

Cadavre dans une maison obscure, Mazin Mamoory, traduit de l’arabe par Antoine Jockey, Editions Lanskine

Un peu à la manière d’un journal, on suit le quotidien de l’irakien qui vit sur une terre dévastée, dans le désordre. Le parallèle se fait entre le désordre de la maison et celui de l’extérieur avec « arbres calcinés par le soleil : le bruit des explosions et la suie de leur fumée colorée ». Cela tape fort avec Mazin Mamoory, car « toutes les choses que je trouve sur mon chemin hurlent ». Quotidien et souvenirs se mêlent à l’horreur de la guerre. Les associations d’images s’assemblent et créent un effet d’écriture inattendu et inhabituel pour les lecteurs que nous sommes. Par exemple : « Je sors dans la ville et laisse mes doigts sur la porte. » L’horreur est dite et en même temps souvent détournée. Ainsi « chaque arbre est un mot, chaque oiseau un point en mouvement ». Le poète est témoin de la guerre, des membres déchiquetés et des ruines. Il se voudrait rassurant mais montre aussi l’impuissance face au désastre : « ne t’inquiète pas, mère, nous ne faisons que mourir ». Et l’espoir de continuer de vivre : « Je vis au jour le jour / ainsi la vie ne finira pas ».

Alors que nous marchions dans la rue
Les cadavres rampaient vers nous
Des voitures transportaient les morceaux éparpillés des gens
Il n’y a pas de temps pour fuir
Ejecté par le souffle des explosions, mon corps a été scotché au mur
On dit que c’est une guerre confessionnelle et cela justifie tout
N’importe quel sunnite peut tuer n’importe quel chiite

[…]

Ma présence en Irak signifie que je suis en conflit avec les autres

[…]

Mais je ne me suis mis d’accord avec personne sur autre chose que de marcher dans la rue

Marchand de sang, Kadhem Khanjar, Plaine page

Kadhem Khanjar s’adresse à lui même : « Cela fait des mois que je dis à Kadhem : tu devrais écrire sur l’amour ou les beaux sentiments, car le sang et les cadavres ça n’a pas de fin », mais Kadhem écrit la guerre et le sang, il écrit ses amis morts, ceux dont les photos en uniforme militaire sont sur les murs dans la rue. « Pourquoi es-tu pressé d’écrire sur lui, Kadhem ? » Est-ce parce qu’il ne pourra plus tenir la main de son camarade en allant à l’école ? Il s’agit ici d’une urgence d’écrire, sur l’absurdité des voitures piégées et de la guerre, celle-ci qui fait verser le sang et coupe les têtes. Kadhem en rit aussi dans certains de ses poèmes, un rire nécessaire comme si mourir de rire serait préférable. Il y a de la dureté dans sa poésie. Il n’hésite pas à prendre les couteaux, à déchirer son livre lors de la performance à laquelle j’ai assisté à la maison de la poésie de Nantes. Dureté mais aussi une grande sensibilité, une grande tendresse. Né en 1990, Kadhem n’a connu que la guerre. Quand on lui demande pourquoi il reste dans son pays, il répond en quelques mots qu’il ne peut envisager de quitter l’Irak car c’est là-bas que sa poésie existe. Il fait partie également de la Milice de la Culture

Amir Ali Jawad

Ta photo est haute en couleur
Ton visage bien rasé et souriant
Tu te tiens debout dans ta tenue militaire
Zn bas, à droite, la sourate d’al-Fatiha
A gauche, on peut lire : martyr, heureux et héros
Et encore plus bas : mort le 7 novembre 2015

*

On a collé ta photo sur le mur face à notre maison
Exactement à l’endroit où tu m’attendais chaque jour
Pour aller à l’école

*

On n’a récupéré que la moitié de ton corps
La maison était piégée

*

De ses mains trempées de larmes, ta mère se frappe le visage devant la photo
Chaque jour
Et chaque jour
Je prends ta main sur la photo
Et je pars à l’école

Ainsi, ces quatre poètes irakiens sont engagés. Ils écrivent, témoins des horreurs, de l’indicible. Ils écrivent pour leurs parents, leurs amis, leurs enfants. Ils écrivent autre chose que l’amour, mais avec beaucoup d’amour pour les leurs. Ils sont quatre poètes mais ne forment qu’un tant ils sont unis par le même quotidien.

Cécile Guivarch


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