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Une autre Aurélia, Jean-François Billeter, par Françoise Delorme

jeudi 5 octobre 2017, par Cécile Guivarch

7 juin 2013 Le bonheur présent
communique très vite avec le bonheur
passé. Coalescence.

Jean-François Billeter

Jean-François Billeter, éminent sinologue suisse, auteur de livres documentés, passionnés et passionnants sur la Chine, l’art chinois de la calligraphie, Thouang-Tseu et la philosophie, la traduction de la poésie classique chinoise, critique acerbe du relativisme culturel, vient de publier deux petits livres étonnants. Le premier, Une rencontre à Pékin, relate de curieuse manière, à la fois discrète et très précise, sa rencontre dans les années 60 de celle qui deviendra sa compagne de longues années, Wen, jeune chinoise médecin. Je ne parlerai pas de ce livre presque dérangeant par sa justesse qui anéantit tous les clichés ignorants de la Chine, surtout sur cette époque peu connue par l’occidental moyen. Composé sans notes (perdues, pas conservées ou pas écrites même), ce livre s’écrit comme le souvenir vient, revient, comme l’oubli troue la fine toile de notre mémoire. Il retrace une rencontre improbable dans un monde à la fois naïf et cruel, où individu et collectivité ne sont pas au diapason.

Si je veux parler d’Une autre Aurélia, le second, qui est un livre de deuil - Wen est décédée en 2012 - , c’est parce que ce recueil de notes choisies (parmi des écrits datés de 2013 à 2017) m’a bouleversée et m’a semblé particulièrement poétique. La référence à Nerval n’y est pas pour rien, sûrement, la pudeur et la sincérité de ces fragments, si bien pesés, a fait le reste. A la fin de ce petit livre, il écrit :

Je repense à Gérard de Nerval (1808-1857). Dans Aurélia, il a entrepris de rendre exactement compte des dérèglements qui se sont produits « dans les mystère de son esprit ». [...] Son récit, qui est resté inachevé, a été tiré de l’oubli par les surréalistes. Il avait d’abord songé à l’intituler Le Rêve et la Vie - qui se sont mêlés chez lui de façon fatale. Le rêve l’a emporté. En serait-il allé autrement s’il avait été attentif aux opérations salvatrices que j’ai observées et les avait laissées s’accomplir ?

Jean-François Billeter raconte lui aussi de nombreux rêves, qui tous lui permettent de traverser l’immense douleur du deuil, quoique parfois il s’agisse plutôt de cauchemars où il n’est jamais à sa place et n’a pas fait ce qu’il faut. Ces rêves offrent leur tissu affectif complexe pour parler de cette femme, si aimée, de ses relations avec elle, pour inventer un nouveau tissu, où s’entremêlent des fils parfois un peu effilochés et d’autres d’une grande résistance :

15 janvier 2017 : Jacques D. m’envie de voir Wen dans mes rêves, car il ne voit jamais Martine, qu’il a perdue à l’époque. Je l’envie parce qu’il la voit très vivement et très concrètement de jour, [...] Mais la voit-il ? Percevoir une présence n’est pas voir. Dans mes rêves d’ailleurs, je ne vois pas vraiment Wen. Il s’agit d’autre chose.

Cette autre chose - vécue dans le rêve, les rêveries éveillées aussi, et les réflexions qui en naissent - figure plus une nouvelle spatialité et une autre temporalité où peut se développer une autre manière, plus intime, plus vaste et peut-être plus vraie, de rencontrer le monde, les autres, de s’en souvenir, de leur donner vie en nous, en tous cas plus à même de produire une plus sûre lucidité :

Dans Aurélia, Gérard de Nerval note qu’on ne voit jamais le soleil dans les rêves, mais parfois une clarté plus vive encore, et que les objets et les objets et les corps y sont lumineux par eux-même.

La brièveté des notes choisies, leur grande simplicité, leur manière de coller au réel le plus banal et en même temps le plus dense, sont propices à essaimer une émotion ténue qui se disperse rapidement, mais pour diffuser peu à peu, plus profonde, plus intense, pour faire jouer une empathie de plus en plus grande pour l’auteur, pour la femme aimée, dont nous nous souvenons doucement avec lui :

12 avril 2015 C’est son anniversaire. je suis de retour au café du Nord de Taulignan. Quels seraient ses premiers mots si elle s’installait soudain à ma table, face à moi ? Aurait-elle l’air espiègle qui était le sien quand elle me surprenait au café ?

Des images fragiles, à peine esquissées, nous donnent à sentir un amour immense, avec tant de retenue, qu’il semble grandir au fur et à mesure de la lecture.
Peu à peu, la vie, mêlée à la vie intérieure de l’écrivain, s’installe et continue différente, gagnée sur le désespoir :

22 sept 2014 [...] Il me faut décider « que cela fut », tout simplement. Au réveil, la nostalgie avait disparu.

Certaines de ces annotations, courtes, brillent comme des aphorismes, D’autres, à peine esquissées, donnent à rêver. D’autres nous donnent à partager une douleur, à la fois singulière, inconnue et reconnaissable en nous même si elle reste celle de l’auteur, inaltérable en nous devenue. N’est-ce pas ce qu’il veut dire, en évoquant la calligraphie chinoise :

14 octobre 2014 : Certains gestes n’étaient qu’à elle. Parfois, quand elle me parlait, je les sentais si vivement que j’avais le sentiment d’être autre. C’est le secret de la calligraphie chinoise : sentir en soi le geste d’un autre, celui qui a écrit.

Je crois pouvoir dire que ce livre agit de la même manière et permet de sentir au plus juste les sentiments, les pensées de quelqu’un d’autre. Ceux-ci font partie à leur tour de notre plus grande richesse. Ils rejoignent au fond de nous ce « de quoi nous sommes faits », les mots du quatrième de couverture et ce que Jean-François Billeter s’est donné comme « cap » pour la composition de ce livre. Ce de quoi nous sommes faits : notre mémoire vive, celle des écrivains, des poètes, la force des émotions humaines, éternellement reconduites, qui se régénèrent, infiniment, notre vie dans ce monde :

18 décembre 2012 Au retour de Coligny, le jet d’eau tombe en rideau sur le lac, éclairé par un rayon de soleil oblique, sur fond de nuages noirs : mon émotion devant ce spectacle en suscite une autre plus puissante, qui monte de plus bas. Maintenant, toute beauté m’émeut aux larmes parce qu’une première émotion ouvre la voie à l’émotion plus profonde.

Françoise Delorme


extrait de la bibliographie de Jean-François Billeter

  • L’Art chinois de l’écriture, Skira, Genève, 1989. (320 p.)
  • Chine trois fois muette : Essai sur l’histoire contemporaine et la Chine, suivi de : Bref essai sur l’histoire de Chine, d’après Spinoza, Allia, Paris, 2000. (148 p.) éd. revue et corrigée, 2010. e éd. 2016.
  • Leçons sur Tchouang-tseu, Allia, Paris, 2002. (152 p.) e éd. revue et corrigée, 2014. e éd., 2016.
  • Études sur Tchouang-tseu, Allia, Paris, 2006. (294 p.) e éd. revue et corrigée, 2008. e éd. 2016.
  • Contre François Jullien, Allia, Paris, 2006. (122 p.) e éd., 2014. e éd. augmentée, 2017.
  • Trois essais sur la traduction, Allia, Paris, 2014. (120 p.) e éd. augmentée, 2017.
  • Lichtenberg, Allia, Paris, 2014. (168 p.) e éd. revue et corrigée, 2014.
  • Une rencontre à Pékin, Allia, Paris, 2017. (150 p.)
  • Une autre Aurélia, Allia, Paris, 2017. (92 p.)
  • Esquisses, Allia, Paris, édition remaniée, 2017. (108 p.)

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