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Jennifer Barber, traduite par Emmanuel Merle

dimanche 6 janvier 2019, par Roselyne Sibille

Jennifer Barber
Délivrances (La Rumeur Libre – 2018)
Traduit de l’anglais (USA) par Emmanuel Merle
Titre original : Given away (Kore Press – 2012)

Ailleurs

Je compte jusqu’à vingt
puis à rebours.

Le premier jour du monde,
la lumière oblique à travers les arbres,

bien que des cités aient été construites
et détruites
et reconstruites,
pollen et lamentation emplissent l’air.

Pas ici. Le silence règne.

Une abeille ouvrière
sur le bord de la fenêtre,
tordue comme une charnière brisée –
dort, ou, peut-être, est morte.

De temps à autre une plainte
s’échappe des moutons
dans le champ derrière la colline.

Des impatiens, chéries
du colibri
qui a l’air d’une brindille d’ici,

une brise dans les nervures
des feuilles du peuplier –

une brise, une brindille, un bec, un œil.

Au-delà du vieux haut-fourneau,
la roue d’août touche terre.

Éveillée

en panique avant
que l’obscurité se désépaississe.
Le rideau bouge.

Les oiseaux descendent.

Qu’est-ce,
pourquoi suis-je

en train d’accrocher des lambeaux d’étoffe
aux plus basses
branches d’un rêve,

en train de m’occuper
à quelque chose,
quoi que ce soit.

250 allumettes

Je ferme la porte,
j’en gratte une sur la bande
qui suscite la flamme,

un capuchon bleu-jaune
monté du soufre

contre l’après-midi
sans lumière. Ma main,

qui tremble. Tout va bien –
une humeur, un état
d’esprit à traverser,

une empreinte digitale
que le désespoir
tente d’imprimer sur moi.

J’en gratte une autre,
ma fidèle, mon amie.

Dressée

sous un sapin-ciguë
je m’émerveillais devant la tente
des branches : quelle partie

de la plante met fin à la souffrance,
pourquoi arbre et plante
portent-ils le même nom,

l’un, une place
où rester au sec sous la pluie,
l’autre, un moyen de mourir.

Quel gosier sommes-nous,
quelle écoute,
quel tressage de nids

et de besoins à prendre dans la pluie
avant que nous n’entendions
un chemin s’embrancher à nos pieds.

Je marche, je passe devant

une maison grise, une barrière,

une maison bleue avec des fleurs
jaunes près de la porte.

Je cherche en vain un souffle d’air,

la chaleur s’amasse dans la couronne
d’un chêne, le verset

dans Ezéchiel où Dieu
dit de ramasser des charbons,

de les répandre sur la cité,
de semer la lumière du jugement dernier.

Je traverse sans regarder, un conducteur
écrase la pédale de freins,

au coin de la rue, midi

tombe sur un hêtre pourpre –
chaque feuille brillante, enflammée.

Ça ne me ressemblait pas

Non – je crois que si.
Je crois que j’étais perdue.
Je crois que je laissais le jour
se retourner dans l’herbe.

J’étais la proie de la pluie,
le tonnerre comme un messager,
les cèdres sur la montagne
buvant tout leur soûl,
un souffle, une largeur de main, une brise.

Surprise par le charbon
sur les lèvres d’Isaïe,
sous l’emprise du psaume
dont la rivière monte
jusqu’au cou du chanteur,
une rivière qu’il avait
l’habitude de franchir,
les petits arbres brillant au loin –
je ne savais pas comment m’en détacher.

Parchemin

Seigneur, délivre-nous
si tu désires
ces louanges.
Dans notre peur,
nous sommes une ombre
sur l’herbe,
le sang d’un taureau
sur l’autel,
sur nos mains,
les larges flammes
qui crépitent, la fumée.

Pour forcer l’ouverture,

pour faire
que la lanterne orange
de la fleur

s’ouvre, pour laver
mes mains dans sa lumière.

Les dernières abeilles dans la cour,
les feuilles endormies

répandent leur lent
rouge et or.

Un des sages
dans le livre
que j’ai lu et égaré

disait qu’il n’y avait plus de temps
pour finir la moisson,

Le jour court,
la nuit
longue – le Maître tout près.


4ème de couverture de Délivrances  :

Le monde naturel, dont nous sommes partie prenante, comme le dit Barber elle-même, cette nature que nous sommes, est omniprésente dans sa poésie. Sur la côte Est des États-Unis, en Irlande, en Espagne, elle est là d’abord, elle a partie liée au temps, elle en est le symptôme. Par conséquent cette proximité s’accompagne d’un mystère presque indicible : les métaphores employées, les tentatives légères, les hésitations, les suspens sont autant de tutoiements, de tangentes qui effleurent le gouffre pressenti du monde des choses, l’irréductible en-soi du minéral, du végétal et de l’animal.
Or il existe un risque à tenter d’écrire son désir de connivence étroite avec le monde, et à constater son impuissance à le réaliser. Tout devient « vaine forme de la matière », et le sens disparaît. A l’instar du peintre qui s’éloigne dans le poème qu’on vient de lire, et qui est comme rattrapé par ses amis, Jennifer Barber se retourne vers l’autre, vers l’humain proche, tout aussi incompréhensible parfois, mais seul susceptible de rétablir une parole salvatrice. L’autre, qui est là, sauve le sens, malgré la mort.


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