Antonio Porchia
voix réunies voces reunidas
traduit de l’espagnol (Argentine) par Danièle Faugeras
PO&PSY in extenso / érès
2013 (Édition bilingue - 1200 pages 10,5 x 15 - 20€)
Voici réunies, pour la première fois en version française intégrale, les Voix d’Antonio Porchia, œuvre exceptionnelle d’un « écrivain secret », au parcours éditorial atypique.
Ni aphorismes ni hallucinations ou visions mystiques, ces phrases donnent à entendre l’échange incessant qu’entretient avec lui-même un être « en disponibilité de penser » - « un homme solitaire, lucide et conscient du singulier mystère de chaque instant », comme le décrivait Borges.
Et Roberto Juarroz : « Je crois que Porchia est sur la ligne fondamentale où se rejoignent la pensée et l’image, la poésie et la philosophie, dont la séparation artificielle constitue peut-être un de nos plus grands lests. »
(4ème de couverture) ?
Sur l’auteur
Originaire d’Italie (Calabre), Antonio Porchia (1885-1968) est contraint à 17 ans, par la mort de son père, d’abandonner ses études et d’émigrer en Argentine, à Buenos Aires, où il assure pendant des années la subsistance de sa nombreuse famille, d’abord en tant que docker et journalier affecté à des tâches diverses, puis en tant que patron, avec un de ses frères, d’une petite imprimerie.
Personnalité réservée et généreuse, il fréquentera toute sa vie un groupe d’artistes, pour la plupart émigrés comme lui, regroupés dans une association dénommée Impulso, qui avait son siège dans le quartier de La Boca.
En 1936, une fois sa famille établie, il choisit (ou est choisi) par la solitude, s’achète une petite maison avec jardin, où il passe son temps à peaufiner ces sortes de « sentences » qui caractérisent sa conversation quotidienne avec ses amis, et qui apparaissent déjà dans les quelques articles qu’il a écrits, jeune, dans sa vie de militant ouvrier.
En 1943, sur les instances de ses amis d’Impulso, il publie à compte d’auteur un premier recueil de ce qu’il appellera lui-même des « voix ». Embarrassé par les mille volumes de cette première édition, il décide d’en faire don à la Société Protectrice des Bibliothèques Populaires, institution qui coordonne un réseau de bibliothèques municipales couvrant tout le pays. C’est ainsi que, dans le fin fond des provinces argentines, des lecteurs attentifs reçoivent ce màs allà d’un auteur inconnu, d’abord avec surprise, puis avec vénération ; beaucoup recopient à la main les voix et commencent à les faire circuler.
Les répercussions secrètes de la première édition amènent Porchia à en entreprendre une seconde, en 1948, aussi sous le sigle de Impulso, avec le matériel accumulé pendant ces cinq années.
Un exemplaire de la première édition arrive entre les mains du poète et critique français Roger Caillois, qui se trouve alors en Argentine pour travailler dans le comité de rédaction de la prestigieuse revue Sur, dirigée par Victoria Ocampo.
Des années plus tard, Caillois dira à Roberto Juarroz :
« J’ai trouvé l’œuvre de Porchia à Buenos Aires quand je faisais la recension des livres que nous envoyaient les auteurs pour les commenter dans Sur. Évidemment, on en recevait tellement que je les lisais superficiellement pour sélectionner ceux qui méritaient un commentaire. Tout à coup, j’ai vu un livre très humble, et je ne sais quelle force fit que je m’arrêtai et commençai à l’examiner. Je ne voulais pas y croire, et je ne pus m’arrêter avant d’avoir fini de le lire. Après, j’ai essayé se savoir qui en était l’auteur ; personne ne le connaissait, mais je l’ai rencontré. Et j’ai dit à Porchia : « J’échangerais contre ces lignes tout ce que j’ai écrit » ».
Roger Caillois invite Porchia à publier dans Sur, où sont fréquentes les collaborations des plus éminents écrivains de langue espagnole, ainsi que des traductions de première ligne. Mais Caillois doit rentrer en France, et la collaboration se heurte à des malentendus : on veut faire « corriger » à Porchia ce qu’on estime être des « fautes de grammaire ». Porchia retire son texte.
Pendant ce temps, Roger Caillois traduit les Voix et publie un certain nombre de celles-ci dans un numéro annuel de Dits (éditions Gallimard) et dans la revue parisienne La Licorne (n°2, 1948). Puis il les fait éditer dans une plaquette de la collection G.L.M. (Voix, Paris 1949). La lecture de cette traduction éveille l’admiration entres autres de Henry Miller, qui fait figurer Porchia parmi les cent livres d’une bibliothèque idéale.
Le renom de l’édition française va enfin donner aux Voix l’occasion d’être publiées dans la revue Sur. À la suite de cela, les éditions Hachette publieront en Argentine une sélection des Voix augmentées des Nouvelles voix (1966).
Les répercussions de la fascination se poursuivent : tandis qu’en Amérique du Sud, les rééditions successives de Hachette sont épuisées (sans que l’écrivain reçoive pour autant de plus grandes rétributions - c’est seulement sa mort qui décidera l’éditeur à se lancer dans des éditions plus importantes), Fernand Verhesen inclut Porchia dans une anthologie publiée en Belgique, Poésie vivante en Argentine (1962). À Paris, une sélection paraît dans la Nouvelle Revue Française (janvier 1964). Federico Weiniger traduit une autre livraison en allemand (revue Humboldt, n° 32, Munich 1967). Aux États Unis, le poète W. S. Mervin traduit en anglais et préface sa propre sélection de Voix (Big Table Publishing Company, Chicago, 1969). À Milan, Vincenzo Capelli publie une autre sélection en 1979, tandis qu’en France, les éditions Fayard ressortent dans un seul recueil les Voix (épuisé dans l’édition GLM) et Autres voix, dans la traduction de Roger Munier. En 1990, les éditions Unes publient les deux recueils de Voies abandonnées dans la traduction de Fernand Verhesen.
C’est en 2006 qu’un éditeur espagnol, Pre-Textos (Valence) rassemble, en un seul volume intitulé Voces reunidas, le total 1182 voix, publiées et inédites, jusque là disséminées, avec un important appareil critique, qui a servi de support à la présente nouvelle traduction.
Sur les Voix...
Pour définir le genre des Voix, le terme d’ « aphorisme » a été explicitement réfuté par Porchia lui-même : « Qu’on ne dise jamais que j’écris des aphorismes. Je me sentirais humilié. »
Cette formule constitue en soi une très inhabituelle voix autoréférente, qui peut sembler en contradiction avec ces autres déclarations faites par Porchia à divers amis poètes et qui pourraient figurer en exergue de son Œuvre complète : « Cela n’est pas à moi, c’est à tout le monde » et : « Mon livre Voix est quasiment une biographie. Qui est quasiment à tout le monde ».
Le fait qu’il ait choisi le terme unitaire de Voix a suggéré à certains lecteurs l’image de l’auteur « écoutant » ces phrases comme sous la dictée ou en état de transe. À cela Roberto Juarroz répond : « Le verbe « écouter » me déconcerte, parce que je ne crois pas l’avoir entendu dire qu’il « écoutait » ces voix. Ce n’était pas un mystique au sens traditionnel, ni quelqu’un qui souffrait d’hallucinations. C’était un être qui, de la même façon qu’il était là aurait pu avoir été dans un autre univers. (…) C’était un individu qui avait la disponibilité de penser ce qui, apparemment, n’a pas besoin d’être pensé, et cependant de cette pensée il extrait l’inédit, ce que nous n’avions pas vu. Il vivait ses voix. »
« Chaque fois que je reviens vers l’œuvre de Porchia », dit encore Roberto Juarroz, « je vois réapparaître avec toute sa force ce vieux mot qu’on n’utilise presque plus maintenant : sagesse. Une sagesse portée par un langage très particulier, qui ne craint pas les apparentes répétitions : Porchia croyait que les synonymes n’existaient pas, que chaque mot est différent selon la position qu’il occupe dans la structure syntaxique (…). C’est pour cela que parfois les grammairiens, les critiques, les formalistes, se sentent embarrassés devant une écriture comme celle-là : dans une certaine mesure, elle met en crise leurs formules, leurs préceptes. »
L’incontestable qualité poétique du texte repose sur un travail de dépouillement extrême, soutenu par la plus grande rigueur dans le choix du mot - à la fois juste quant au sens et résonnant par sa polysémie -, comme si la réduction (au sens culinaire) opérée ouvrait à des possibilités infiniment vastes (comme le « tout » et « l’univers » dont il parle sans cesse) de « compréhension ».
« Les pensées de ce volume vont beaucoup plus loin que le texte écrit ; elles ne sont pas un aboutissement mais un commencement. Elles ne cherchent pas à produire un effet. Nous pouvons présumer que l’auteur les a écrites pour lui-même sans savoir qu’il traçait pour les autres l’image d’un homme solitaire, lucide et conscient du singulier mystère de chaque instant. »
Jorge Luis Borges
« Je crois que Porchia est sur la ligne fondamentale où se rejoignent la pensée et l’image, la poésie et la philosophie, dont la séparation artificielle constitue peut-être un de nos plus grands lests. »
Roberto Juarroz
« J’enregistre / accueille chacune de ses voix avec tout mon sang et, ce qui est étrange : son livre est le plus solitaire, le plus profondément seul qui ait été écrit dans le monde et pourtant, en le relisant à minuit, je me suis sentie accompagnée ou plutôt protégée. Et aussi rassurée, tranquillisée, comme si on m’avait donné raison quant à la seule chose que je tenais à avoir. »
Alejandra Pizarnik
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Extraits
1-
Situado en alguna nebulosa lejana hago lo que hago, para que el universal equilibrio de que soy parte no pierda el equilibrio.
Situé en quelque nébuleuse lointaine, je fais ce que je fais pour que l’équilibre universel dont je fais partie ne perde pas l’équilibre.
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3-
Antes de recorrer mi camino, yo era mi camino.
Avant de parcourir mon chemin, moi j’étais mon chemin.?
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6-
Las pequeñeces son lo eterno, y lo demás, todo lo demás, lo breve, lo muy breve.
Les petits riens sont l’éternel, et le reste, tout le reste, le bref, le très bref.?
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8-
La verdad tiene muy pocos amigos y los muy pocos amigos que tiene son suicidas.
La vérité a très peu d’amis et le très peu d’amis qu’elle a sont suicidaires.
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9-
Trátame como debes tratarme, no como merezco ser tratado.
Traite-moi comme tu dois me traiter, non comme je mérite d’être traité.
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15-
Si no levantas los ojos, creerás que eres el punto más alto.
Si tu ne lèves pas les yeux, tu croiras que tu es le point le plus haut.
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19-
Vengo de morirme, no de haber nacido. De haber nacido me voy.
Je viens de ce que je meurs, non d’être né. D’être né je m’en vais.
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24-
Se vive con la esperanza de llegar a ser un recuerdo.
On vit avec l’espoir de devenir un souvenir.?
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27-
El hombre habla de todo y habla de todo como si el conocimiento de todo estuviese todo en él.
L’homme parle de tout et il parle de tout comme si la connaissance de tout était toute en lui.
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30-
Sí, están equivocados, porque no saben. Y si supieran... Nada. Ni estarían equivocados. ?
Oui, ils se trompent, parce qu’ils ne savent pas. Et s’ils savaient… Passons. Ils ne se tromperaient même pas.
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33-
Creo que nos habitamos unos a otros, pero no habitados. Porque no podríamos habitarnos unos a otros, habitados.
Je crois que nous nous habitons les uns les autres, mais non habités. Parce que nous ne pourrions pas nous habiter les uns les autres, habités.
***
36-
Han dejado de engañarte, no de quererte. Y te parece que han dejado de querete.
On a cessé de te tromper, non de t’aimer. Et il te semble qu’on a cessé de t’aimer.?
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43-
Sí, es entrando en todo como voy saliendo de todo.
Oui, c’est en entrant dans tout que je vais finir par sortir de tout.
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52-
Quien no llena su mundo de fantasmas, se queda solo.
Celui qui ne remplit pas son monde de fantômes, il reste seul.
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54-
Tú crees que me matas. Yo creo que te suicidas.
Toi tu crois que tu me tues. Moi je crois que tu te suicides.?
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56-
Porque eres lo mejor, en este mundo, crees que eres lo mejor para este mundo. Nuestras creencias ¡cómo nos engañan !
Parce que tu es le meilleur, en ce monde, tu crois que tu es le meilleur pour ce monde. Nos croyances, comme elles nous trompent !
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***
64-
Si yo hubiera creído que lo otro era lo mismo, mi vida no habría tenido ninguna extensión.
Si j’avais cru que l’autre était le même, ma vie n’aurait eu aucune étendue.
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70-
Cuando me encuentro con alguna idea que no es de este mundo, siento como si se ensanchara este mundo.
Quand je tombe sur une idée qui n’est pas de ce monde, j’ai l’impression qu’il s’agrandit, ce monde.
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80-
Nada, se dice de esto, de aquello, hasta se dice se todo. Sólo no se dice de nada.
Rien, se dit de ceci, de cela, se dit même de tout. Il n’y a que de rien que ça ne se dit pas.
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81-
Quiero por lo que quise, y lo que quise, no volvería a quererlo.
J’aime parce que j’ai aimé, et ce que j’ai aimé, si c’était à refaire je ne l’aimerais pas.?
***
91-
Dirán que andas por un camino equivocado, si andas por tu camino.
On dira que tu fais fausse route, si tu suis ta route.?
***
96-
Nada termina sin romperse, porque todo es sin fin.
Rien ne se termine sans se rompre, parce que tout est sans fin.
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Notices biographiques
Danièle Faugeras, née à Paris en 1945, vit depuis plus de trente ans dans le Gard. Elle partage son activité d’écriture entre poésie, traduction et édition. Elle a crée et co-anime depuis 2008, avec Pascale Janot, la collection de poésie PO&PSY, hébergée par les éditions Érès, pour qui elle codirige aussi une collection spécialisée dans la traduction d’ouvrages cliniques (psychiatrie / psychanalyse) fondamentaux (une vingtaine de volumes parus à ce jour). Elle a publié plusieurs ouvrages de poésie, de Ici n’est plus très loin (2001) à Quelque chose n’est (2014), le plus souvent en dialogue avec des artistes.
Martine Cazin est née à Paris en 1942. Après quelques années d’enseignement des arts plastiques, elle quitte Paris pour la Haute-Provence où, en 1971, elle établit son atelier de peinture et céramique. Depuis 2005, elle se consacre au dessin, travaillant sur le temps et la mémoire dans une série de crayons où simplicité et complexité se rejoignent.
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