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Trois poèmes de Daniel D. Marin, traduits par Irène Dubœuf

lundi 5 juillet 2021, par Cécile Guivarch

Le poète Daniel D. Marin, né en Roumanie, « renaît » en Italie après avoir vécu entre Bucarest, Rome, Timisoara et Valence (Espagne). Il vit aujourd’hui à Sassari, en Sardaigne. Poète, voyageur et photographe amateur, il se définit comme un « introverti » qui vit la poésie plus qu’il ne l’écrit.
Il débute en 2003 avec le recueil Oră de vârf (Heure de pointe) qui lui vaut le prix du premier recueil au Festival « Duiliu Zamfirescu » et la candidature au Prix national de poésie « Mihai Eminescu ». Puis il publie en 2008 Aşa cum a fost (C’était ainsi). Suivront deux autres recueils poétiques, L-am luat deoparte și i-am spus, Brumar, 2009 (Je l’ai pris à part et je lui ai dit) Brumar 2009, Prix National Marin Mincu 2010, Poeme cu ochelari, (Poésies à lunettes) Tracus Arte, 2014, Prix National de Poésie George Coșbuc 2015 ainsi qu’un journal sarde-américain, din România sunt doar eu, (De Roumanie il n’y a que moi), Paralela 45, 2018).
Daniel D.Marin a réalisé l’une des premières anthologies rétrospectives de la Génération 2000 de la littérature roumaine : Poezia antiutopică. O antologie a douămiismului poetic românesc (Poésie anti-utopique. Une anthologie de la poésie roumaine des années 2000) Paralela 45, 2010.
Pour l’édition 2015 du Festival International de Poésie de Bucarest, il a traduit des poèmes d’Annelisa Alleva.
Entre 2013 et 2016, il a sélectionné les textes des auteurs roumains pour le festival sarde « Poesia a Strappo Alghero ».
Il est actuellement rédacteur associé de la revue Zona Literară (Roumanie), où il a créé une rubrique de poésie italienne contemporaine, pour laquelle il a traduit, pour la première fois en roumain, des poèmes d’Antonella Anedda, Maria Grazia Calandrone, Isabella Leardini et Milo De Angelis.

C’est dans un univers à la fois réel et étrange que le poète Daniel D. Marin nous donne rendez-vous dans son nouveau recueil où ses textes, versifiés, tiennent autant de la micronouvelle que du conte fantastique, des textes centrés sur un (des) personnage(s) en proie à des démons tant extérieurs qu’intérieurs, des hommes et femmes du quotidien qui portent sur eux leur mal de vivre.

Blog de l’auteur : https://ddmarin.wordpress.com/

Trois poèmes de Daniel D. Marin
traduits par Irène Dubœuf

Les poèmes qui suivent font partie d’un livre en version bilingue roumain/anglais intitulé trupurile care nu ne vin niciodată bine / the bodies that never fit us well (Les corps qui ne nous correspondent jamais) paru en Roumanie aux éditions Limes [1] (2021).

dai dilemmi del signor R.

a Mihai Ursachi

il signor R. sembra molto inquieto oggi. ripete a memoria
lambiccate formule di cortesia e nemmeno una gli sembra
abbastanza appropriata. potrebbe dire timorosamente :
« mi fa sinceramente piacere, signorina, poterle dire buongiorno ! »,
ma suonerebbe un po’ scialbo, è come dire
a chiunque « buongiorno ! » senza che questo significhi granché

potrebbe dire audace : "ha un abito superbo,
il colore e il taglio valorizzano bene la sua silhouette !",
ma suonerebbe male come dire che la sua silhouette è imperfetta
(Dio mio, che figuraccia !) e che basterebbe un semplice abito a rimediare
all’infelice difetto

oppure potrebbe dirle con aria ispirata :
"lei è una creatura meravigliosa, assai più meravigliosa
di quanto l’ho immaginata in tutte le mie notti di insonnia !",
ma così non darebbe l’impressione di aver fantasticato
su di lei innumerevoli volte in differenti circostanze,
e allora lei potrebbe crederlo un maniaco
o, chissà, forse anche peggio

ma potrebbe dire solo questo : "perdoni l’ignoranza,
signorina, è tutto il giorno che penso
a cosa potrei dirle, ma non trovo nulla di adatto !",
e solo allora, imbarazzato dalla sua ridicola inadeguatezza,
si disintegrerebbe forse all’istante in miliardi
di infime particelle di materia e con indicibile
rammarico si disperderebbe per tutto l’Universo.

*

Des dilemmes de monsieur R.

à Mihai Ursachi

Monsieur R. semble très inquiet aujourd’hui, il répète par cœur
des formules de politesse alambiquées et pas une ne lui semble
vraiment appropriée. il pourrait dire par excès de prudence :
« ça me fait sincèrement plaisir, mademoiselle, de pouvoir vous dire bonjour ! »,
mais cela sonnerait un peu terne, ce serait comme dire
« bonjour ! » à n’importe qui sans que cela signifie grand-chose

il pourrait dire avec audace : "vous avez une robe superbe,
la couleur et la coupe mettent en valeur votre silhouette !",
mais cela sonnerait mal ce serait comme dire que sa silhouette est imparfaite
(Mon Dieu, quelle honte !) et qu’il suffirait d’une simple robe pour remédier
à un malheureux défaut

ou bien il pourrait lui dire d’un air inspiré :
"vous êtes une créature merveilleuse, encore plus merveilleuse
que ce que j’imaginais pendant toutes mes nuits d’insomnie !”,
mais alors cela ne donnerait-il pas l’impression d’avoir fantasmé
sur elle d’innombrables fois en diverses circonstances,
et elle pourrait alors le prendre pour un obsédé
ou, qui sait, peut-être pire encore

mais il pourrait simplement dire ceci : "pardonnez mon impolitesse,
mademoiselle, j’ai pensé pendant tout le jour
à ce que je pourrais vous dire, mais je ne trouve rien de convenable !"
et alors, seulement, embarrassé par sa ridicule inadéquation,
il se désintégrerait peut-être instantanément en milliards
de minuscules particules de matière et avec un indicible
regret il se disperserait dans tout l’Univers.

la voce

viveva in una solitudine quasi assoluta, l’unico suo
legame con la realtà era una voce che lo ossessionava.
sempre ascoltandola, avrebbe potuto,
avrebbe potuto facilmente impazzire.

la voce lo seguiva dappertutto, quasi
gli si era infilata nei meandri tortuosi
del suo cervello, divenendo tangibile,
questa voce aveva forma, colore, odore
e persino sapore, e, come un innamorato acerbo, osservava
come questa, spensierata, passeggiava nel suo cervello.

a poco a poco, la voce sviluppò anche una forte personalità,
che gli suscitava ammirazione e talvolta invidia,
una personalità che pian piano l’opprimeva.
ora, non desiderava altro che la voce sparisse.
immaginava come ucciderla lentamente.
immaginava scene di una crudeltà meditata
in cui la torturava prima di ucciderla.

era pronto. si era procurato tutto il necessario.
la seguiva, con il sangue che gli scoppiava nelle vene
e con gli occhi iniettati di rabbia,
mentre lei, spensierata, passeggiava nel suo cervello,
lo ossessionava e lo seduceva ancora. completamente
disarmato, la strinse tra le braccia, da amante provetto,
e mentre la stringeva al petto e la baciava
follemente, per uno strano processo psicologico,
essa perdeva definitivamente la sua personalità,
poi la forma, il colore, l’odore, il sapore e tutto quello che
nella sua mente avesse ancora un minimo nesso con la realtà.

*

la voix

Il vivait dans une solitude presque absolue, son seul
lien avec la réalité était une voix qui l’obsédait.
à l’écouter sans cesse, il aurait pu,
il aurait pu facilement devenir fou.

la voix le suivait partout, on aurait dit
qu’elle s’était faufilée dans les circonvolutions tortueuses
de son cerveau, devenant tangible,
cette voix avait une forme, une couleur, une odeur
et même une saveur, et, comme un amoureux inexpérimenté, il observait
comment, insouciante, elle se promenait dans son cerveau.

puis la voix peu à peu fit preuve d’une forte personnalité
qui suscitait en lui l’admiration et parfois l’envie,
une personnalité qui lentement l’opprimait.
à présent, tout ce qu’il voulait, c’était que la voix disparaisse.
il imaginait comment la tuer à petit feu.
il imaginait des scènes d’une cruauté délibérée
au cours desquelles il la torturait avant de la tuer.

il était prêt. il s’était procuré tout ce qu’il fallait.
il la suivait, le sang bouillant dans ses veines
et les yeux injectés de colère,
pendant qu’elle, insouciante, se promenait dans son cerveau,
l’obsédait et le séduisait encore. complètement
désarmé, il la serra dans ses bras, comme un amant chevronné,
et tandis qu’il la pressait contre sa poitrine et l’embrassait
follement, par un étrange processus psychologique,
elle perdait définitivement sa personnalité,
puis sa forme, sa couleur, son odeur, sa saveur et tout ce qui
dans son esprit avait encore un minimum de lien avec la réalité.

Fiammifero

dove dorme Fiammifero, da dove viene,
ciò che mangia e con chi sta parlando,
chi è Fiammifero, perché si chiama
Fiammifero e no Accendofiammi, si chiedevano le pensionate
eleganti davanti ad un caffè nel pomeriggio
quando l’intero quartiere dalla riviera
pisolava e le ombre dei fichi erano ampie come il palmo della mano

e come le ombre si allungavano nella luce
rossastra all’inizio della sera spuntava
lui, Fiammifero, dal dietro di un cespuglio folto
zoppicando, zoppicando, sorridendo furbamente
con il cappello sulle ventitré e un mozzicone di sigaretta
all’angolo della bocca, salutando tutta la gente

la gente bisbigliava e Fiammifero stava zitto e tirava assetato
dal quel mozzicone di sigaretta trovato su un marciapiede,
gonfiava il petto passava orgoglioso come un pascià,
i bambini gettavano a lui radenti sassolini,
a volte gli frustavano il dietro dei pantaloni sbrindellati,
ma Fiammifero non lo prendeva in considerazione,
nessuno capiva un’acca dove va e cosa fa

soltanto che un bel giorno Fiammifero non è più comparso,
sembrava che la terra l’avesse inghiottito o forse il mare,
una sera prima un tornado ha spazzato via tutto,
non hanno trovato il corpo da nessuna parte,
le pensionate hanno spettegolato ancora qualche giorno
poi sono passate ad altre cose,
i bambini l’hanno aspettato tutta l’estate,
poi l’hanno dimenticato, alla fine a chi interessa
di Fiammifero e a chi interessa davvero di qualcuno ?!

*

Allumette

où dort-elle Allumette, d’où vient-elle,
que mange t-elle et à qui parle-t-elle,
qui est Allumette, pourquoi s’appelle-t-elle
Allumette et non Allume-flammes, se demandaient les retraitées
élégantes devant un café l’après-midi
quand le quartier entier du bord de mer
somnolait et que les ombres des figues étaient larges comme une paume de main

et tandis que les ombres s’allongeaient dans la lumière
rougeâtre à l’orée du soir, c’était elle qui surgissait
Allumette, de derrière un buisson épais
claudiquant, claudiquant, souriant et faisant la maligne
le chapeau sur l’oreille et un mégot de cigarette
au coin de la bouche, saluant tout le monde

les gens chuchotaient, Allumette se taisait et la bouche sèche tirait
sur le mégot de cigarette trouvé sur un trottoir,
elle bombait le torse et passait fière comme Artaban
les enfants lui jetaient des cailloux qui la frôlaient,
parfois, ils fouettaient l’arrière de son pantalon déchiré,
mais Allumette ne faisait cas de rien,
personne ne comprenait goutte à ce qu’elle faisait et où elle allait

sauf qu’un beau jour Allumette n’est plus apparue,
on aurait dit que la terre l’avait engloutie ou peut-être était-ce la mer,
le soir d’avant, une tornade avait tout balayé,
ils n’ont trouvé le corps nulle part,
les retraitées ont encore jasé pendant quelques jours
puis elles sont passées à autre chose,
les enfants l’ont attendue tout l’été,
puis ils l’ont oubliée, finalement, qui peut bien s’intéresser
à Allumette et qui s’intéresse vraiment à quelqu’un ?


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Notes

[1Plusieurs poèmes de ce livre ont été lus dans le cadre du Festival artistique international (Poésie et arts visuels) de Venise en 2017. Par ailleurs, la première version de ce livre – un recueil de trente poèmes en anglais et italien – a été finaliste du prix « Bologne en lettres 2021 », section recueils inédits.



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