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Karen Alkalay-Gut, traduite par Sabine Huynh

dimanche 23 février 2014, par Sabine Huynh

So Far So Good
Tel Aviv, April 2002

What did I learn
on Ibn Gvirol Street ?

That day I walked fast
to beat the odds

stopping
at each column

to peer out
at people

suspicious
profiles,

and whispered
so far so good.

One time I hung on
like Samson

and the column
whispered back,

“These are indeed
many of us here
to hide behind.
But you never know
where the front is.”

(This poem was published in So Far So Good, 2004)

Jusqu’ici, tout va bien
Tel Aviv, avril 2002

Qu’ai-je donc appris
avenue Iben Gavirol ?

Le jour où j’ai pressé le pas
pour m’en sortir malgré tout

en m’arrêtant
à chaque pilier

pour scruter
les gens

les profils
louches

et souffler
jusqu’ici, tout va bien.

Une fois, tel Samson
j’ai saisi le pilier

qui a murmuré
en retour

« En effet nous sommes
nombreux derrière lesquels
on peut se cacher,
mais comment reconnaître
le devant du derrière ? »


The Eternity of Menopause
for Anne Sexton

So there you are, nude
under your mother’s fur coat,
in the driver’s seat
with the engine running
in your closed garage.

This is it, Anne, your last chance
to make it big like Marilyn
and Sylvia. And though
I’m so much older now
then you were then,
nothing I can say
would help. Still
I can’t keep my mouth shut.

Hang on a bit –
we’ll get hormone replacement soon
and the urge to kill
at 45 will be understood.

God I remember your age !
Nights racing with unknown anxieties,
days aching with lost chances.

Believe me, dear, it gets better
from here.

(This poem was published in So Far So Good, 2004)

L’éternité de la ménopause
pour Anne Sexton

Ainsi te voilà, nue
sous la pelisse de ta mère
dans le siège du conducteur
le moteur allumé
dans ton garage fermé.

Tu l’as saisie, Anne, ta dernière chance
d’aller aussi loin
que Marilyn et Sylvia. Je suis bien
plus vieille que tu ne l’étais alors
et pourtant rien
de ce que je pourrais dire
ne t’aiderait, mais je ne peux pas
la fermer.

Sois patiente –
on va bientôt recevoir un traitement
hormonal substitutif et l’envie folle de tuer
à l’âge de 45 ans sera comprise.

Mon Dieu je me souviens de ton âge !
Des nuits pulsant d’angoisses inconnues
des jours pleurant les occasions perdues.

Crois-moi, chérie, ça s’arrange
à partir de là.


Statistics just explain away the wonder

The thing about miracles is their unexplainability.
Disasters always seem traceable to some cause or other.
But surprises that cannot be reasoned away,
they happen
before your own eyes.

(From Miracles, 2012)

Le prodige désamorcé par la statistique

Ce qu’il y a de bien avec les miracles
c’est qu’ils sont inexplicables.
Les désastres donnent toujours l’impression
de pouvoir remonter à leur cause,
mais les surprises, étrangères à la raison
se contentent de se produire sous nos yeux.


In A Tel Aviv Hospital

If you close your eyes
as if in prayer
you will hear as many pleas to Allah
as our Lord.

(From Miracles, 2012)

Dans un hôpital de Tel Aviv

Si vous fermez les yeux
comme absorbé par une prière
vous entendrez autant de supplications vers Allah
que vers le Seigneur.


Trying to Pray

It is not only the problem of letters :
that when you focus on them, you can’t see beyond.
It is the whole throng of words
bunched together in uneven fragments
with no apparent leader, or even limitations.
The logic of them escapes me
and the idea of sequence itself
seems so dependent on mere faith.

In the hospital the believers read the Psalms
blindly, rocking back and forth
and sheltering their shamed faces
in the tiny white wings of their books.
Perhaps some day, they pray,
I will be free enough from fear
to see one idea follow another
and be led through the shadow of death.

(From Miracles, 2012)

S’essayer à la prière

Ce n’est pas qu’une question d’alphabet :
une fois que vos yeux se portent
sur les lettres vous ne pouvez voir
au-delà des mots qui grouillent
emballés de façon désordonnée
des paquets sans queue ni tête
et sans bornes.
Leur logique m’échappe
et l’idée même de séquence
ne semble tenir qu’à la foi.

À l’hôpital les croyants lisent
les Psaumes aveuglément
en se balançant d’avant en arrière
leur visage penaud dissimulé
derrière les petites ailes
blanches de leur livre.
Certains jours il leur arrive
peut-être de prier
et libérée enfin de la peur
je pourrai voir les idées s’enchaîner
pour me mener jusqu’aux ténèbres.


A chocolate

left on my pillow
over a year ago
and slipped indifferently
into a now forgotten handbag
when the hotel room was cleared

falls out onto the floor of the ward
this moment

recalling
the amazing time
before what I know
now

(From Miracles, 2012)

Un chocolat

déposé
sur mon oreiller
il y a plus d’un an
fourré
sans égards
alors qu’on faisait la chambre
au fond d’un sac à main
aujourd’hui détrôné

il tombe soudain par terre
sur le sol de la salle d’hôpital

rappelant
ces moments fabuleux
vécus avant
ce que je vis maintenant


Today I suddenly understand

the fear of the evil eye.
It is not the terror of jealousy
but the knowledge
that once you announce joy,
it is absolute
and therefore
can be inverted.

(From Miracles, 2012)

Je viens juste de le réaliser

la peur du mauvais œil
ce n’est pas la terreur
de la jalousie
mais la certitude
qu’à partir du moment
où la joie est annoncée
celle-ci est absolue
et peut donc
être renversée.


I don’t know where to begin

After such an illness everything
seems trivial, a waste
of strength needed to deal
with doctors, medicines, tests – living
in a real world.

Maybe that was the deal :
You get back the light
of your life but
no will
to write
a simple poem.

(From Miracles, 2012)

Je ne sais pas par où commencer

Après une telle maladie
tout semble trivial
de l’énergie gâchée
alors qu’on en a besoin
pour faire face aux médecins
aux examens – vivre
dans la réalité.

C’était peut-être le contrat :
on vous rend la lumière
de votre vie
contre la volonté
d’écrire ne serait-ce
qu’un seul poème.


Dedication
After “Dedication” by Czeslaw Milosz

You for whom I’m living my life
with multiple richness
because you were taken away
while I was yet unborn,
all of you lovely uncles and aunts
whose faces I’ve never seen,
some of your children visible
only in one faded photograph,
but especially you, dear grandmother,
whose legs ached just like mine do now
when taken from the work camp
to be made into waste...
you owe me nothing, not even a hearing.

Freed from the responsibility of ancestors,
you may seem to teach me what you will,
but I will never know what you really would want.
And my imagined lives for you,
my created memories, the hungers
that wake me in the night
are my only bridge to that world that bears
your lives, your ubiquitous humor,
the presence of your immensity.

When I die my poems of you will be
seeds on graves that have never been found.

(This poem was published in Layers, Simple Conundrum Press, 2012)

Dédicace
D’après le poème “Dédicace” de Czeslaw Milosz

Vous pour qui je vis ma vie
à profusion
parce qu’on vous a emportés
avant ma naissance,
vous tous adorables oncles, tantes
dont je n’ai jamais vu le visage,
certains de vos enfants apparaissent
sur une seule et unique photo délavée,
mais toi en particulier, chère grand-mère,
qui (comme moi à présent) avait mal aux jambes
quand on t’a retirée du camp de travail
pour te transformer en déchet...
tu ne me dois rien, même pas ton attention.

Libérés de la charge des ancêtres
vous m’enseignez peut-être ce que vous voulez,
mais je ne saurai jamais ce que vous auriez vraiment voulu.
Et mes vies imaginaires pour vous,
mes souvenirs inventés, la faim
qui me réveille la nuit
sont mes seules passerelles vers ce monde
contenant vos vies, votre humour omniprésent,
l’ubiquité de votre immensité.

À ma mort mes poèmes sur vous seront des graines
semées sur des tombes perdues à jamais.

Karen Alkalay-Gut , poète juive israélienne née à Londres en 1945, a vécu à Rochester (Etats-Unis) à partir de 1948, et a émigré en Israël en 1972. Sa poésie d’exilée, empreinte de compassion et de vie, est résolumment contemporaine, pénétrante, indépendante, engagée, philosophique, et souvent mordante, car elle tourne à merveille la réalité en dérision, afin d’attirer notre attention sur ce qui compte vraiment. Personnalité hors normes, rieuse et généreuse ; poète influencée sans conteste par la beat generation ; professeur de littérature à l’université de Tel Aviv depuis 1977 ; sa voix remue, réveille, fait réfléchir, à la fois sur le passé de son peuple et sur la réalité israélienne d’aujourd’hui : elle est à écouter sans modération, à travers pas moins d’une vingtaine d’ouvrages. Traductrice également, passeuse de langues et de culture – yiddish notamment, dont l’humour et l’esprit transparaissent dans ses textes et sa vision du monde –, son travail a été traduit dans une dizaine langues. Les poèmes proposés ici sont extraits de Layers (Simple Conundrum Press, 2012), de So Far So Good (Sivan/Boulevard, 2004), et de Miracles (2012, recueil inédit).

« In a way I wanted to be an orphan, to grow up without the burden of my family’s past. To grow up without the past of my people, without the imperative of my gender, without the rules that seem to dominate the way we think. »

« D’une certaine manière, j’aurais aimé être orpheline, grandir sans le poids du passé de ma famille. Grandir sans le passé de mon peuple, sans les contraintes imposées par mon sexe, sans les règles qui semblent régir la façon dont nous pensons. » (Karen Alkalay-Gut, interviewée par Doug Holder)




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