Extraits de « Slow Startle » (traduction inédite)
SINGULARITÉ DE LA RÉCLUSION
Parfois le soir le soleil cogne sur le porche.
Un chien saute par-dessus la clôture, renifle un passant par habitude.
Les cochons s’assemblent près de la litière
Et remuent la queue involontairement.
En tentant d’atteindre cette inexplicable tristesse,
Des mains tendues se referment sur des braises de mots,
Scintillant d’approximations voisines. Quelque part,
Une citerne se remplit peu à peu et se met à déborder
Eclaboussant le sol de milliers d’yeux.
Il y a une fissure sur un pan du mur
À travers laquelle le petit hérisson brun se faufilera
Vers l’autre aile du bâtiment de l’école abandonnée.
La simplicité est un difficile pèlerinage, dit-on.
Profitant de la sauvagerie de l’endroit, un groupe de paons
fait son apparition sur la corniche et sur les fenêtres brisées
Certains matins quand le calme s’installe
Juste après le départ des hommes pour la journée.
UNE BRÈVE HISTOIRE DE LA JUSTICE
Des gamins du voisinage font exploser des pétards
le long de notre mur d’enceinte. Grand-mère
leur crie dessus. Mère sourit sachant que cela ne servira à rien.
Une fois, grand-père est resté debout à la fenêtre du premier étage
jusque tard dans la nuit à attendre l’ivrogne qui pissait sur notre mur
chaque soir, pour lui balancer un plein seau
d’eau froide sur la tête dans l’hivernale nuit glacée.
Il est mort depuis longtemps, notre grand-père.
Mais grand-mère n’a pas oublié le visage meurtri
de l’homme attaché à un poteau à l’extérieur de la maison
pour avoir réduit sa femme en bouillie. Et grand-père
assénant ses coups au visage du malheureux. Grand-mère
à la fenêtre se demandant si elle avait épousé un monstre.
Plus que tout, elle se souvenait du visage de son jeune mari
à l’époque de la révolution lorsqu’elle lui avait rendu visite
en prison où il avait été pendu par les pieds, nu, deux jours durant,
de la boue introduite dans sa bouche par l’inspecteur bengali qui
n’arrêtait pas d’ordonner, Donnez –lui de la terre à bouffer,
puisque c’est ça qu’ils réclament.
ENCLAVÉ
La joie, décrète-t-il, est une forme purifiée de la nausée.
L’univers est écrit en braille
À ne lire que pendant les intermèdes.
Par intermèdes, il entend la grâce des pluies d’été.
Les saletés de la ville s’écoulant dans la crique.
Les arbres soudain vêtus du vert originel de l’Eden
La lumière variant à chaque seconde sans que personne ne le remarque.
La modération du cœur réside dans l’attente solitaire
De l’atténuation du ravissement. Le jeune Chopin
Pleurant en écoutant sa mère au piano
Durant les longs après-midis polonais. Elle consiste à savoir
Qu’une joie d’importance ne peut être partagée
En rien. Car intrinsèquement privée.
Il pense à la femme et à la nécessaire grammaire
De la séparation. Quelque part un océan lui fait signe.
Elle en prend note mais ne s’en va pas. Pourtant, dans une voiture confortable
Son corps s’éloigne à soixante-dix kilomètres heure.
Ce bruit de l’eau, clair ou assourdi,
Il se souvient enfant de son chatoiement dans les ruisseaux.
Lui s’endormant, enserrant cette douleur nouvelle dans ses poings
Qui devient plus sensible avec le bruit.
L’apprentissage un peu précoce des alphabets de la langueur.
Il existe dix-sept lois de l’incertitude en amour,
Décrète-t-il. Il pense à son corps
À d’autres corps s’estompant contre le sien.
Car un cœur endurci ne peut faire deux fois l’amour.
VISITE
Journée maussade, malgré la pâle présence du soleil
écorchant l’air d’une couleur lie-de-vin. En face,
une maison de poupée jaune sur le balcon d’un immeuble,
griffonnée en rouge des initiales d’une fillette
que je ne révèlerai pas. Mais ce qu’elles symbolisent :
une éruption de tristesse semblable à celle ressentie
en quittant chez elle des matins comme celui-ci.
Je me rappelle les jours qui suivaient, ma façon
d’appuyer le front contre la vitre de la portière du train
chaque matin, ondoyant le long de la courte allée
de la caserne, où la forêt laisse place à un bosquet,
à de la terre brûlée et à un rempart de béton et de barbelés.
Chaque matin, j’attendais qu’elles viennent paître aux alentours :
ces trois antilopes brunes que j’étais incapable de classifier.
Les soldats patrouillaient, le fusil muet en travers
de leurs épaules marquées par les sangles de cuir.
Et certains matins, j’avais le privilège de voir l’une des trois
s’écarter à grandes enjambées, avec une telle délicatesse
que j’imaginais que la végétation sur laquelle se posaient
ses sabots de velours devait ressentir quelque chose comme
la sensation d’être aimé. Sensation qui était encore la mienne
alors, vers la fin, soulevant sa main brune de ma clavicule,
me glissant dans mes vêtements minables sous la lumière
tamisée de la salle de séjour, puis quittant la maison
sur la pointe des pieds au petit jour, avant que
le pouce scintillant du matin ne mouche les petits feux
que nous aurions pu deviner pendant la nuit.
LA DOUCE LUMIÈRE DU TOURNANT DE L’ANNÉE
Un réveil de plomb
comme un homme sortant d’un cercueilDehors, les derniers tremblements des feuilles
La soirée est un fiasco
Dans la pénombre
tu viens de découvrir ton visagedans le miroir
de quelqu’un d’autrecomme un amputé
faisant appel
à une main absente dans le noirLors de cette soirée
réarrangée
d’une main d’enfantun réveil de plomb
comme si un chat
était endormi sur ta poitrine
RÉFUGIÉE AFGHANE
Au niveau de son omoplate l’arrière-plan s’adoucit,
le châle, un temps drapé sur sa tête, se mue
en une silencieuse anguille verte. Quelque chose
me dit que cela eut lieu dans la hâte. Sa façon de courir
derrière une petite troupe d’écolières dont elle n’a pas
encore appris les noms – toujours la plus lente.
L’appel désespéré d’un pays a tapissé son visage
des marques de sa tragédie, de la manière dont
la peur d’un peuple pénètre jusque dans le sol,
qui durcit, ne donne rien en retour. Son visage
est une conversation avec qui nous a en charge,
elle Le menace des deux perles noires
qui tourbillonnent au centre de ses yeux verts.
La partie droite de son visage est un peu plus arrondie
que la gauche. La crête de sa lèvre supérieure
est cousue serrée, on dirait une cicatrice cachée
à découvert. L’asymétrie visible d’emblée persiste.
Indice de l’effroi d’avoir finalement été découverte.
Sur son front, les plissements de la fuite s’aplanissent.
ÉLÉGIE D’HUMEUR
Lorsque je me suis réveillé, le train était arrêté
au milieu d’un village. Dans la lueur de l’aube,
j’ai vu un poney en train de paître dans un champ
non clos, l’air blessé et majestueux d’un nain,
tandis que sur le quai un homme aiguisait
les menues cornes d’un bovin avec une faux.Six heures du matin, une tristesse hivernale
semblable à l’étrange mélancolie ressentie enfant
en observant les trapézistes avant le début du spectacle.
Les fillettes dans leurs collants argentés malséants,
souriant et saluant de la main en grimpant à l’échelle de corde,
lentement ; jusqu’à la petite plate-forme carrée, tout là-haut,
où, serrées, elles se talquaient leurs longs doigts
pour éviter de suer, avant de décoller l’une après l’autre
tels des oiseaux d’un arbre en feu./
J’avais quatorze ans lorsqu’un garçon que j’avais connu
à l’école mourut. D’une overdose de comprimés prescrits
pour calmer les douleurs de l’accouchement. Il possédait
un magnifique Zippo. Le jour de ses funérailles, j’ai pensé
à ce briquet, un peu à l’image du groom dans la dernière
scène de Errand1, qui se préoccupe d’un bouchon de champagne
que le vieux médecin, tentant de stimuler le cœur
de Tchekhov diminué par la boisson, a laissé tomber sur le tapis.Le matin même, le garçon s’était disputé avec sa mère,
après quoi il était sorti en claquant la porte de derrière.
Il avait même commencé à lire la Bible avant de se coucher,
ne cessait-elle de murmurer plus tard, tandis qu’on ceignait
d’un linceul son maigre corps, qui donnait l’impression
d’avoir été rapetissé par la mort./
Je me vois assis au premier rang avec mon grand-père
attendant que le spectacle commence lorsqu’un halètement
collectif s’éleva des gradins, je vis alors un homme filiforme
menant un tigre sur la piste. L’odeur de sang mêlée d’eucalyptus
figea l’air au passage de l’animal. Une odeur particulière
que je retrouverais dans les toilettes des gares routières
des villes assoupies du nord du pays.Un matin, ayant quitté tôt la maison vers la fin de l’été,
à travers la vitre d’un train, je regardais les feuilles tourbillonner
autour d’un groupe de quatre hommes debout près d’un éléphant
mort. Puis, chacun d’entre eux abaisser sur la carcasse massive
du pachyderme abattu une vrombissante tronçonneuse jaune,
prête à débiter son corps gris en tranches manipulables,
qui seraient empilées sur un haut bûcher. Un bâton de sang
s’est formé sous ma voûte plantaire lorsque j’appris qu’il
avait été fauché par ce même train, de nuit, en sens inverse.
J’ai pensé à son corps mutilé, pris dans les roues, traîné
sur un kilomètre, projeté contre un wagon de marchandises
de soixante tonnes, crissant sous l’effet de la brutalité du freinage.
La pluie lave maintenant les roues de leur sang,
tandis que ces hommes calmes accomplissent avec patience
leur œuvre de démolition au sein des os encore chauds,
introduisant des lames de métal dans la sombre nef de l’animal./
Il est des choses que je ne tenterai jamais d’interroger.
Comme la volonté mystérieuse de mon grand-père de quitter
son pays pour aller défricher les régions inexploitées d’un autre,
dans le but de se racheter, lui, et toute une génération de migrants.
Ou comment je suis parvenu à endurer le chagrin de mon père,
regardant sa sœur en train de mourir dans la forêt pendant que
mon grand-père accomplissait ce miracle.Je pense au lent ébahissement que fut sa propre mort.
Retour à l’obscurité primordiale en un marathon aveugle,
à ses implorations incessantes qu’on retire le linceul
jaune de son front. Retrouvailles avec une longue généalogie
et apparition dans les toilettes du tigre marqué d’éraflures
sur ses flancs, sa fourrure d’un décevant orange terne.
Il avait toujours dit que cela devrait se passer simplement,
à la manière du soleil, ou comme un escargot quittant sa coquille
après la pluie, dont même la traînée de mucus est invisible
sur la terre boueuse.
Rohan Chhetri est un poète népalo-indien. Ses poèmes ont été publiés dans diverses revues parmi lesquelles Mithila Review, Eclectica Magazine et Prelude. En 2015, il a obtenu le prix Emerging Poets, décerné par un collectif d’auteurs. Les poèmes ici présentés sont extraits de son premier recueil, Slow Startle, édité en Inde, en 2016. Depuis le poète en publié un second, Final Trials, aux Etats-Unis cette fois où il poursuit des études littéraires.
Après avoir animé des établissements culturels à l’étranger en Grèce, à Jérusalem, en Inde, en Jordanie, Eric Auzoux est devenu traducteur, notamment pour la collection « Lettres indiennes » de Rajesh Sharma chez Actes Sud. Il collabore régulièrement à la revue Europe.