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Éventail pour Ise, art du waka japonais, par Véronique Saint-Aubin Elfakir

samedi 19 octobre 2019, par Cécile Guivarch

Éventail ou plutôt paravent pour Ise serait plus judicieux, car cette poétesse japonaise née aux alentours de 872, pratiquait ce que l’on appelait alors l’art du waka à la cour de l’empereur.

Le waka se rapproche du haïku dans sa forme brève mais à l’époque il était utilisé pour commenter des paravents peints qui venaient orner les palais ou les riches demeures. Le texte calligraphié sur un carré de papier était d’abord collé sur un des panneaux puis il était recopié de façon définitive s’il était jugé digne de passer à la postérité. Ise, fille d’un aristocrate lettré et introduite à la cour en tant que dame d’honneur de l’impératrice, fut chargée de la réalisation de nombreux poèmes et de l’organisation de concours et joutes poétiques. Comme en Chine, calligraphie, peinture et art poétique étaient indissociables. Les waka étaient réservés aux femmes tandis que les hommes écrivaient en caractère chinois. La réalisation des paravents était elle-même très codifié puisqu’il s’agissait de représenter des paysages ou des occupations de la vie quotidienne : promenade sous les cerisiers en fleurs, rituels de purification dans les monastères, passage des saisons ou liaisons amoureuses. Un tableau assorti de son texte répondait à l’autre de façon à former une sorte d’histoire à suivre.

Ise, jeune femme noble et introduite à la cour, finit par céder aux avances du frère de l’impératrice, plus jeune qu’elle, qui l’abandonna par la suite pour se marier. Neurasthénique et blessé, elle retourna chez son père, jusqu’à ce que sa fidèle amie, l’impératrice, la somme de revenir à ses côtés. Elle devint alors la concubine du frère aîné dont elle eut une fille qui devint poétesse à son tour. A l’époque les femmes qui gravitaient à la cour devenaient très rapidement des objets de plaisir au gré des humeurs impériales ou princières avant que d’être délaissés parfois définitivement comme en témoigne de nombreux textes composés par Ise. Ils décrivent la longue attente, l’isolement, la déception, les larmes et les regrets :

L’oubli lui est-il
Totalement inconnu,
A la Tisserande
Qui attend son amoureux
Durant une année entière ?

Une vie de patiente où l’effacement triomphe de toute velléité amoureuse. Ise ne peut choisir, à la mort de l’impératrice à trente six ans, elle rentre au service de sa fille. De sa liaison avec l’empereur, elle aura un fils qui cependant meurt à l’âge de huit ans. C’est donc une femme brisée qui écrit sa peine et dont seule la contemplation de la lune ou de la nature lui offre un semblant de réconfort :

En cercle assemblés
Quand s’éparpillent les fleurs
Nous voici comblés
Par les largesses du vent :
Quel magnifique brocart !

Comme dans toute la tradition poétique japonaise de l’époque, la mélancolie, la conscience de l’évanescence de toute chose s’allie à la célébration de cette précarité si touchante en sa beauté à l’image de ces feuilles ou de ces fleurs qui s’éparpillent. Ceci porte un nom particulier en japonais : mono no aware c’est-à-dire l’émotion suscitée par la fragilité du monde qui nous entoure :

Fleurs de cerisiers
Des monts sont éparpillés…
Laquelle est la neige,
Laquelle fleur ? Au printemps
Je voudrais qu’on le demande

De nombreuses métaphores évoquent ce passage du temps : cendres, rosées, brumes, larmes. De sa vie qui nous est rapporté indirectement on sait peu de choses si ce n’est ce don des mots qui donnèrent sens à cette existence qui se comparait à l’insignifiance d’une goutte d’eau trop vite dissipée. On sait cependant qu’elle composa au moins quatre cent wakas dont seuls quelques uns furent compilés en une anthologie.

Aujourd’hui présente
Et demain dissipée, cette
Vie qui est rosée.
Ah, si je trouvais les mots,
Témoins durables d’un cœur !

Si le corps doit disparaître, le cœur reste le même, comme elle l’écrit, fidèle à la contemplation de la lune et à cette pluie de pétales qui donne à ses mots cette permanence des perles qu’elle leur enviait. Ainsi nous donne-t-elle le précieux témoignage à la fois de la tradition poétique de l’époque mais aussi de sa condition de dame de cour qui sut toutefois s’attirer, par sa grâce et son style, les faveurs artistiques de l’empereur.

Ces poèmes font écho à ceux de Izumi Shikubi également poétesse et Dame de cour. Tôt mariée au gouverneur Izumi qui la quitta assez rapidement pour exercer ses fonctions, elle ne cessa de l’aimer et déplorer son absence. D’elle on ne connaît donc que le nom de son époux qui signifie « la source » ainsi que l’imposait la tradition car des croyances superstitieuses répandaient l’idée que celui qui était possesseur du nom pouvait « agir » sur la personne.

En cette époque Heian, la tradition à la cour voulait qu’un homme quittant une femme avant que l’aube n’apparaisse ainsi que le voulait l’usage, envoie un poème, dit « du lendemain », exprimant la joie éprouvée après une nuit d’ivresse ou la tristesse d’avoir à se séparer. Chaque poème à droit à sa réponse où sera repris un terme présent dans la première missive :

A un homme venu me voir et qui, trouvant la soie de son habit trop croissante, s’en défit
Ne pas entendre de vos nouvelles
(Que la soie ne bruisse pas)
M’est pénible
Mais il y a donc des êtres
Qui n’aiment point que ce son soit près du corps.

De cette délicate tradition des jeux de l’amour à la cour témoigne également cette autre composition :

Un homme me renvoya un éventail avec ce mot : « pourquoi l’avez-vous abandonné ? Je vous le fais tenir. Ce doit être un désagrément de ne pas en avoir un de rechange. »
Si je vivais sur une île sans humains,
Sans oiseaux, je ne manquerais pas
De partir et à votre recherche,
Et à celle de la « chauve-souris ».

Ici tout comme chez Ise, le sentiment de la perte et de la fuite du temps s’allie à la célébration du désir que magnifie la métaphore de la fleur :

Une terrasse couverte. Une femme regarde les œillets de Chine.
« Depuis qu’ils sont en fleurs
Je les contemple jour après jour
Aucune fleur en beauté ne surpasse
Ces « étés éternels. »

Une sensualité raffiné se dégage également de ces vers aussi délicats que des pétales de cerisier

J’étais là, pâmée,
Ignorant le désordre de mes cheveux noirs
Combien m’est cher celui qui d’abord les releva

Ce à quoi succède la tristesse de l’abandon et du deuil au soir de sa vie, sentiments auxquels font écho cette interrogation :

Suis-je un être humain
Moi qui dors sans m’étonner
De ce monde de rêve
Que je vois, réellement, éphémère

Ainsi ces éventails ou ces paravents s’ouvrent et palpitent sur la chair du désir et célèbrent cet « éternel été » jusqu’à l’évanouissement final d’une feuille qui tombe…

Véronique Saint-Aubin Elfakir


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