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Béances on the beat, reconnaissance à Jack Spicer, par Florence Saint-Roch. Avec une lecture de Bruno Cousin : « Et le coeur se brise », document sonore.

jeudi 1er juillet 2021, par Florence Saint Roch

Ma reconnaissance à Jack Spicer, pour être parfaitement juste, se nourrit, se double et redouble, même, de deux autres. Envers Eric Suchère, d’abord, qui pour les éditions Le Bleu du ciel a, en 2006, assuré la traduction de l’ensemble des douze livres de Spicer (quatre seulement avaient été publiés du vivant ce poète américain mort en 1965), réunis sous ce titre C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça (selon une des dernières paroles de Spicer à son ami Robin Blaser), nous offrant ainsi la lecture de ses œuvres complètes. Ma reconnaissance également à Nathalie Quintane, qui, dans sa magnifique préface, nous ouvre à l’univers de Spicer, et nous donne une des clés essentielles à l’appréhension de l’œuvre si multiple, si déroutante, parfois, de l’écrivain :
« [...] c’est d’une certaine manière, comme si le poète écoutait un poste de radio en passant sans arrêt d’une station à l’autre, ou comme si, placé sur une station mal sélectionnée, il notait avec soin toutes les interférences, ce texte hasardeux et aléatoire étant aussi digne d’attention qu’un fragment de haute littérature, l’un n’excluant pas l’autre.  »
À preuve, ces premiers mots d’une des œuvres majeures de Spicer, Billy the Kid (1958), où le poète brouille allègrement les frontières entre perception du monde environnant (je ne dis pas palpable, ni même réel, car pour Spicer, je me demande bien ce qui mérite ce nom de palpable ou de réel) et écoute des nouvelles à la radio. De cette concomitance naît un espace nouveau : celui d’un rêve de poème qui sous nos yeux prend corps :

«  La radio qui m’apprit la mort de Billy The Kid
(Et le jour, un jour chaud d’été, avec des oiseaux dans le ciel)
Laissez-nous inventer une frontière - un poème où quelqu’un pourrait se cacher avec la troupe du shérif après lui - un millier de kilomètres de cela si cela lui est nécessaire de faire un millier de kilomètres - un poème sans virages durs, sans maisons pour s’y perdre, sans filets dissimulés de magie habituelle, sans vendeurs juifs new-yorkais de pyjamas améthyste, juste un endroit Billy The Kid peut se cacher quand il tire sur les gens.
Jardins des supplices et trains touristiques. La radio
Qui m’apprit la mort de Billy The Kid
Le jour un jour chaud d’été. Les routes poussiéreuses pendant l’été. Les routes allant quelque part. Vous pouvez presque voir où elles vont par-delà le violet sombre de l’horizon. Pas même les oiseaux ne savent où ils vont.
Le poème. Dans toute cette distance qui pourrait reconnaître son visage.
 »

Chez Spicer, le poème en effet se rêve. Reprenant à son compte les mythes, les histoires et les légendes, il brasse, ventile, déconstruit, éclate, morcelle et, à sa manière, recoud, rapetasse, tout autrement recolle les morceaux. Poésie chimérique, de bric et de broc, pourrait-on dire de prime abord, faite de déplacements, de décalages, de déportements - et construisant, au bout du compte, de bien étranges narrations.
Le poème se rêve, pour autant, le poète, lui, est étrangement lucide. Car en effet, qu’entend-on d’un poème ? Et d’abord, seulement, l’écoute-t-on ?

Cet océan, humiliant dans ces déguisements
Plus dur que tout.
Plus personne n’écoute la poésie. L’océan
Ne veut pas être écouté. Une goutte
Ou trombe d’eau. Cela ne veut
Rien dire.
C’est
Le pain et le beurre
Le poivre et le sel. La mort
Que les jeunes hommes espèrent. Sans but
Cela se brise sur le rivage. Signaux blancs et sans but. Plus
Personne n’écoute la poésie.

« Plus personne n’écoute la poésie », et pourtant, l’on sait combien Jack Spicer, à la fois par ses activités de linguiste et d’enseignant à l’université, et par ses activités de poète engagé à servir la poésie, travaillait à la faire entendre. Ainsi, en fondant avec Kenneth Rexroth et Madeline Gleason le mouvement de la « Renaissance de San Francisco », il impulsa dans cette ville majeure de la Côte Ouest une dense période d’effervescence poétique. Lors de la fameuse lecture publique initiée par leurs soins, et qui eut lieu à la Six Gallery à San Francisco le 7 octobre 1955 devant une centaine de personnes, Allen Ginsberg déclama pour la première fois son manifeste beat, Howl, Philip Lamantia, Michael McClure, Gary Snyder, et Philip Whalen lurent certains de leurs poèmes (Jack Kerouac, qui assista à cet épisode marquant de la Beat generation, en rend compte dans Les Clochards célestes).

Mais Spicer, fondamentalement insolent (est insolent celui qui ne peut durablement habiter un seul et même territoire), vertigineux peut-être, était aussi (c’est ce qui me frappe chez lui) sans illusion. Avec humour parfois (souvent), et comme délibérément dans les marges, il explore, ouvre et ouvre encore : dans le « beat », ce qu’il préfère investir et inlassablement travailler, c’est la béance - ce qui, malgré tout les mots dont nous disposons, malgré tous les simulacres et déguisements que nous pouvons imaginer, nous place au bord de l’abîme, et nous laisse sans voix.

Dans ce document sonore, Bruno Cousin donne à entendre « Et le cœur se brise », poème extrait du recueil Billy the Kid (poème IX, 1958), d’après la traduction de Joseph Guglielmi, cette fois, aux éditions L’Odeur du Temps, 2006. La musique est de Jean-Marc Dessy.

Où comment, en un poème, et en deux minutes treize, aller à ce qui nous bouscule, nous aimante, nous émeut. Où allons-nous, à quoi, de fait, nous risquons-nous ? Tel est le cœur diamantin de l’éternelle grande question...

Et le cœur se brise
En petits morceaux d’ombre
Presque au hasard
Sans signification
Comme un diamant
Avec dans son centre un diamant
Ou un roc
Un roc
J’ai peur que l’Amour ne pose trop crûment sa question
Et je ne sais plus ce qui m’a fait venir ici
Pas plus que l’os ne peut répondre à l’os dans le bras
Pas plus que l’ombre ne peut voir l’ombre
Nous nous dirigeons vers la mort
Comme qui ferait du canot dans un petit lac
Ou à chaque extrémité il n’y aurait que des branches de pin
Nous allons vers la mort en barque
À cœur ou à corps brisés
Ce choix est réel. Le diamant. C’est lui
Que je questionne.

Bruno Cousin habite dans la région lilloise. Aime la radio depuis l’enfance, d’abord pour le plaisir d’y écouter des voix puis comme espace de création sonore. Écrit depuis longtemps, irrégulièrement mais avec ferveur. Pratique la mise en sons de textes d’écrivains qu’il aime et, parfois, de ses propres écrits.


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