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Poésie syrienne d’aujourd’hui, par Florence Saint-Roch

lundi 9 avril 2018, par Cécile Guivarch

1.

La parution ce mois de mars 2018 de l’anthologie Poésie syrienne contemporaine, réalisée par Saleh Diab pour le Castor Astral, interpelle à maints égards.

On se réjouit d’abord, au vu de la complexité des conflits qui accablent la Syrie depuis des décennies, et qui vont s’amplifiant depuis le Printemps arabe, que la poésie syrienne soit si active, si résolue à faire entendre sa voix. En effet, Saleh Diab recense 27 poètes contemporains « nés d’un père et d’une mère nés ou ayant vécu sur le territoire de la Syrie de l’Indépendance (1947 à 2012), et d’expression arabe », langue « officielle » de la Syrie, excluant ainsi écrits en kurde, en arménien ou en syriaque. L’anthologie est organisée chronologiquement, depuis Khayr ad-Din al-‘Asadi, né en 1900 jusqu’à Saleh Diab lui-même, né en 1967. Les poèmes cités couvrent une période allant de 1947, pour ceux d’Urkhan Mussayar, à 2014, pour ceux de Nazih’Abu ‘Afash, reconnu pour être « le plus lucide de ceux qui ont évoqué le désastre actuel en Syrie ». Cette progression a aussi le mérite de donner à voir l’évolution des pratiques poétiques, qui, ainsi l’expose Saleh Diab, connaît trois formes majeures : la poésie dite « classique », avec respect de la rhétorique et de la prosodie traditionnelles, puis la poésie dite « libre » (reposant sur un nombre d’unités rythmiques), et enfin le « poème en prose », dépourvu de rimes et de mètres.

Au fil des pages, on prend aussi la mesure des orientations qui, structurellement, affectent la parole poétique, selon que la poésie choisisse d’être poésie de la « vision » (nous y retrouvons Adonis, Yusuf al-Khal, Kamal Khir Bik) ou qu’elle préfère accorder la préséance « aux préoccupations de l’homme du commun, à sa contestation de l’ordre établi » (nous y retrouvons alors Mohammed al-Maghout et Nizar Qabbani). Les biographies succinctes établies par Saleh Diab permettent aussi de mesurer à quel point les poètes syriens, déterminés par les vicissitudes qui affectent leur pays du dedans, sont aussi sensibles à ce qui vient du dehors : parmi eux, quantité de traducteurs (Yusuf al-Khal, Nadhir al-Adhlah), journalistes, diplomates (Qabbani, Uman ‘Abu Rishah). Beaucoup aussi ont, faute de pouvoir toujours s’exprimer dans leur pays, expatrié leurs poèmes, comme Adonis ou Mohammed al-Maghout, qui ont rejoint la revue Shi’r, fondée à Beyrouth en 1957, et l’ont profondément marquée de leur empreinte. Quant à la proportion de poètes vivant ou ayant vécu en exil, elle paraîtrait impressionnante si nous n’y avions été, ces dernières années plus particulièrement, sensibilisés par les témoignages militants d’un Adonis, de la regrettée Fadwa Souleimane ou d’une Maram al-Masri…

Poésie syrienne contemporaine répond à sa vocation d’anthologie. À défaut (c’est inhérent) d’être exhaustive, elle est à tout le moins éclectique, et a le mérite d’accorder son attention à des poètes que nous ne connaîtrions pas, faute d’avoir jamais eu de traduction à notre disposition (je pense particulièrement à Abd al-Latif Khattab, qui n’a publié qu’un seul livre de son vivant, lequel a été interdit, et dont nous sont offerts des extraits additionnés d’inédits).

2.

Quelques extraits des poèmes-cris figurant dans cette anthologie :

À Nadhur al-Adhmah, qui écrivait en 1957 dans la revue Shi’r : « Le soleil éteint au Levant ne revient pas » fait écho Adonis, dans les Chants de Mihyar le Damascène (1961) :

Je découvre une inflexion et un timbre nasillard propres à notre époque — […]

Époque de soumission et de mirage, époque de marionnettes et d’épouvantails, époque de l’instant dévorant, époque de descente sans fond. […]

Je suis un argument contre l’époque.

Nazih ‘Abu ‘Afash, avec la lucidité méridienne qu’on lui reconnaît, écrivait le 12 avril 2011, soit, dans le flux du Printemps arabe, à peine plus d’un mois après le début du soulèvement contre Assad :

Nous nous acheminons vers le printemps
comme vers une vaste tente funéraire, [ …]
Réjouissez-vous !
Réjouissez-vous et rassurez-vous !
Sous peu
toutes ces fleurs
seront anciennes et pourries.
Voyons, combien de temps devrons-nous attendre
pour assister à la naissance d’un autre printemps ?

Ou, dans un poème intitulé « L’erreur » :

Dans ce pays d’erreur, en ces temps d’erreur,
combien de gens meurent par erreur !

Ou encore, dans « Le prisonnier » :

Je dessine un grand panneau vert
qui guide les oiseaux vers mes poèmes
et je n’oublie pas

Adil Mahmud, dans ses poèmes, édicte les fondements d’un nécessaire devoir de mémoire (1981) :

Depuis l’homme assassiné
seul dans le désert
à l’heure où le soir était gris
les roseaux
chaque fois que le vent se lève
émettent ce son
que vous connaissez…

tandis que Banhar ‘Abd al-Hamid souligne la nécessité toujours recommencée de « Faire contrepoids à la terreur » (2002), fût-ce au détriment d’autres constructions :

nous n’avons pas planté un arbre
nous n’avons pas construit une masure
nous avons toujours été préoccupés
de faire contrepoids à la terreur

Riyad as-Salih Husayn, avec un dépit teinté d’ironie, décrit les limites de son activité poétique (1982) :

Dans la chambre petite étroite
Je lis les quotidiens et les massacres
dans la chambre petite et étroite
j’aboie comme une tempête et je gazouille comme un épi
je suis dans la chambre petite étroite :
un fleuve brisé
et quelquefois une nation persécutée

Nuri al-Jarrah, avec le même sentiment de vanité, demande, dans un de ses premiers recueils (1983) :

Si je chante
Qui égrènera mon chant dans le bassin des fleurs ?
Si je pleure
Qui ajoutera mes larmes à son verre ?
Si je crie qui m’entendra, ô mon Dieu ?

Aux chants de révolte, aux accents militants, se mêle le sentiment d’impuissance éprouvé par tous ces poètes qui ont dû s’exiler loin de leur pays. Ainsi, dans le prolongement de Nuri al-Jarrah, ‘Umar Qaddur écrit, dans un poème intitulé « Exil » (inédit) :

En un lieu lointain
J’écrirais des lettres nostalgiques adressées à ici
Il me manquerait ce dont je me suis détourné
Ce que j’ai fui
Et ce qui me serrait la gorge 

Et Saleh Diab de conclure, en fermant l’anthologie d’une ultime « Broderie » (1998) :

que faire
sous un ciel étranger
à part écouter l’oubli
broder nos années
comme la dentelle
pâtir de nos regrets
à l’air libre
tarir
en lisant des livres

3.

On finit par le remarquer : parmi les 27 poètes recensés dans cette anthologie, une seule femme, Sania Saleh, essentiellement présentée comme la belle-sœur d’Adonis et l’épouse de Mohammed al-Maghout et dont l’écriture est ainsi qualifiée par notre spécialiste : « le masochisme, la détresse et le sentiment de perte sous-tendent son œuvre ». Cette parcimonie dans le choix des voix féminines peut étonner de la part de qui a consacré son Master I à « La poésie arabe féminine après Nazik Al-Mala’ika » et son Master II au « corps dans la poésie arabe écrite par les femmes de 1960 à nos jours »… Sania Saleh aurait-elle vu juste quand elle écrivait juste avant son décès, survenu en 1985 :

Les chaussures viriles nous piétinent
alors que nous sommes déchirées,
quelle est la Dame qui soulèvera les ruines ?

De fait, on le regrette, le recueil ne laisse aucune place à la poésie syrienne féminine vivante. Où est Fadwa Souleimane, qui nous a certes quittés l’été dernier, mais dont les poèmes d’À la pleine lune résonnent encore en nous ? Où sont donc Rasha Omran, Aïcha Arnaout, Maram al-Masri, Hala Mohhamad, Ghada al-Samman ?

De cette dernière, ces quelques vers :

Comment j’aurais pu
Supporter le poids sur ma poitrine
Des centaines de rues vides
Et des centaines de valises que j’ai portées sous la pluie et les exils
Si je ne serrais pas dans mes doigts
La carte de mon pays ?


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