Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Voix du monde > Entretien de Sabine Huynh autour de sa traduction de la poésie d’Anne Sexton, (...)

Entretien de Sabine Huynh autour de sa traduction de la poésie d’Anne Sexton, par Cécile Guivarch

samedi 14 mai 2022, par Cécile Guivarch

Sabine, je sais que tu as passé de longues heures, des mois, des années, à la traduction des quatre premiers recueils d’Anne Sexton parus entre 1960 et 1969. Je sais pour toi le prestige de traduire cette figure de la littérature américaine du XXe siècle. Alors raconte ta rencontre avec Anne Sexton et son œuvre. Dans quelle mesure as-tu senti la nécessité, l’urgence peut-être, de la traduire, de la faire connaître à un lectorat francophone ?

En 1999, je suis tombée sur le volume de plus de six-cent pages de son œuvre poétique complète dans la plus vieille librairie de poésie des États-Unis, Grolier Poetry Bookshop (fondée en 1927, un an avant la naissance de Sexton), alors que je vivais dans la banlieue de Boston, dans l’état du Massachusetts, à quelques kilomètres de là où Anne Sexton avait elle-même vécu. The Complete Poems venait d’être réédité et il arborait en couverture un portrait de la poète assise par terre, vêtue d’un pantalon de couleur sombre et d’une chemise blanche aux manches retroussées, les bras enserrant ses jambes repliées, les mains croisées sur l’avant de ses tibias. Elle portait des sandales qui dénudaient totalement ses pieds aux orteils élancés : les pieds d’Anne Sexton m’ont subjuguée, on peut dire que j’en suis tombée amoureuse, et je suis ressortie de la librairie avec son livre remplis de vers et de pieds poétiques.

À l’époque, j’avais vingt-cinq ans, je commençais à peine à être publiée en tant que poète, dans une revue américaine, je travaillais comme prof de français, et mes préoccupations quotidiennes étaient très éloignées de celles qu’avait Anne Sexton au même âge : mariée et quelque peu désabusée déjà, mère de deux enfants en bas âge, femme au foyer résidant dans une banlieue aisée, elle avait déjà fait des dépressions graves et des séjours en hôpital psychiatrique. Ses poèmes parlaient de tout cela et, bien qu’ils me fascinaient, je ne les comprenais pas jusqu’au bout, car ils portaient sur des expériences qui m’étaient étrangères, ou qui ne m’interpellaient pas vraiment, tout simplement. Je ne pouvais donc pas les traduire de façon satisfaisante. Pourtant, j’y revenais souvent, pour le plaisir, je les lisais à haute voix, j’en savourais la langue dont je trouvais les intonations et la musicalité très séduisantes.

Bien des années plus tard, après avoir moi-même été épouse et mère et sujette à une dépression postpartum, j’ai commencé à comprendre sur quoi Anne Sexton s’était appliquée à mettre des mots, et j’ai entrepris de la traduire, pour moi d’abord, pour être en mesure d’analyser ce que j’avais vécu, et pour essayer de cerner davantage quelque chose que j’avais senti en la lisant, et qui reflétait (ou répondait à) un manque en moi, une perte, un exil intérieur que je portais et qui me portait depuis toujours.

Ce n’est qu’après avoir réalisé qu’il n’existait aucun livre d’elle en français que j’ai envisagé de la traduire pour la faire lire en France, car je n’avais en fin de compte jamais rien lu de tel, d’aussi fort et d’aussi rigoureux, sur la maladie mentale, la maternité, le suicide, l’amour... Il y avait bien sûr eu la poésie de son amie Sylvia Plath, mais Plath n’avait écrit qu’un seul recueil, Ariel, publié après sa mort, alors que Sexton en avait publié une dizaine. Son travail considérable, d’un poids et d’une importance incontestables, lui a d’ailleurs valu le Prix Pulitzer. J’ai commencé à traduire Anne Sexton sérieusement pour un lectorat français en 2014.

 
En quoi Anne Sexton serait-elle une grande poète selon toi ? En quoi se distingue-t-elle ? Qu’est-ce qui fait que son œuvre est singulière ? Elle aurait contribué à un courant poétique qui s’appelle la poésie « confessionnelle », peux-tu nous expliquer ce que c’est ?

Effectivement, l’œuvre d’Anne Sexton jouit d’un immense prestige au sein du canon littéraire nord-américain et inspire beaucoup d’admiration, notamment auprès de lecteurs férus de poésie dite « confessionnelle » ou « confessionaliste », un courant incluant des poètes américains aussi différents que Sylvia Plath, Robert Lowell et John Berryman, et consistant en une poésie autobiographique qui, tout en traitant de questions profondément personnelles, procure un éclairage sur le malaise socioculturel de son époque et les mythes qui contribuent à faire et à défaire (ou à assombrir) une culture. Il faut s’imaginer l’Amérique des années cinquante, au puritanisme et au conservatisme pesant toujours comme une chape sur la vie et les aspirations des femmes. En gros, ces dernières n’étaient tolérées par les hommes que si elles étaient lustrées et se conduisaient comme des ménagères et des mères efficaces ; des piliers du foyer ; souriantes, solides et silencieuses. L’angoisse existentielle n’avait pas sa place dans cette image d’Épinal. Le poète Robert Lowell appelait cette époque les « tranquilized fifties », ce qui signifie « les années cinquante tranquillisées » : sous tranquillisants, littéralement. Anne Sexton s’est rebellée contre ces dictats et a déversé son anticonventionalisme, son mal de vivre, ses rêves, ses fantasmes et ses joies dans sa poésie intimiste et remuante.

Sexton était sans doute la poète du courant confessionaliste dont le travail a été le plus remarqué aux États-Unis. Un jour, un ami m’a dit, en plaisantant à moitié : « Je ne lis pas de poésie mais je lis Anne Sexton ». Je trouve sa boutade géniale, on devrait l’imprimer sur des t-shirts, des pins, des mugs. La poésie de Sexton marque les esprits car elle est accessible, sa langue est fluide et semble spontanée, et elle donne l’impression quand on l’entend de sortir d’un journal intime ou d’une lettre, malgré l’aspect dense de ses vers longs, organisés en strophes au sein de poèmes plutôt longs également, abordant des sujets souvent assez sombres. Cependant, les titres des poèmes sont concrets (par exemple : « Les cloches », « La femme du fermier », « L’opération », « L’avortement », « Femme avec gaine », « Femme au foyer », « Marcher dans Paris », « Réveillon de noël », « Le sein », « La rupture », « Pieds nus »), et le contenu des textes est fidèle à la matérialité annoncée : pas d’abstraction ni d’ésotérisme chez elle. De plus, il s’agit d’une poésie dans laquelle la mise en voix compte énormément, une poésie probablement pensée pour la lecture publique, pour la scène, car non seulement Anne Sexton était une femme haute en couleur et très expressive, très dramatique, mais en plus elle dirigeait un groupe de rock/jazz, appelé Her Kind, avec lequel lisait ses poèmes sur scène (j’ai eu l’occasion de dire quelques mots à ce sujet dans un article publié dans la revue Catastrophes). C’était une poète un peu rock star sur les bords, avec le lot de frasques que cela peut impliquer.

Qu’est-ce que cela signifie au fond quand on dit qu’une poésie passe bien à l’oral ? Que durant l’écriture, une attention accrue a forcément été portée à la prosodie et aux procédés permettant de créer une certaine musique, un certain rythme (qu’il soit fluide ou saccadé), certains effets poétiques. L’examen du travail d’Anne Sexton révèle des poèmes solides, bâtis avec rigueur. En effet, elle travaillait ses poèmes avec acharnement, allant jusqu’à écrire trois cents brouillons pour un même texte, élaborant des schémas de rimes et des relations lexicales et syntaxiques complexes, jaugeant les allitérations et les assonances, comptant les pieds et les vers, jonglant avec des métaphores toujours surprenantes, soignant les chutes. Le résultat : le plaisir esthétique que nous offre la forme, en plus d’une réflexion poussée sur des thèmes difficiles. C’est cela, je crois, que la poésie confessionaliste réussie : cet équilibre entre l’effroi et le réconfort, la menace et le soulagement, l’épanchement débridé et le plaisir sensoriel final – la création poétique autobiographique telle qu’elle trouve grâce à mes yeux. Avec Anne Sexton, la forme maîtrisée du poème agit véritablement comme garde-fou.

 

 

Les éditions des femmes / Antoinette Fouque, ont accueilli ce volume de près de 400 pages, pourquoi avoir choisi cette maison d’édition, cet écrin particulier ? Je ne pense pas que ce soit un hasard.

Les éditions des Femmes/Antoinette Fouque ont publié en janvier 2022 les quatre premiers recueils d’Anne Sexton, réunis sous le titre Tu vis ou tu meurs - Œuvres poétiques (1960-1969). Ce n’est pas moi qui ai choisi cette maison féministe prestigieuse, mais elle qui est venue à moi, et c’était une chance inouïe. Cela s’est produit tout simplement grâce à l’entremise de la poète et traductrice Valérie Rouzeau, à qui la maison avait proposé de traduire Anne Sexton, et qui, sachant combien j’aimais son travail et que j’étais en train de la traduire, a généreusement redirigé les éditions vers moi.

Anne Sexton, ayant grandi en Nouvelle-Angleterre dans une famille aisée et traditionnelle, mariée à vingt ans, femme au foyer et mère de deux enfants en bas âge quelques années plus tard, se considérant comme « une beatnik planquée en banlieue dans une maison carrée située sur une rue barbante », était féministe à sa façon, et cela, Professeure Patricia Godi, la préfacière de Tu vis ou tu meurs - Œuvres poétiques (1960-1969), le montre très bien dans son texte liminaire, qui rappelle l’importance capitale du travail de Sexton pour les chercheurs et chercheuses en théories littéraires féministes. Aux yeux de cette poète beatnik, devant endosser bien malgré elle le costume de la ménagère bourgeoise, la vie était un champ de bataille, en particulier la vie des femmes, qui étaient reléguées au silence et devaient constamment lutter pour leurs droits : celui de disposer librement de leur corps, de se marier avec qui bon leur semblait, de choisir leurs études et leurs métiers à leur guise, et surtout de s’exprimer haut et fort sur tous les sujets qui leur tenaient à cœur. Je crois que certains de ses poèmes exhortaient indirectement ses deux filles à se battre pour obtenir tout ce dont elle pensait qu’il lui manquait ou lui avait manqué pour devenir une femme vraiment comblée et forte.

L’existence de Sexton était compliquée car remplie de contradictions : elle était épouse alors qu’elle tombait facilement amoureuse, d’hommes mais aussi de femmes, et se sentait très à l’étroit dans un rôle qui ne lui convenait pas ; elle était mère alors que sa relation avec la sienne a été très problématique et qu’elle doutait tant de ses capacités maternelles qu’elle s’en trouvait soit paralysée, soit paniquée ; elle a mis au monde deux enfants filles en saisissant pleinement sa chance alors qu’elle venait d’un monde où l’héritier mâle était roi ; elle menait une carrière de poète confessionaliste alors qu’elle vivait à une époque où la seule poésie considérée comme digne d’être lue était la poésie abstraite écrite par des hommes blancs et dominée par des mythes et des traditions classiques qui aliénaient les femmes ; elle était une autodidacte qui manquait de confiance en elle, qui n’aimait pas l’école et n’avait pas fait d’études, alors qu’elle est devenue prof de littérature et d’écriture créative à l’université de Boston et que l’université de Harvard l’a faite membre du Phi Beta Kappa, faisant d’elle la première membre de sexe féminin de cette fraternité d’étudiants brillantissimes ; elle aimait éperdument la vie et le soleil alors que ses dépressions ne la laissaient guère en savourer la lumière en paix et l’ont menée à se retirer définitivement dans l’ombre de la mort à l’âge de quarante-six ans.

Anne Sexton a remporté le Prix Pulitzer de littérature en 1967 pour son recueil Live or Die (« tu vis ou tu meurs »). Seulement neuf femmes avant elle l’avaient reçu depuis la création de ce prix annuel cinquante ans plus tôt, en 1917. Les éditions des Femmes/Antoinette Fouque travaillent depuis cinquante ans (1972) à faire découvrir la force créatrice des femmes, en portant « des œuvres rédigées par des femmes, sur les femmes ou pour les femmes centrées sur les problématiques liées à l’émancipation des femmes, et la création et la réflexion féminines ». La première maison d’édition à avoir publié Sylvia Plath en français (Ariel et Trois femmes, en 1978, dans des traductions respectivement de Laure Vernière et de de Laure Vernière et Owen Lessing), elle est aujourd’hui pour notre plus grand bonheur la première maison française à accueillir le travail d’Anne Sexton. Transformations, le cinquième recueil d’Anne Sexton, que je suis actuellement en train de traduire avec le soutien d’une bourse du CNL, verra prochainement le jour sous ses auspices. Il s’agit d’un livre savoureux, qui revisite seize contes des frères Grimm, avec un point de vue féministe et assez caustique, un vrai régal à traduire.

 
Anne Sexton écrit l’asile, écrit à ses médecins, écrit la difficulté du vivre et la folie. Est-ce que c’est difficile de traduire la folie ? J’imagine que tu as dû parfois rechercher ce que l’auteure avait voulu exprimer... Comment on traduit la folie, quelles difficultés rencontre-t-on alors ?

La question de traduire la folie est d’un grand intérêt, et elle mérite certainement un développement beaucoup plus poussé que la réponse succincte que je suis en mesure de livrer dans le cadre de cet entretien (pour lequel je te suis extrêmement reconnaissante, Cécile). Je dirais juste ceci, en guise d’amorce à une réflexion plus profonde : il faut je crois rappeler que ce que l’on traduit d’abord c’est une (ou plusieurs) langue(s), contenue(s) dans une autre langue – la poésie d’Anne Sexton, contenue dans l’idiome anglais américain.

Anne Sexton a traduit dans une langue accessible, une langue lisible et compréhensible – celle de sa poésie, qui est aussi faite d’américanismes – la langue inexprimable ou difficilement exprimable, langue indicible, inarticulée/lable de la dépression, du suicide et de la folie.

C’est Sexton par conséquent qui a traduit la folie, pas moi, et elle l’a fait avec brio. Je n’ai pour ma part qu’effectué une traduction de sa propre traduction. Ce travail a bien sûr été complexe, mais les difficultés restaient finalement surtout d’ordre lexical et syntaxique. Le plus dur, c’est Anne Sexton qui l’a fait, et ma reconnaissance lui est infinie.

Extraits de Tu vis ou tu meurs - œuvres poétiques (1960-1969)

A DIT LA POETESSE A SON ANALYSTE

Mon affaire, ce sont les mots. Les mots sont comme des étiquettes,
ou des pièces de monnaie, ou mieux, un essaim d’abeilles.
J’avoue que seules les sources des choses arrivent à me briser ;
comme si les mots étaient comptés telles des abeilles mortes dans le grenier,
détachées de leurs yeux jaunes et leurs ailes sèches.
Je dois toujours oublier comment un mot est capable d’en choisir
un autre, d’en façonner un autre, jusqu’à ce que j’aie
quelque chose que j’aurais pu dire...
mais sans l’avoir fait.

Votre affaire, c’est de surveiller mes mots. Mais moi
je n’admets rien. Je travaille avec ce que j’ai de mieux, par exemple,
quand je parviens à écrire l’éloge d’une machine à sous,
cette nuit-là dans le Nevada : en racontant comment le jackpot magique
est arrivé alors que trois cloches claquetaient sur l’écran de la chance.
Mais si vous disiez de cette chose qu’elle n’existe pas,
alors je perdrais mes moyens, en me rappelant la drôle de sensation
dans mes mains, ridicules et encombrées par tout l’argent de la crédulité.

 

*

 

JEUNE

Il y a mille portes de cela
alors que j’étais une gamine solitaire
vivant dans une grande maison
avec quatre garages et que c’était l’été,
aussi loin que je me souvienne,
une nuit j’étais couchée dans l’herbe,
les trèfles se ridaient sous mon corps,
les étoiles sages s’incrustaient au-dessus de moi,
la fenêtre de ma mère était un entonnoir
de chaleur jaune s’épuisant,
la fenêtre de mon père, mi-close,
un œil où passent des dormeurs,
et les planches de la maison
étaient aussi lisses et blanches que de la cire
et un million de feuilles peut-être
naviguaient sur leurs tiges étranges
pendant que les grillons stridulaient en chœur
et moi, dans mon corps tout neuf,
qui n’était pas encore celui d’une femme,
je livrais mes problèmes aux étoiles
et croyais que Dieu pouvait vraiment voir
la chaleur et la lueur colorée,
des coudes, des genoux, des rêves, bonne nuit.


Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés