Arun Kolatkar - Jejuri - Traduit de l’anglais (Inde) par Roselyne Sibille (Édition bilingue) - Banyan Editions, 2020
Une œuvre maîtresse et décisive dans la poésie moderne de l’Inde.
Des poèmes incroyablement simples mais envoûtants, Jejuri est l’un des grands livres de l’Inde moderne. Jejuri est un site de pèlerinage dans l’État du Maharashtra. Le poème Jejuri est le récit d’une visite de la ville – un lieu aussi grossièrement commercial que sacré, aussi moderne qu’ancien. Évoquant les rues bondées de la ville, les nombreux sanctuaires et l’histoire mythique des sages et des dieux, le poème de Kolatkar offre une riche description de l’Inde tout en accomplissant un acte de profonde dévotion.
Car l’essence du poème est une quête spirituelle, l’effort de trouver une trace divine dans un monde dégénéré. Libre, comique, triste, chantant, Jejuri est le travail d’un écrivain à la voix unique et visionnaire.
« Jejuri, cette collection de poèmes d’Arun Kolatkar, vive, clairvoyante et profondément ressentie, est largement reconnue en Inde comme un classique moderne. C’est l’un des grands trésors de la littérature indienne contemporaine. » – Salman Rushdie
Manohar
La porte était ouverte,
Manohar pensa
que c’était un temple de plus.
Il regarda à l’intérieur.
Se demandant
quel dieu il allait trouver.
Il s’en détourna et s’enfuit vivement
quand un veau aux grands yeux
lui rendit son regard.
Ce n’est pas un autre temple,
dit-il,
c’est juste une étable.
*
Une vieille femme
Une vieille femme s’agrippe
à ta manche
et te suit.
Elle veut une demi-roupie.
Elle dit qu’elle t’emmènera
au sanctuaire du Fer à cheval.
Tu l’a déjà vu.
Qu’importe, elle boitille à tes côtés
et s’agrippe plus fort à ta chemise.
Elle ne te lâchera pas.
Tu sais comment sont les vieilles femmes.
Elles se collent à toi comme une teigne.
Tu te retournes et lui fais face
d’un air décidé.
Tu veux arrêter cette comédie.
Quand tu l’entends dire,
« Que peut donc faire d’autre une vieille femme
sur des collines aussi misérables que celles-ci ? »
Tu fixes le ciel
clair qui jaillit des impacts de balles
qui lui servent d’yeux.
Et pendant que tu observes,
les fissures qui se forment autour de ses yeux
s’étendent sur toute sa peau.
Alors les collines se fissurent.
Les temples se fissurent.
Et le ciel s’effondre
avec un fracas de vitre brisée
autour de la vieille chouette indestructible
qui reste seule.
Et toi tu es réduit
à la menue monnaie
au creux de sa main.
*
Chaitanya
Les pierres de jejuri
ont la douceur du raisin
disait chaitanya
il fourra une pierre
dans sa bouche
et cracha des dieux
*
Une entaille
qu’est ce qui est dieu
et qu’est-ce qui est caillou
la ligne de séparation
si elle existe
est très mince
à jejuri
et tout autre caillou
est dieu ou son cousin
il n’y a pas de culture
autre que dieu
et dieu est récolté ici
à longueur d’année
et à longueur de temps
à partir de la mauvaise terre
et de la dureté du rocher
ce morceau de rocher géant
de la taille d’une chambre à coucher
est l’épouse de khandoba changée en pierre
la fissure qui la traverse
est une balafre laissée par le glaive
avec lequel il l’a frappée
un jour dans une crise de rage
entaille un rocher
et surgit une légende
[Nous attirons votre attention sur l’excellente note de lecture sur Jejuri par Bernard Turle dans Recours au poème : https://www.recoursaupoeme.fr/arun-kolatkar-jejuri/
dont nous tirons cette citation :
« Jejuri fit date dans l’histoire de la poésie indienne en anglais, d’où l’importance de sa publication en France aujourd’hui, même si – et peut-être surtout parce qu’il s’inscrit en contrepoint de la dérive hindouiste intégriste de l’Inde actuelle. Le profane et le sacré y sont équivalents et si le livre était publié aujourd’hui, les partisans de l’Hindutva prendraient les armes et tordraient le cou au poète. »]
Pour avoir une approche supplémentaire de ce recueil, lire la chronique de Jean Palomba : [https://www.terreaciel.net/L-espere-lurette-chronique-po-ique-par-Jean-Palomba-juillet-2021?var_mode=calcul#.YOAxCZs69yk]