Six poèmes de La Raccolta del Sale, d’Alessandro Brusa, publiés en Italie par Giulio Perrone editore, 2013 – traduits par Silvia Guzzi
Je t’ai trouvé glissant
et le pas est sur
___tes mots
qui raffinés m’ont repoussé
___traçant mon propre souffle
sur les parois inaccessibles
___de jardins silencieuxmoi qui bats le mot
comme coup vif dans la poitrine.Ti ho trovato scivoloso
e il passo è sulle
___tue parole
che raffinate mi hanno respinto
___a tracciare il fiato mio
su pareti impervie
___di giardini silenziosiio che batto parola
come colpo vivo nel petto.
Je me regarde comme si j’étais autre,
comme si cette douleur
___ ne m’appartenait pas,
que la besogne d’extraire de la mer le sel
___ je n’ai connue pour vivre
mais par besoin d’exister.Mi guardo come fossi altro,
come se questo dolore
___non appartenesse a me,
che la fatica di estrarre sale dal mare
___non ho conosciuto per vivere
ma per necessità di esistere.
J’ai appris la patience
je l’ai parcourue aux flancs
étroits dans le trajet à la boucheils disent que j’ai appris
à laisser dans l’assiette
des bouchées qu’avant je ne laissais paset ça m’amuse de le leur faire croire,
mentir sur les gestes dont je couvre
___une vérité qui échappe à la plupart.Ho imparato la pazienza
l’ho percorsa ai fianchi
stretti nel tragitto alla boccadicono che abbia imparato
a lasciare nel piatto
bocconi che prima non lasciavoe mi diverte far loro pensare che sia così,
mentire sui gesti con cui copro
___una verità che sfugge ai più.
Pas à lui le silence
pas à lui l’œil attentif
à la poursuite d’idées ouvertes
___sur le présent
agrippées à la peur de rester enfermées
___dans son rien,
dans sa scène manquante.Non è suo il silenzio
non è suo l’occhio accorto
a rincorrere pensieri aperti
___sul presente
aggrappati al timore di restare chiusi
___nel suo niente,
nella sua scena mancante.
Je t’ai éloignée
dans un temps qui est
___vie ailleurs,
déchirée en brouillon
imitant des vers qui
___ne nous appartiennent pasmême si je suis encore là
sur cette étagère trop haute
en équilibre aussi craintif
que le raisin du sarment
___derrière toi,
celui sur la photo que j’ai faite de toi
___avant de partir
celle avec ton enfant dans les bras.Ti ho allontanato
in un tempo che è
___vita altrove,
strappata in malacopia
imitando versi che
___non sono nostrianche ora che sono lì
su quello scaffale troppo alto
che in punta di piedi temo
come l’uva del tralcio
___alle tue spalle,
quello nella foto che ti feci
___prima di partire
quella con tuo figlio tra le braccia.
Non conforme
mais par mots et faits
: et pourtant c’est ton corps.Non conforme
ma per parole e fatti
: eppure è il corpo tuo.
Postface de “La Raccolta del Sale”, par Gianfranco Fabbri* - traduction par Silvia Guzzi*
La trace sentimentale que laisse derrière lui le recueil d’Alessandro Brusa n’est pas tant celle de deux êtres à la poursuite de leur ombre existentielle que la volonté du sujet poétique de s’incarner dans son propre complément à travers une expectative authentique – mais aussi cryptique – face au ressenti et, par conséquent, de se concevoir peu accessible au public moyen de la poésie. Toutefois, en bon Bolognais qui aime surprendre, Brusa accentue cette caractéristique, en exaspérant la fréquence rhétorique de ses figures (métaphoriques, et surtout synesthésiques) et élimine, comme pour provoquer le lecteur, tout le système de la ponctuation, à l’exception de quelques « deux points », apposés de manière non canonique, en début de vers. Il donne vie dès lors à une syntaxe comparable à une jument sauvage, qui trotte en solitaire le long de sentiers jamais parcourus jusqu’alors.
Par un étrange paradoxe, ce sont ces mêmes caractéristiques qui gardent le lecteur en haleine.
Mais entrons davantage dans le réticule moléculaire de son écriture. De nombreuses sections font écho à ceux qui ont été ses maîtres ; la première s’intitule « Nel silenzio del suo sangue » (de Percy Bysshe Shelley) et les autres, dans l’ordre : « La stella dei perduti » (Dylan Thomas), « Solitario ti apparterai dal mondo » (Tu Fu), « Non sei dove sai » (Giorgio Caproni) et « Un alfabeto diligente » (de Maurizio Brusa, le père d’Alessandro).
Autant de titres qui, à l’exception du dernier, renvoient étrangement à la solitude et à la perte.
Dans la première section, le ton du poète est proche de celui de l’oracle, comme si la parole cherchait à établir une définition catégorique, soumise à un précepte inéluctable. Le poète dit : « J’ai renoncé à la parole / faite d’espaces légers / … / j’ai cessé de cracher des pierres / et j’ai éprouvé l’ennui de moi / … ».
Ici, la première personne semble porter un immense poids qui lui est propre, si l’on considère notamment comment le sujet, précisément, intègre dans ses tableaux certaines parties de sa propre corporéité (sang… larmes… et autres).
Cette espèce de rage, qui nous apparaît alors énergétique et dynamique, atteint un niveau qui ne laisse vraisemblablement aucune place à la résignation.
Le titre, « La Raccolta del Sale », permet sans doute de mieux comprendre la thématique de l’œuvre tout entière. Le sel que l’on récolte est-il destiné à être jeté sur le champ de bataille des deux complices-adversaires ? Peut-on y voir une déclaration d’anéantissement du territoire conquis ?
« Tu baisses le regard / tu bats des cils, puis le relèves / et tu esquisses une grimace / et moi aussi alors je fais pareil / moi aussi je baisse les yeux / je bats des cils / et j’esquisse la même grimace que toi / … ».
Ce passage est l’expression même d’une action mimétique de l’Un dans l’Autre : voir, imiter l’existence par une sorte de paresse morale qui empêche de revenir au modèle originel, de la vocation première. Comme si toute l’œuvre pouvait se lire comme la métaphore globale de l’humanité. Un ensemble de membres destinés, par-dessus tout, à voler jusqu’à l’âme du frère au cœur de la nature humaine. Et cela pour une seule et unique raison : ne plus devoir naître de nouveau à l’Unicité.
Note de lecture sur La Raccolta del Sale, par Guido Selvatici, parue en italien dans la revue italienne « La Piè » (mars 2014) – note de lecture inédite en français, traduite par Silvia Guzzi*
Soudaine, émotive, presqu’en lien magique avec toute analyse de lecture, la poésie d’Alessandro Brusa effleure, sans la moindre hésitation, l’éternel traumatisme, le théorème fatal de la calligraphie poétique.
L’écriture est un mouvement physique, tenace, infidèle. Un rituel qui annule les absences, en les métamorphosant. Elle semble les négliger pour mieux les posséder ensuite dans un geste d’équilibre féroce, presqu’incurable. Des signes résolus qui filtrent le corps à mains nues (« … mes pensées jouent souvent faux / et les chambres de mon temps / je les ai grand ouvertes en hurlant des mots déplaisants… »). Il n’y a plus qu’à lire, à entrer dans les mots, à essayer de comprendre. Et enfin, dans un contraste qui vole le temps, à écouter. Cette voix qui se laisse écouter, sans fragilité ni compromis, est une voix autre. Une poésie autre. Loin des mots soignés mais sans nerf, loin des écritures faussées par de tristes imitations. Entendons-nous, chaque artiste est par nature une éponge qui absorbe - inévitable dette - l’art qui le précède. Les correspondances syntaxiques et du corpus avec les auteurs du passé est un gage sain et dû qui enrichit toute identité d’une langue renouvelée, qu’elle soit composition musicale, peinture ou écriture. En cela, Alessandro Brusa, si j’en crois ses propres confidences, ne fait pas exception à la règle.
Avec courage et habileté, il brave la structure de ses multiples chambres, il amarre les interphrases, à la respiration plus courte en apparence seulement, qui reflètent l’agencement lyrique de l’un de ses poètes de référence, le Percy Bysshe Shelley de Field Place. Mais l’influence de ce dernier, malgré ce clin d’œil volontaire, ne va pas plus loin car la poésie d’Alessandro Brusa ne chemine pas le long des mêmes thèmes, elle gravite autour d’un monde très différent qui l’habite avec force et le hante de questions pressantes. Dans cette sorte de dépaysement qui rarement l’abandonne, son parcours poétique sait être à l’unisson doux et féroce. Il a le courage de se salir les mains, de pétrir les mots comme on pétrit la terre, pour mieux les accueillir et respirer jusqu’à se noyer dans les blessures du temps qui n’appartiennent qu’à lui seul, railleur, profond et sensible aux controverses des moindres abandons. Son écriture est « autrement » forte et tourmentée, parfois volontairement impudente (parce que je ne sais pas la dire cette vie / ajoutée que je te lance à la figure). Brutal envers lui-même, il ne l’est jamais envers celui qui sait accueillir cette poésie ferme et haletante à la fois. Celui qui sait le lire alors même qu’il lacère son monde dans une morsure impénétrable et pourtant consciente. Il arrive enfin, dans les moments les plus sombres, que la parole se plaque et trouve soudain la paix.
Alessandro Brusa est né à Imola en 1972 et vit à Bologne depuis 1976. Il a fait son entrée en littérature avec le roman « Il Cobra e la Farfalla » (Pendragon 2004 Prix Incizine) et son premier recueil de poèmes « La Raccolta del Sale » est paru en 2012 (Perrone Editore) et a reçu le Prix Orlando. Ses travaux sont publiés dans des revues telles que Sagarana, Poetarum Silva, Illustrati, Versante Ripido et Words Social Forum, et dans plusieurs anthologies de poésie (QuDu Libri 2013, Perrone 2013, L’Erudita 2014) et de prose (Perrone 2014).
Il fait partie, depuis la toute première édition, du comité organisateur du festival de poésie « Bologna in Lettere ». Dans le domaine de la poésie toujours, il collabore avec le Words Social Forum et autres sites de poésie, d’information et de culture comme Lamanicatagliata.net, Malacopia.it, Gaiaitalia.com, L’Antenna et Just-humanity.blogspot.com.
De plus amples informations sont disponibles sur son site internet www.alessandrobrusa.it, et voici un lien direct vers quelques articles qui lui ont été consacrés : www.alessandrobrusa.it
Silvia Guzzi est traductrice depuis plus de vingt ans et a suivi une formation au Centre Européen de Traduction Littéraire. Elle a récemment traduit la dernière création théâtrale du dramaturge italien Fausto Paravidino (La Boucherie de Job, dont les surtitres ont été utilisés lors de la première représentation qui s’est déroulée au Théâtre des Beaux-Arts de Bruxelles en novembre 2014 et devraient l’être en 2016 au Théâtre d’Aubervilliers), un roman ainsi que de nombreux ouvrages en sciences humaines notamment pour les Éditions Universitaires De Boeck. Elle traduit depuis quelque temps des poètes italiens dont les textes originaux sont publiés sur Words Social Forum, Bibbia d’Asfalto et ‘round midnight edizioni. Son site internet : www.traductions.it
Gianfranco Fabbri. Depuis quelques années, parler de Gianfranco Fabbri (né à Sienne mais habitant Forlì) c’est parler des éditions L’arcolaio, sa création. En quelques années à peine, il a établi un catalogue de tout respect dont l’éventail va de la poésie, à la prose, en passant par les sciences humaines. Mais Gianfranco Fabbri a été et est un fin poète, un excellent écrivain et critique (certains se souviendront de son blog « La costruzione del verso » et les débats intéressants sur l’activité poétique où sont apparus des noms de poètes désormais bien connus). Son premier recueil de poèmes « I ragazzi del Settanta » publié en 1989 par Campanotto, a été suivi par « Davanzale di travertino », en 1993 (Campanotto), puis par des œuvres en prose « Jennifer » en 1995 (Fernandel), « Album italiano » en 2002 (Campanotto) et enfin « Stato di vigilanza » en 2007 (Manni). À partir de 2008, il s’est entièrement consacré à L’Arcolaio, délaissant apparemment sa veine créative qui continuait pourtant à couler en lui. Et pour preuve, deux poèmes extraits de « Quadri del consistere », un ouvrage en équilibre entre le journal intime (le temps s’écoule entre les hivers 1996-1997 et 1998-1999) et un zibaldone plus proustien que léopardien, une prose qui rappelle vaguement les « Piccole prose della sinapsi » dans la section éponyme et conclusive de « Stati di vigilanza ».
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Photo : Daniele Ferroni