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Alessandro Brusa, traduit de l’italien par Silvia Guzzi (2)

mercredi 30 septembre 2015, par Sabine Huynh

Dix poèmes extraits de La Raccolta del Sale, par Alessandro Brusa, publiés en Italie par Giulio Perrone editore, 2013 – suivis d’extraits de l’introduction du recueil par Matteo Fantuzzi

(Photo du poète : Kirby Kaufman)

Les poèmes que nous publions ici sont également accueillis sur
le blog de poésie italien Poetarum Silva

Ho tramutato i miei passi in orme di gigante

l’ho fatto con l’ignoranza spicciola del contadino
che all’estate chiede pioggia a suo piacimento ;

mi sono fatto sottile negli anni
con lentezza e calando ad una maglia più fine
___mi sono stretto al collo
in un momento solo, dopo il tramonto ;

ma ora sono qui ed in questo mondo di strade
non so con che voce dirti come mi chiamo,
se la fragilità è un legno che non conosco.

J’ai converti mes pas en empreintes de géant

je l’ai fait avec la simplicité inculte du paysan
qui à l’été invoque la pluie à sa guise ;

je me suis fait ténu au fil du temps
avec lenteur et passant à une maille plus fine
___je me suis étreint à la gorge
en un seul instant, après le coucher du soleil ;

mais à présent je suis là et dans ce monde de rues
je ne sais de quelle voix te dire mon nom,
si la fragilité est un bois que je ne connais pas.

Ti ho letto ed ho pensato di impazzire

ho pensato di urlare e di saltare sulle nubi,
su quelle stesse nubi di cui parli
per poterle abbattere,
trascinarle sui loro colori
___e spegnerle
___e sbatterle sul fondo di quel mare
da cui si solleva il sole del tuo piccolo giorno

di quell’alba che è solo tua.

Je t’ai lu et j’ai cru devenir fou

j’ai voulu hurler et sauter sur les nuages,
sur ces mêmes nuages dont tu parles
pour pouvoir les abattre,
les traîner sur leurs couleurs
___et les éteindre
___et les écraser sur le fond de cette mer
d’où monte le soleil de ton petit jour

de cette aube qui n’est qu’à toi.

Mi coloro con cautela,
con tinte forti,
che si intonino con
___l’alito di chi mi circonda
senza essere di troppo
___– senza essere troppo –

Je me colore avec prudence,
avec des teintes fortes,
qui s’accordent à
___l’haleine de ceux qui m’entourent
sans être de trop
___– sans être trop –

Vi guardo
______vagoni di un tram
___di una città straniera
marionette di un paese lontano
 : tratti sconosciuti
e movimenti indistinti

non illudetevi di essermi alieni
perché negli anni passati a
___guardarmi l’ombelico
ho imparato a leggere anche le
___vostre rotaie
a conoscere la linea che seguirete
___ed a prevedere la svolta perfino

e se vi inchinerete a un re
o se dichiarerete guerra ad un altro
___mortale che vi è nemico
io saprò perché
e saprò perfettamente quali fili
___vi avranno tirato

e un giorno non troppo lontano sarò lì
con un paio di forbici in mano
a tranciare quello giusto.

Je vous regarde
______wagons d’un tram
___d’une ville étrangère
marionnettes d’un pays lointain
 : traits inconnus
et mouvements indistincts

ne croyez pas m’être étrangers
car pendant toutes ces années passées à
___regarder mon nombril
j’ai appris à lire aussi
___vos rails
à connaître la ligne que vous suivrez
___et à en prévoir même les tournants

et si un jour vous révérez un roi
ou déclarez la guerre à un autre
___mortel votre ennemi
je saurai pourquoi
et je saurai parfaitement quels fils
___vous auront mus

et un jour non lointain je serai là
une paire de ciseaux en main
pour trancher le bon.

Mi prendo la vostra libertà
e quella sua impronta della gola
___cui misurate corda e cappio

vi incontro per caso nella vita
appoggiato al vento che spazza
___le vostre tasche rivoltate
e i vostri dubbi appoggiati su di me
che le rubo il frutto maturo che scartate.

Je m’empare de votre liberté
de son empreinte de la gorge
___avec laquelle vous mesurez corde et nœud

je vous rencontre au hasard de la vie
adossé au vent qui balaie
___vos poches retournées
et vos doutes appuyés sur moi
qui lui vole le fruit mûr que vous écartez.

Potete disboscare lo spazio
___di un pensiero
piegarlo in vento, farlo foresta

e le mie parole saranno sempre lì
impigliate nei rami che svolano a sud
dove muta anche il tempo dei miei anni.

Vous pouvez déboiser l’espace
___d’une pensée
le plier en vent, en faire forêt

et mes paroles seront toujours là
prises dans les branches qui flottent au sud
où transmue aussi le temps de mes années.

Vengo da qui
da non troppo lontano,
da dove tutto ebbe inizio

e solo ora torno,
per una piccola necessità
___di passaggio,
piovendo con fretta
su di un altro mondo in attesa

Je viens d’ici
de pas trop loin,
de là où tout a commencé

et maintenant seulement je reviens,
pour un rien, un besoin
___de passage,
en pluie rapide
sur un autre monde en attente

Questa è la mia pancia
___penso
la mia gravidanza

e con la mano ne seguo la rotondità
cresciuta non per un piccolo miracolo
ma per la mia ragione d’essere padre
ignorando questo mondo
e dissimulando sorpresa
___ai vostri sguardi increduli
mentre i polpastrelli indugiano nel piacere
___di accarezzarne la pelle
tesa a ricoprire una paternità improvvisa

aspetto un bambino
e lo accolgo con un pensiero nuovo
___mentre cancello il cielo,
mentre ne raccolgo la vita e i suoi giorni.

Ceci est mon ventre
___je pense
ma grossesse

et de la main j’en suis la rondeur
grossie non par un petit miracle
mais par ma raison d’être père
ignorant ce monde
et dissimulant la surprise
___à vos regards incrédules
tandis que les doigts s’attardent dans
___le plaisir d’en caresser la peau
tendue pour recouvrir une paternité soudaine

j’attends un enfant
et je l’accueille dans une pensée nouvelle
___tandis que j’efface le ciel,
que j’en recueille la vie et ses jours.

La pelle si discosta un istante,
il tempo giusto perché a
___bruciapelo tu mi chieda
 : lo vorresti un figlio ?

ondeggio,
le mani che scivolano sul dubbio che non c’è
su questa mia sterilità di stato
squadrato da quel ghigno che hai sulla faccia
da quella maschera che evita
___accuratamente i miei occhi
con l’ignoranza e la volgarità
___di questi giorni ottusi

cerco di non pensarci ti dico
spostando lo sguardo a terra e poi di lato
___e sui muri
a cercare una fuga credibile
una crepa in questa vostra violenza
per nascondere quel dolore alla
___bocca dello stomaco
che tra qualche ora si scioglierà e sarà
___un buco di piombo fuso,
un’arida voragine del tempo che si trascinerà
___dietro il cielo
congelato da quell’assenza

se vorrei un figlio ?
cerco di non pensarci.

La peau s’écarte un instant,
le temps voulu pour qu’à
___bout portant tu me demandes
 : tu le voudrais un enfant ?

j’ondule,
les mains qui glissent sur le doute qui n’existe pas
sur ma stérilité d’état
toisé par cette grimace que fait ton visage
par ce masque qui évite
___soigneusement mes yeux
avec l’ignorance et la vulgarité
___de ces jours obtus

j’essaye de ne pas y penser je te dis
en déplaçant le regard à terre puis sur le côté
___et sur les murs
à la recherche d’une fuite crédible
une lézarde dans votre violence
pour cacher cette douleur à
___la bouche du ventre
qui dans quelques heures se dissoudra et sera
___un trou de plomb fondu,
un gouffre aride du temps qui traînera
___derrière lui le ciel
congelé par cette absence

si je voudrais un enfant ?
j’essaye de ne pas y penser.

La légèreté comme du lait
se suce au sein nu
___et sûr

tu la vomis dans le monde
et la retrouves sur la lèvre
qui s’en est enivrée.

La leggerezza come latte
si succhia al seno aperto
___e sicuro

la vomiti nel mondo
e la ritrovi sul labbro
che ne è ebbro.

Extrait de l’introduction du recueil, par Matteo Fantuzzi – traduit par Silvia Guzzi

Présenter un poète qui porte un nom de famille comme le sien, un nom qui « pèse » dans la littérature italienne contemporaine, n’est pas chose facile. Sans doute devons-nous faire preuve, comme Alessandro Brusa le fait dans son œuvre, d’humilité et de respect. Cette « récolte du sel » auquel le titre fait allusion est un travail difficile, une tâche ardue qui demande une très grande attention. C’est finalement l’idée même sur laquelle se fonde la poésie et le travail d’Alessandro Brusa tourne essentiellement autour de cette dynamique qui tend à rendre possible, à créer une œuvre solide, à prouver, à s’affranchir.

Le livre est parcouru par ce besoin et la figure du père apparaît sous plusieurs formes : le père est l’exemple, l’exemple fort du poète qui cherche toujours le mot juste, réfléchit aux équilibres, mais aussi l’exemple plus fragile du quotidien, l’identité qui devrait être source de sécurité et qui, au contraire, renvoie à des responsabilités nouvelles pour celui qui entreprend sérieusement sa tâche (comme la récolte du sel, comme faire de la poésie).

Mais être père, ou mieux, ne pas pouvoir l’être est aussi au cœur de la thématique qu’aborde Alessandro Brusa à travers ses questionnements impudents qui résonnent avec dureté : « Ceci est mon ventre / je pense / ma grossesse / et de la main j’en suis la rondeur / grossie non par un petit miracle / mais par ma raison d’être père / ignorant ce monde / et dissimulant la surprise / à vos regards incrédules / tandis que les doigts s’attardent dans le plaisir / d’en caresser la peau / tendue pour recouvrir une paternité soudaine / j’attends un enfant / et je l’accueille dans une pensée nouvelle / tandis que j’efface le ciel, / que j’en recueille la vie et ses jours ».

(…)

On découvre une écriture rigoureuse qui ne manque cependant pas de flambées de rage et d’éclats de force et où l’on entrevoit une personnalité poétique sans nul doute complexe qui n’entend pas atteindre (en partie pour les raisons énoncées plus haut) la perfection mais préfère s’il le faut se salir, descendre dans le quotidien, parler aux gens, raconter la sphère affective sans peur de traverser celle plus privée : une invitation à s’accrocher obstinément au rocher jusqu’à pénétrer dans les viscères, telle est l’intense recherche dont chaque poème se nourrit.

(…)


Alessandro Brusa est né à Imola en 1972 et vit à Bologne depuis 1976. Il fait son entrée en littérature avec le roman Il cobra e la Farfalla (Pendragon 2004 – Prix Incizine). Son premier recueil de poèmes, La Raccolta del Sale, paraît en 2013 (Perrone Editore) et reçoit le Prix Orlando. Des poèmes extraits de ce recueil sont parus dans la revue américaine de poésie gay Assaracus (n.19, juillet 2015).
Ses travaux sont publiés dans des revues telles que Sagarana, Poetarum Silva, Illustrati, Versante Ripido et Words Social Forum, et dans plusieurs anthologies de poésie (QuDu Libri 2013, Perrone 2013, L’Erudita 2014) et de prose (Perrone 2014).
Ses poèmes sont traduits en français. Les traductions ont déjà fait
l’objet de trois publications, en France dans Terre à ciel et Terres
de femmes
[trad. S. Guzzi] et aux Etats-Unis dans le n. 19 de la revue Assaracus (Sibling Riverly Press, 2015) [trad. A. Brusa et F. Del
Moro].

Il fait partie, depuis la première édition, du comité organisateur du festival de poésie « Bologna in Lettere ». Il collabore avec Words Social Forum ainsi que d’autres sites de poésie, d’information et de culture tels que Lamanicatagliata.net, Malacopia.it, Gaiaitalia.com, L’Antenna et Just-humanity.blogspot.com.
De plus amples informations sont disponibles sur son site internet.


Matteo Fantuzzi vit à Lugo di Romagna. Il a publié Kobarid (Raffaelli, 2008, 2011, Prix Camaiore Opera prima, Prix Penne Opera prima). Il dirige la collection de Poésie Contemporaine pour Ladolfi Editore. Il est rédacteur auprès des revues Atelier, clanDestino et ALI, où ses textes sont publiés. Ses textes sont aussi parus sur le site UniversoPoesia et dans les anthologies Jardines Secretos (Sial, 2009) et Poeti Italiani del Duemila (Palomar, 2011). Il a créé UniversoPoesia et dirigé La generazione entrante (Ladolfi, 2011, 2012) sur les poètes nés dans les années 80. Retrouvez-le sur le site internet d’UniversoPoesia.


Silvia Guzzi est traductrice de l’italien, de l’espagnol et de l’anglais. Après avoir obtenu sa licence en traduction avec distinction, à l’Institut Libre Marie-Haps de Bruxelles, avec un mémoire de traduction commentée du roman Temblor de Rosa Montero, elle a suivi une formation au Centre européen de traduction littéraire dirigé par Françoise Wuilmart.
Elle traduit des poètes italiens, ainsi qu’une poète argentine, et ses traductions ont été accueillies sur les revues Terre à ciel et Terres de femmes et sur le site de poésie internationale de Chiara De Luca. Elle a traduit avec Lorena Cosimi le surtitrage de la pièce de théâtre La Boucherie de Job, du dramaturge italien Fausto Paravidino. Elle a également traduit un roman, de nombreux ouvrages en sciences humaines et des catalogues d’art. Retrouvez-la sur son site internet.


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