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René Crevel : quatre textes critiques / four critical texts (traduction : Matt Rosen)

dimanche 15 janvier 2017, par Sabine Huynh

Quatre textes critiques de René Crevel, traduits en anglais par Matt Rosen :

  • « La minute qui s’arrête, ou le bienfait de Giorgio de Chirico »
  • « Le miroir aux objets (Man Ray) »
  • « Histoire naturelle par Max Ernst »
  • « Lautréamont, ta bague d’aurore nous protège »

« La minute qui s’arrête, ou le bienfait de Giorgio de Chirico »

De la ville où il arrive, de l’être dont il fait connaissance, l’homme n’a pas une impression susceptible de se trouver confondue avec celle qui deviendra plus tard habituelle et se répétera chaque jour assez fidèlement pour qu’il l’estime juste, conforme à son objet. Or si l’on peut dire que la tonalité de l’état d’âme courant résulte de la multitude des chocs affectifs, il faut noter que de tous les points qui figurent ces chocs, le plus « responsable » demeure le premier en date.

Dans un ensemble dont les bords s’estompent et se vont perdre parmi les gris, la « première impression » garde un éclat qui rayonne jusqu’à la minute où il lui faut se disperser trop pour être encore. Apparaissent alors l’indifférence, l’ennui. La sagesse des nations pour une fois a eu l’audace de leur préférer la surprise initiale. Elle affirme : « la première impression » est toujours la meilleure. On pourrait jouer sur ces mots à l’infini, mais sans égrener le chapelet des dictons et proverbes, comment ne pas rappeler au moins cette phrase : « l’ennui naquit un jour de l’uniformité ». Voilà une vérité, une évidence même. Et c’est pain béni. Trop souvent de l’uniformité, notre paresse a voulu faire l’expression du bien et du vrai. Pour la masse des opportunistes le principal est de tirer parti des apparences, de simplifier et de juger tout parfait pour que rien ne soit à contrôler. Ainsi s’abandonnent les chances de renouvellement qui sont pour notre intelligence les seules chances de salut, ainsi sans cesse se trouvent comparés des êtres et des objets différents par essence, et confondues les valeurs. La sagesse des nations éparpille les préjugés, coussins dociles à son sommeil. Elle déclare : « la première impression est toujours la meilleure » ; et aussi pour une fois, espère triompher de cette béatitude morose dont les êtres sans courage se déclarent satisfaits parce qu’ils subirent les malheurs, les chocs (aussi bien que les joies d’ailleurs) sans en prendre une conscience précise ; or, seule est de quelque bienfait révélateur la rencontre qui surprend et prend d’un même coup, pour y mettre la lumière et le feu, l’intelligence et le cœur, aussi cette substance palpable et trouble, notre chair. Découverte spontanée, découverte qui s’impose ; la surprise vibre. La surprise gagne les coins les plus secrets.

Petite secousse ? Grande secousse ? Choc ? Trauma ?

Hélas, si de la ville où il arrive, de l’être qu’il voit pour la première fois, l’individu perçoit d’intuition le mystère, il faut reconnaître que ce mystère, la ville, l’être essaieront par la suite de le couvrir, de le dérober sous des apparences quotidiennes, et pour ce useront de mille subterfuges et de toutes leurs grâces. Seuls certains êtres, certaines villes auront assez de grandeur pour ne point celer, pour ne point vouloir celer leur mystère ; ce seront des exceptions dans un univers où tout et tous cherchent des mensonges relatifs pour faire contrepoids aux trop lourdes vérités. Et pourtant, quelle œuvre peut prendre vie si son auteur n’écoute point l’indéfinissable mais indéniable révélation qui chante en lui et dont on peut dire qu’elle est le meilleur, le seul levain. Un tel levain, glauque en couleur, unique en intensité, définitif, fait des tableaux de Chirico les rues de quelque cité nouménale. Cette cité n’accueille pas plus les nervosités cachottières, les agitations vaines que le repos et les bonheurs trop paisibles. Elle appelle la mort dont nous voulons croire que la promesse (pour les forts), la crainte (pour les faibles) sont celles de l’absolu. Parce qu’il est homme à la conscience orgueilleuse, le peintre assombrit l’horizon d’une menace verte.

On a dû respirer le même air dans les villes dont la perfection méritait l’ensevelissement qui les fit immortelles.

Sans avoir recours à l’horrible mot, sans parler de dynamisme et de statisme, sans opposer l’un à l’autre dans des discours théoriques, comment, à regarder les grandes toiles d’inquiétude, de silence et d’immobilité de Chirico, comment ne pas comprendre que le mouvement n’est en somme qu’une piètre excuse, l’excuse trop volontiers admise par notre lâcheté.

Il faut se l’avouer une fois pour toutes : l’agitation est un mensonge que nous nous répétons à nous-mêmes. Mais l’enchevêtrement des gestes n’a jamais raison de l’angoisse foncière. L’énervement, les trépidations ne peuvent donner l’oubli du mal de vivre. Ils réussissent tout juste à faire d’une belle, d’une grande inquiétude un assez lamentable ennui. Simple et grotesque maquillage, la lâcheté seule nous pousse à nous dérober aux tentations destructives, dont les plus courageux appellent le triomphe. Pourtant ce goût de la mort nous n’avons point à rougir qu’il ait séduit notre sensualité d’âme, puisque (croyons-nous) le néant où chaque minute se penche avec un vertige qui méprise irrémédiablement le « plancher des vaches », le néant est le nom que donnent nos jours de plus viril désespoir à ce que les matins faibles, les matins au ciel trop bleu, à l’air trop tendre baptisent bonheur et souhaitent l’éternité.

Chirico choisit une minute de pensée saisissante et la fixe avec des couleurs. Ce peintre, dont l’audace échappe aux définitions et je le félicite de nous en donner la haine, lui qui fait passer des petits chemins de fer, au fond, bien au fond de la toile sans être tenté par quelque esthétique aussi stupide que l’esthétique de la machine. Masques antiques, locomotives, gants, voitures de déménagement sont les mouvements d’une intelligence qui dédaigne les périphrases ; ils ne sont jamais des procédés décoratifs. La question d’art ne se pose plus. Il s’agit de la photographie la plus exacte, la plus précise, la plus objective d’un paysage intérieur. Le mot d’Amiel peut se retourner comme un bonnet de coton : « Paysage, état d’âme ; état d’âme, paysage ». Le clair-obscur, les contre-jours, le jeu du brouillard ne peuvent satisfaire que les esprits trop peu exigeants. Chirico a déchiré tous les mensonges des tulles et ses mains orgueilleuses ont bâti des arcades impérissables. Il préfère la menace de son ciel à la douceur fondante des poisons trop clairs. Mais qu’on n’aille point parler de mythologie nouvelle ; le peintre nous enseigne que son panthéisme est à la vérité le plus terrible des athéismes. Quant aux moyens dont l’ensemble forme ce qu’on appelle un art, je le répète, ils lui sont bien indifférents ; il n’est pas de ceux qui confondent moyens et buts, ou plutôt confondent les uns et les autres gratuitement, malhonnêtement. Chirico avait quelque chose à dire, il l’a dit avec ses pinceaux : « En d’autres temps, confiait-il à M. Paul Guillaume qui m’a rapporté ce propos, en d’autres temps j’aurais peut-être été un philosophe ».

Pour nous il ne s’agit point d’essayer quelque union sacrée, mais qu’un peintre accepte ainsi de n’être point seulement un spécialiste de la couleur, voilà qui nous venge de la médiocrité des petits maîtres.

Hélas ! Ceux qui veulent avoir l’air grave font semblant de prendre au sérieux les travaux de la plus vaine érudition ; les autres cherchent des plaisirs futiles et justifient la plus belle injure que Pascal adressait aux frivoles et aux mondains de son temps et des autres en comparant leur poésie aux travaux des brodeurs.

De tels brodeurs font souvent, ont fait souvent illusion. Je pense à la fois à des peintres, poètes ou romanciers. L’indulgence ne dure qu’une saison, et, après une complaisance coupable, vient l’heure où la mode n’excusant plus, ces « minores » en dépit de quelque excentricité trop combinée, sont partout déplacés.

Rêves sincères, rêves dépouillés, les tableaux de Chirico, où des arcades abritent des pensées les plus profondes, sont des tableaux directs, saisissants.

On voudrait s’y promener, sans doute est-ce parce qu’on sait que rien n’y peut changer, que leur ordre est immuable. Et encore une fois leur immobilité leur donne cette grandeur définitive, absolue.

L’audace n’est point dans quelque fascisme intellectuel, dans la menace d’une terreur.

L’audace est dans le silence qui écoute, dans l’attention assise. Ainsi rien ne me semble plus courageux que ce vers de Baudelaire : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes ».

Assez de grimace.
Assez de poings tendus.
Assez de rondes opportunistes.

Les lauriers sont coupés ; il faut aller vers la ville d’inquiétude, la ville d’éternité dans laquelle un jour se réalisera notre âme parfaite. J’admire Chirico parce qu’il nous a donné l’idée, parce qu’il a revivifié notre espérance de la ville d’éternité à laquelle peut-être nous n’atteindrons jamais. En des heures où l’illusion (nécessaire parce qu’elle seule peut nous donner le courage de nous espérer supérieurs au vulgum pecus) mourait, seul il put lui rendre la vie. Il a arrêté l’épisode, tué l’anecdote inutile, triomphé du mensonge des gestes, arraché tous les masques et projeté sur un plan supérieur l’instant dont il a su deviner la réalité essentielle.

(Écrits sur l’art, René Crevel. Petite bibliothèque Ombres, 2012. Ce texte a été publié pour la première fois dans Sélection, n° 7, 15 mai 1924.)

« When time stops, or the blessing of Giorgio de Chirico » (translated by Matt Rosen)

From the town that he enters, from the fellow being that he comes to know, man lacks the feeling that is susceptible to being confused with the one which will later become normal and repeat itself honestly enough each day to be judged fair and faithful to his purpose. For if the tonality of the state of the common soul is the result of a multitude of emotional shocks, one must note that of all of the points that make up these shocks, the most ‘responsive’ remains the very first.

In an entity where the borders lose all meaning and absent themselves amongst the greys, the ‘first impression’ maintains a certain luminescence which radiates until the moment that it must disperse itself in order to not run out, which is where indifference and boredom appear. For once, the wisdom of nations had the audacity to favour an initial surprise. Wisdom says : ‘the first impression’ is always the right one. We could play around with these words forever, and without wanting to work our way steadily through the prayer book of sayings and proverbs, how could we ignore the follow phrase : ‘boredom is born by uniformity’. Finally, some truth, some evidence, even, and it’s like manna from heaven. Too often our laziness has sought to make goodness and truth out of uniformity alone. For the mass of opportunists, the most important thing is to take advantage of appearances, to simplify everything and judge it as perfect so that nothing remains to be controlled. This is how our intellect’s only chance at salvation, the possibility for renovation, is surrendered ; this is how objects and beings that are fundamentally different find themselves ceaselessly compared and their values confused. The wisdom of nations scatters prejudices, those soft pillows of slumber. It declares : ‘the first impression is always the right one’, and, for a change once more, hopes to triumph over that morose beatitude, of which cowardly beings declare themselves satisfied because they suffer all of the unhappinesses, all of the shocks (and all of the joys, by the by) without precisely being aware of it all ; some telling blessing reveals the encounter that overtakes and takes in one fell swoop, bringing together light and fire, intelligence and passion, with that tangible and troubled substance, our flesh. Spontaneous discovery, unavoidable discovery ; surprise vibrates. Surprise discovers our most secret hiding places.

Is it a little tremor ? A big tremor ? A shock ? Trauma ?

Alas, if it is in entering town, if it is from the being that he sees for the first time, the individual perceives intuition as a mystery, one must recognise that this mystery, this town, this being, will all try and cover it, snatch it under the cloak of normality, and to this end will make use of a thousand subterfuges and all of their graces. Only certain beings, certain towns will be too grand to conceal, or not even wish to conceal, their mystery ; they will be exceptions in a universe where each and every one of us looks out for enough lies to balance out the all too heavy truths. And yet, what work could possibly come to life if its author does not listen to the undefinable but undeniable revelation that sings in him and of which we can say is the very best and only catalyst. Such a catalyst, glaucous in colour, unique in intensity, definitive, makes Chirico’s paintings the streets of some noumenal community. This community no longer welcomes that secretive restlessness, those futile agitations such are too-peaceful rest and bliss. It calls forth a form of death whose promise (for the strong) and fear (for the weak) we want to believe belong to the absolute. Because he is a man of pride, the painter darkens the horizon with green threats.

If only we had breathed the same air in the towns whose perfection earned the burial rites that made them immortal.

Without resorting to the horrors of words, without speaking of dynamism and stagnation, without opposing one with the other in theoretical discourses, how, looking at Chirico’s great canvases of worry, silence and immobility, how can one not understand that movement is little more than a flimsy excuse, the all-too-willing excuse of our cowardice.

One must admit it once and for all : political unrest is a lie that we repeat to ourselves. But the intercrossing of gestures will never stop our topographical anxieties. Irritation and trepidations do not give the abyss any angst. They just about succeed in making a beautiful, great worry into a simple, lamentable tedium. Simple and grotesque cosmetics, cowardice alone pushes us into baring ourselves before the destructive temptations of which the bravest is called triumph. Yet we need not blush for this taste of death to seduce our spiritual sensuality, believe me, for the nothingness which leans each minute with a vertigo that irredeemably disdains the terra firma, the nothingness which is the name given by our most virile, hopeless days to the weak mornings, the mornings of the too-blue sky, christens it joy and blesses eternity itself to the too-tender air.

Chirico chose a startling minute of reflexion and fixed it with colour. This painter, whose audacity avoids all definitions, and I congratulate him for making us hate them, he who paints his little railways in the background, right in the background of his canvas without being tempted by an aesthetic as stupid as the aesthetic of machinery. Ancient masks, locomotives, gloves, removal vans, these are the movement of an intelligence that despises circumlocution ; they are never decorative processes. The question of art is no longer asked. It consists of the most exact, precise, objective interior landscape of photography. Amiel’s phrase could spin around like a cotton night-cap : ‘Landscape, state of mind ; state of mind, landscape.’ The chiaroscuro, the backlighting, his games with fog can only satisfy the least demanding souls. Chirico has torn all the lies from their netting and his proud hands have constructed imperishable arcades. He prefers the threat of his sky to the melting softness of overtly pale poisons. But speak not of a new mythology ; the painter teaches us that his pantheism is the most terrible truth of atheisms. With regards to the methods of which the ensemble forms what we know as an art, I repeat, he is absolutely indifferent ; he is not one of those who confuses methods and goals, or rather confuses the two wantonly, dishonestly. Chirico had something to say, he said it with his brushes : ‘in another time’, he confided in Monsieur Paul Guillaume, who told me of these remarks, ‘in another time maybe I would have been a philosopher.’

For us, it does not consist of attempting some sacred union, but for a painter in such a way to accept not only being a specialist of colour : this is how we will be avenged for the mediocrity of the small-time masters.

Alas ! Those that wish to appear serious pretend to take seriously the trials of the vainest erudition ; others look for futile pleasures and in doing so justify the most choice insults that Pascal addressed to the frivolities and socialites of his time, and others still compare their poetry to the work of embroiderers.

Such tales of embroiderers are, and were, often little more than a crutch. I am thinking both of painters, poets and novelists. Indulgence only last a season, and, after such an accommodating attitude, comes the time where fashion no longer has the patience, and these ‘minoritisers’, despite some complicated eccentricities, are universally moved on.

Sincere dreams, shattered dreams : Chirico’s paintings, where the arcades shelter our most profound thoughts, are direct and striking.

We would not mind having a walk around, no doubt because we know that nothing could change it, that their ordering is inalterable. And once again their immobility gives them this grandeur, definitive and absolute.

Audacity does not exist in some sort of intellectual fascism, in the threat of terror.

Audacity is in the silence that listens in sitting attention. Thus, nothing seems to me more brave than this line of Baudelaire’s : ‘For I loathe all movement that displaces the lines’.

Enough wincing.
Enough outstretched fists.
Enough opportunistic round dances.

Les lauriers sont coupés [1] : we must go towards the town of worry, the town of eternity where one day our perfect soul will create itself. I admire Chirico because he gave us the idea, because he revitalised our expectation of an eternal town that we might never accomplish. In the hours where illusion — a necessity, for illusion alone is capable of giving us the courage to consider ourselves superior to the ignorant — dies, Chirico alone was capable of bringing it back to life. He put an end to the episodic, killed the useless anecdote, triumphed over the lies of gestures, tore up all the pretensions and laid out on a higher plane the precise moment, of which he knew how to divine essential reality.

[1] Crevel alludes here to Édouard Dujardin’s 1887 novel of the same name, often viewed as the first work written in stream of consciousness. The title used in Stuart Gilbert’s translation, We’ll to the Woods No More, loses the aspect of autumnal regeneration found in the French, which Crevel also seeks to evoke.

« Le miroir aux objets (Man Ray) »

Division du travail, pain béni des économistes, des sociologues, principe éternel à quoi nul n’ose contredire depuis le jour où Dieu, son monde achevé, se rendit compte qu’il faut deux moitiés pour un tout, et, de la côte de l’homme, passez muscade, fit sortir la femme.

Dès lors se trouvèrent partagés les travaux et les jours, si bien que, pour ne point faillir à la règle de sagesse, chacun a pris l’habitude de chercher qui l’aidera dans l’organisation de son chaos. Et c’est pourquoi le photographe, comme Dieu la femme de l’homme, fait sortir l’oiseau de la chambre noire.

Attention :

Un petit oiseau va sortir. Un petit oiseau est sorti, un petit oiseau apporte au nid des jolies filles, des fougères. Il ne dédaigne d’ailleurs ni les tire-bouchons, ni les jambes de la Tour Eiffel, ni les morceaux de sucre. Il les offre à quelque prestidigitateur amusé de nous voir à tel point stupéfiés d’un monde recréé.

Mais au fait, quel est le prestidigitateur ?

Après l’anthéopocentrisme, l’anthéopomorphisme, nous avons eu le machinocentrisme, le machinomorphisme. Des peintres ont voulu être amoureux des machines comme du corps humain. Ils ont voulu être amoureux des seules machines, d’où un système ennuyeux, ni plus ni moins ennuyeux d’ailleurs que n’importe quel système.

Certains photographes ont imité les peintres et ainsi, de prestidigitateurs sont devenus sources pétrifiantes, et alors qu’ils se croyaient les plus habiles, n’ont point su se servir de ce miroir aux objets dont un Man Ray, par exemple, a obtenu des miracles.

Man Ray, il est vrai, s’il sait poser des problèmes essentiels — j’entends ceux qui naissent du spectacle d’un monde dit extérieur dont on s’aperçoit tout à coup que les réalités, les formes, les couleurs ne sont peut-être pas si simplement réelles qu’on eût aimé à le croire — Man Ray, dis-je, s’il sait poser des problèmes essentiels, et à propos d’un tire-bouchon, d’une jambe de Tour Eiffel, d’un morceau de sucre, nous oblige à nous demander si les tire-bouchons, les jambes de Tour Eiffel et les morceaux de sucre, qui débouchent, bottent ou nourrissent nos rêves, ne sont pas moins contestables en fait que les tire-bouchons, jambes de Tour Eiffel et morceaux de sucre de tous les jours, si connus qu’ils en deviennent invisibles, donc inexistants, Man Ray, s’il a du sorcier, ne pose point au mage, et parce qu’il ne prétend point se borner aux seules attitudes troublantes, nous donne pour nous apaiser une fougère, un joli visage.

De son miroir aux objets, ce chasseur du mystère a su se servir. Et sans doute celui qui fit la première photographie s’étonnerait-il d’un tel cas, tout comme, d’ailleurs, l’homme qui le premier, sur des parois d’une caverne, avec son silex traça le profil d’un animal n’eût pu croire que son dessin, dont un animal était le prétexte, révélait l’homme, décrivait l’auteur plutôt que le modèle.

Et même ces photographies où nous retrouvons la grâce anonyme des femmes d’un temps passé, nous disent moins de ce temps, par les crinolines anglaises, tournures de celles qu’elles représentent, que par je ne sais quelle vapeur dont le mystère impondérable crée ce qu’on nomme atmosphère.

La peinture n’est pas de la photographie, disent les peintres. Mais la photographie non plus n’est pas de la photographie, c’est-à-dire n’est pas de la copie. Et certes, on pourrait donner de bien bonnes raisons pour dire comment le cliché ne reproduit pas exactement les objets ou les êtres dont pourtant il donne l’image, on pourrait dire aussi comment il se fait que les épreuves d’un même cliché ne se trouvent pas absolument identiques. Mais ce que je veux remarquer aujourd’hui, c’est que, s’il faut un miroir et des alouettes pour la chasse aux alouettes, pas plus que le miroir aux alouettes, le miroir aux objets ne peut à lui seul charmer.

Et c’est pourquoi, pas plus que le peintre ou le poète, le photographe ne se peut contenter d’une narration méticuleuse.

(Écrits sur l’art, René Crevel. Petite bibliothèque Ombres, 2012. Ce texte a été publié pour la première fois dans L’Art vivant, 1ère année, n° 14, 15 juillet 1925.)

« The Object Mirror (Man Ray) » (translated by Matt Rosen)

Division of labour : manna of economists, sociologists, eternal principal which none dare contradict since the day that God, having created the world, realised that two halves make a whole and, hey presto, made woman.

From here on out, shared were the works and days, so neatly that in order to not fail the law of wisdom, everyone got used to looking for someone to help them organise their own chaos. It is why the photograph, just as God made woman from man, makes birds emerge from the darkroom.

Watch out :

A little bird will emerge. A little bird has emerged, a little bird carries pretty girls and bracken to its nest. As it happens, it does not disdains corkscrews, nor the legs of the Eiffel Tower, nor lumps of sugar. It gives them to some magician or other, amused at seeing us so stupefied with a recreated world.

But who, in fact, is this magician ?

After antheopocentrism, antheopomorphism, we had machinocentrism, machinomorphism. Painters wanted to love machines as much as the human body. They only wanted to love machines, or a dull system, neither more or less dull than any other system.

Some photographers imitated painters, and thus magicians became a petrifying source, and whilst they considered themselves the most skilful, barely knew how to best use this Object Mirror with which someone like Man Ray, for example, has obtained miracles.

Man Ray, it is true, if he knows how to pose the essential questions — I mean those that are born of the spectacle of a so-called ‘exterior’ world in which we perceive all at once that the realities, forms, and colours are perhaps not so simply real as we would like to have believed — Man Ray, I was saying, if he knows how to ask the essential questions, and, be it a corkscrew, a leg of the Eiffel Tower, or a lump of sugar, forces us to ask ourselves if corkscrews, legs of the Eiffel Tower and lumps of sugar, which uncork, boot or nourish our dreams, are not in fact any less debatable than everyday corkscrews, everyday legs of the Eiffel Tower, and everyday lumps of sugar, so banal that they become invisible and, as such, inexistant — Man Ray, if he be a sorcerer, does not expose the sorcerer, and because he does not claim to limit himself to unsettling attitudes alone, calms us with bracken and a pretty face.

This mystery hunter knows how to serve himself of his Object Mirror. And doubtless he who made the first photograph would be stunned by such a case, just like, moreover, the first man to trace the profile of an animal with his flint along the wall of a cave could not have believed that his drawing, with its pretext to being an animal, actually revealed man himself, describing the author rather than the model.

And even those photographs in which we rediscover the anonymous beauty of women from a past time tell us less about that time by their English crinolines, shaped as those whom they represent, than by some unknown vapour with which imponderable mystery creates that which we call ‘atmosphere’.

Painting is not photography, say the painters. But photography is not photography either, that is to say, it is not a copy. And certainly, we could give plenty of good reasons for saying how the stereotype does not exactly reproduce the objects or the beings which it nonetheless represents, and we could also say how the proofs of one stereotype are not necessarily identical. But what I want to point out today is that if we need both smoke and mirrors in order to trick the eye, no more than a smokescreen itself, the object-mirror cannot enchant alone.

And it is why, no more so than the painter or the poet, the photographer is incapable of satisfying himself with meticulous narration alone.

André Breton, Salvador Dali, René Crevel et Paul Eluard, 1930.

« Histoire naturelle par Max Ernst »

Fontaines pétrifiantes, livres de leçons de choses, pour protéger les rêves de l’enfance, en plein ciel, s’ouvre l’éventail des fougères, demain bouquet minéral s’il tombe dans certaine source, à Montferrand. Jusqu’à la consommation des siècles, un petit rameau de rien du tout demeurera imprimé à même les cœurs des pierres, qui, malgré tant de lieux communs sur leur soi-disant dureté, n’ont point refusé en d’autres ères de se laisser marquer d’une quasi-transparence végétale. Muets et sans geste devant le mystère des trois règnes, pour se donner, tout de même, l’illusion d’agir sur les éléments, des hommes mesurent les apparences. Longue théorie des arpenteurs, géomètres, géographes, et vous tous qui croyez la terre, l’air, l’éther destinés à être coupés en tranches comme ce melon dont Bernardin de Saint-Pierre pensait que l’extérieur était ainsi côtelé, pour qu’il fût mangé en famille, les petites combinaisons logiques, les sondes, les jalons, votre naïf anthropocentrisme seraient autant de choses touchantes si des idoles telles que le système métrique n’avaient depuis longtemps décidé les uns et les autres à des jugements, à une confiance inadmissibles.

Mais que le Mont-Blanc, grâce au prestige de ses 4 810 mètres, continue à dominer l’Europe, n’empêche que le rideau du sommeil tombé sur l’ennui du vieux monde, soudain s’est relevé pour des surprises d’astres et de plantes, et s’effondrent les murs entre lesquels on avait voulu enchaîner les vents de l’esprit. Les araignées lasses de manger les mouches se sont repues de nos montagnes habituelles, et nous connaissons le règne des choses disproportionnées. Justice enfin soit rendue aux insectes. Ce que nous appelions bien fièrement « notre éducation » est à faire de fond en comble et Max Ernst a raison, qui, sous le simple titre Histoire naturelle, nous présente réunies en trente-quatre planches les terribles merveilles d’un univers dont notre semelle n’essaiera plus d’écraser les petits secrets, désormais plus grands que nous.

Que les bûcherons comme par le passé coupent les arbres, les étoiles dans les troncs des chênes dont les ébénistes avaient coutume de faire le centre de leurs guéridons, échappent à la confiance des ouvriers, et des petites tables tournent autour de la terre. Métempsychoses et non plus métaphores. Les ersatz d’images, les calembours sentimentaux, les attitudes, les phrases où tous cherchaient leur vengeance contre d’inévitables dégoûts, tout le truquage se disloque. Et qui oserait parler d’art ? Sur la corde raide qu’ils tentèrent de nous faire prendre pour une ligne d’horizon le vertige a saisi nos plus savants contorsionnistes, et les voilà qui chantent les Larmes de Pierrot et s’apitoient bêtement sur la tristesse du sort humain. Que nous importent ces Paillasses lorsque déjà se lèvent de hautains fantômes que ne tentèrent ni le romantisme du geste, ni les draperies, ni les effets de costume. Nous les suivrons jusqu’à cette altitude où Max Ernst nous apprend qu’au-dessus des nuages marche la minuit. Au-dessus de la minuit plane l’oiseau invisible du jour. Un peu plus haut que l’oiseau, l’éther pousse, les murs et les toits flottent.

Fontaines gemmifiantes, astrifiantes, quel secret a-t-il découvert dans vos eaux ? Des colombes, il fait des diamants et des regards, un système de monnaie solaire. Or, tandis que les oiseaux s’allument en plein ciel, la terre tremble, la mer invente ses chansons nouvelles, le cheval du rêve galope sur les nuages, la flore et la faune se métamorphosent. Et nous regardons, vengés enfin des minutes lentes, des cœurs tièdes, des mains raisonnables. Tel miracle, mais dans une ville où tout s’était pétrifié sous une lave glauque, déjà nous avait été offert par Chirico. Univers imprévu, quels océans jusqu’à vos bords ont mené ces navigateurs du silence ? J’entends encore ce cri de Paul Éluard : Visage perceur de murailles. Max Ernst a pu voir et nous faire voir ce qui se passait dans l’écurie du sphinx. Et il ne s’agit plus de quelque vieux mythe. Histoire naturelle, vous dis-je. Ailes de paupières, nos yeux volent, et le vent en l’honneur duquel Max Ernst bâtit ses forêts, pour quelle résurrection emporte-t-il nos mains, ces fleurs sans joie ?

(Écrits sur l’art, René Crevel. Petite bibliothèque Ombres, 2012. Ce texte a été publié pour la première fois dans La Nouvelle Revue Française, n° 169, 1 octobre 1927.)

« Histoire Naturelle by Max Ernst » (translated by Matt Rosen)

Petrifying fountains, childhood manuals : in order to protect the dreams of childhood, in mid-air opens a fan of bracken, with which tomorrow will make a mineral bouquet, if it tumbles into a certain source in Montferrand. Until the consummation of ages, a little sprig of nothing at all will remain printed on the very core of the stones which, despite all the platitudes about their so-called hardness, did not refuse in eras gone by to let themselves be marked by a quasi-transparent vegetality. Nonetheless, mute and gestureless before the mystery of the three kingdoms in order to give themselves the illusion of mastering the elements, men quantify apparences. Long believed by surveyors, geometricians, geographers, and all of you that believe the ear, the air, the ether are destined to be cut up piece by piece like the melon that Bernardin de Saint-Pierre thought had got its ribbed exterior like that, in order to be eaten by the whole family, the little logical combinations, the sensors, the markers, your naive anthropocentrism would all be part of countless touching details if idols like the metric system had not a long time ago decided between themselves on their judgements in the strictest confidence.

Whether Mont Blanc, thanks to its prestigious 4,810 metres, continues to dominate Europe, does not change that the curtain of sleep that has fallen on the boredom of the old world has suddenly been lifted to reveal the surprises of celestial bodies and plants, collapsing the walls between which we had sought to shackle the winds of the human spirit. The spiders that fear eating flies are happy enough with our normal mountains, and we know the realm of disproportionality. Justice is finally given to the insects. What we so proudly call ‘our upbringing’ needs examining from top to bottom, and Max Ernst is right, who, under the simple title of Histoire naturelle, showed us together in thirty four plates the terrible marvels of a universe wherein our sole will no longer attempt to crush little secrets, which have grown larger than us.

If only it was like in the past, lumberjacks cutting trees, the stars in the trunks of oaks which the woodworkers are proud to make the core of their side tables, slip out of the workers’ affections, little tables start turning around the Earth. Not metempsychosis nor metaphors. Ersatz images, sentimental puns, attitudes, the sentences where all seek their vengeance against inevitable aversions, all the rigging and fixing slips out of place. And who will risk speaking of art ? Along the stiff rope that they attempt to make us think is a horizon line, vertigo has served our most learned contortionists, and here they are, singing Les Larmes de Pierrot and stupidly feeling sorry for themselves over the sadness of human destiny. If only these buffoons were carted off as soon as their haughty phantoms attempted neither romantic gestures, nor draperies, nor sought the effects of costumes. We will follow them to the altitude where Max Ernst teaches us that above the clouds walks midnight. Above midnight glides the bird that daytime hides. A little higher than the bird, the ether sprouts, and the walls and the roofs float.

Gem-spurting, star-shooting fountains, what secret did he discover in your waters ? From doves, he made diamonds and glances, a solar currency. For, whilst the birds illuminate in mid-air, the earth shakes, the sea invents its new songs, fantasy’s horse gallops over the clouds, the flora and the fauna metamorphose. And we watch, finally avenged for those slow minutes, those lukewarm hearts, those reasonable hands. Such miracles, yet in a town where everything had been petrified under gloomy lava, was already offered to us by Chirico. Unplanned universe, which oceans led these navigators away from silence and to your shores ? I hear once more that cry of Paul Éluard’s : face, piercer of walls. Max Ernst was capable of seeing and making us see what was happening in the sphinx’s stable, and it no longer consists of some sort of old myth. Histoire Naturelle, I tell you. With eyelids for wings, our eyes fly : for which resurrection does the wind, in honour of which Max Ernst built his forests, carry away our hands, those joyless flowers ?

Max Ernst : « Au rendez-vous des amis ». 1922.
Première rangée, de gauche à droite : René Crevel, Max Ernst (sur les genoux de Dostoïevski), Theodor Fraenkel, Jean Paulhan, Benjamin Péret, Johannes Th. Baargeld, Robert Desnos.
Deuxième rangée : Philippe Soupault, Hans Arp, Max Morise, Raffaele Sanzio, Paul Eluard, Louis Aragon (avec une couronne de laurier autour des hanches), André Breton, Giorgio de Chirico, Gala Eluard.

« Lautréamont, ta bague d’aurore nous protège »

Que l’accord se fasse entre les hommes d’une même époque ou d’un même lieu, par le miracle de tel ou tel absent du temps ou de l’espace, au gré des heures, je m’en irrite ou m’en réjouis.

À la vérité, la communion accomplie qui en fut le principe ne saurait plus être imaginée sous des traits humains. Bague d’aurore, une éternité boréale protège la belle aventure écrite en lettres d’étoiles : l’amitié. Ces étoiles, du cercle qui les enclôt, alors même qu’elles paraîtraient s’inquiéter ou faiblir, trouvent une lumière sans cesse nouvelle, nourriture qui leur permet de ne pas s’éteindre.

Je voudrais pouvoir adresser à Lautréamont un hymne de reconnaissance digne de lui. Au contraire, il me serait odieux, il me paraîtrait sacrilège d’essayer une mosaïque de cailloux critiques autour de Maldoror.

Le rythme qui me saoula, m’a-t-il mené jusqu’à la crête des vagues ? Règne des tempêtes, l’écume s’achevait par les bouquets des plus beaux visages qui naissaient, s’épanouissaient et jusqu’au ciel se prolongeaient par la forêt de leurs désespoirs.

Une porte s’ouvrait sur la mer. Maldoror. Aurore du mal. Vésuve du matin, et cette fraîcheur criminelle des algues dans la chaleur même du volcan. Alors nous avons connu le règne des choses disproportionnées. Une porte spontanément s’ouvrait sur la mer. Lautréamont fut au seuil de la bouleversante amitié que je n’ai pu m’empêcher de vouer à des hommes, des esprits tels que Breton, Aragon, Éluard. De ce mystère je ne saurais rendre compte, ni, surtout, ne le veux. Mais comment oublier ce trouble et mes yeux qui pleuraient ?

Beaux couteaux, les phrases glissaient entre les os de mon crâne. De mes tempes le sang coulait dans un flot de cloche.

Puisque je suis lâche à faire encore du bonheur un critérium, j’avouerai donc.

Lautréamont, de toi j’ai été heureux.

Lautréamont, ta bague d’aurore nous protège.

(Le Disque vert, 4ème série, N°4, 1925.)

« Lautréamont, your dawn ring protects us » (translated by Matt Rosen)

Whether or not the agreement occurs between men of the same era or of the same place, due to the miracle of such and such an absentee from time or from space, with the flow of hours, I either do not care or I am overjoyed.

In truth, the principle of the accomplished communion will no longer be imaginable according to human traits. Dawn ring, a boreal eternity protects the beautiful star-written adventure : friendship. These stars, from the circle that encloses them, even though they might seem to worry or weaken, find an ever-renewing light, sustenance that keeps them from going out.

I want to address to Lautréamont a hymn of thanks that is worthy of him. On the contrary, I would be being obnoxious, it seems to me, if I attempted the sacrilege of laying out a mosaic of pebbly critiques around Maldoror.

The rhythm that left me dazed — did it take me to the crest of the waves ? Realm of storms, the froth broke with bouquets of the most beautiful faces that were ever born, fulfilling itself and stretching itself out through the forest of their hopelessness to the very sky.

A door opened on the sea. Maldoror. Aurora of mal. Morning’s Vesuvius, and that criminal freshness of seaweed in the very heat of the volcano. This is how we have known the realm of disproportionality. A door spontaneously opened onto the sea. Lautréamont was at the threshold of the revolutionary friendship that I could not help myself but commit to certain people, figures like Breton, Aragon, Éluard. I know not how to understand this mystery, nor, above all, would I want to. But how could I forget this disturbance and my eyes that weep ?

Beautiful knives, the sentences slipping between the bones of my skull. From my temples the blood flowed in a flood of bells.

For I still cower at making happiness a criterium, I concede.

Lautréamont, for you, I was happy.

Lautréamont, your dawn ring protects us.

Retrouvez les textes de René Crevel sur le site Mélusine.

(page réalisée avec la complicité de Sabine Huynh)


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