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Tim Bowling : choix de 3 poèmes - Traduit de l’anglais (Canada) par Jean-Marcel Morlat

samedi 8 octobre 2022, par Cécile Guivarch

Tim Bowling, né en 1964 à Vancouver au Canada, a passé son enfance à Ladner, en Colombie-Britannique, et réside actuellement à Edmonton, dans l’Alberta. Il est l’auteur de cinq romans (Downriver Drift, The Paperboy’s Winter, The Bone Sharps, The Tinsmith, and The Heavy Bear), de deux récits biographiques (The Lost Coast : Salmon, Memory and the Death of Wild Culture and In The Suicide’s Library), d’un récent recueil d’essais (The Call of The Red-Winged Blackbird : Essays on the Common and Extraordinary) et de treize recueils de poèmes. Tous les poèmes présentés ici sont tirés de Selected Poems, recueil qui a obtenu le Robert Kroetsch City of Edmonton Book Prize (Selected Poems, 2013, Nightwood Editions). Il a également été le récipiendaire de la prestigieuse Bourse Guggenheim. Le poème Petit Essai en hommage au passé a paru dans la revue en ligne québécoise Le Crachoir de Flaubert le 18 novembre 2021 (https://www.lecrachoirdeflaubert.ulaval.ca/2021/11/petit-essai-en-hommage-au-passe/), tandis qu’une autre sélection de 4 poèmes (1958, Pelote de réjection, Rue édouardienne, Seize merisiers), a paru dans la revue littéraire Europe (Écrivains et reporters dans la Guerre-Georg Lukács), no 118-119-120, juin-juillet-août 2022, pp. 306-308 (traductions réalisées par Jean-Marcel Morlat).

Grève

Il est impossible de se débarrasser de l’odeur nauséabonde
de hareng pourri
avec les poings d’hommes en colère, je ne le sais que trop,
le courant qui a noyé mon ami d’enfance
ne peut être détourné par les chants et les cris de protestation
jetés violemment par nos pères contre les murs de la conserverie,
toutes les larmes versées par ma mère lorsque la pauvreté
lui a fait comprendre les fin os pour bouillon qu’étaient
les poignets de sa mère — o enterré dans les neiges
orientales — ne peuvent être séchés grâce à trois sous de plus par
livre de saumon rouge arraché aux pierres de sang rouge et
riche, mais ces sacreurs qui arpentaient nos
rues de minuit transportant tels des scientifiques fous
des fioles d’acide à verser sur les filets
des jaunes étaient persuadés que leurs poings, leurs chants
et les sous durement gagnés étaient le moyen
d’arriver à quelque chose de mieux que les
filets sans fin s’accrochant au fond et remontant
mouffettes et souches, et les engelures aux mains
causées par les travaux hivernaux. Nous sommes tous le corps vivant
de l’ancienne croyance de quelqu’un. Donc, si votre père,
tout comme le mien, était assez fier pour amarrer
sa signification pour votre rêves, et que votre mère
grappillait aussi pour vous remplir le ventre, et que
les rues de votre enfance ont durant une nuit appartenu
à des voix humaines dressées contre un mur humain,
alors goûtez cet air de poisson pourri pour
ce qu’il est, la vie dont leurs inquiétudes vous ont préservé,
le sang de toutes nos Espagnes privées
imprégnant la lune.

Strike

The stench of rotted herring can’t be broken
with the fists of angry men, I know that much,
the current that drowned my childhood friend
cannot be turned by protest songs or shouts
our fathers hurled against the cannery walls,
whatever tears my mother wept when poverty
made her understand the thin soup-bones of
her mother’s wrists - o buried in the eastern
snows - cannot be dried with 3 cents more per
sockeye pound wrung from stones of rich, red
blood ; but those cursing men who walked our
midnight streets carrying vials of acid
like mad scientists to pour on the nets
of scabs believed their fists and songs
and hard-earned pennies were the means to
something better than endless drifts of
skunks and snags, and the chilblained hands
of winter works. We’re all the living body
of someone’s old belief. So if your father,
like my own, was proud enough to moor his
meaning for your dreams, and if your mother
also scrimped to keep your belly full, and
your childhood streets one night belonged
to human voices raised against a human wall,
then taste this air of rotted fish for what
it is, the life their worry saved you from,
the blood of all our private Spains
soaking up the moon.

HARFANG DES NEIGES APRÈS MINUIT

J’aime à croire qu’il m’attend
dans les peupliers deltoïdes le long de la rivière,
le regard braqué sur la lumière du porche
de ma maison ;
J’aime à croire que son sang est en émoi
face à ma présence, d’une manière qui lui est
inconnue, mais qu’il comprend également
l’odeur intense de la joie et de la peur
que mes os dégagent
au moment de fermer la porte derrière moi
et de plonger dans les étoiles.

Tout est si calme à cette heure,
rien que nous deux éveillés
chacun chassant de cette façon,
les petits dons de la nuit
ce qu’il cherche dans l’herbe longue
et les marécages, ce que je cherche
dans le silence dépeuplé :
au début, je pensais l’avoir suivi
le long de la digue et à travers champs,
dans le secret d’un étrange rituel et
sauvage dans la solitude ;
Je ne suis pas si sûr maintenant.

Pendant des kilomètres
il vole au-dessus de mon épaule
alerte et aussi minuscule que ces lunes
que nous observions durant notre enfance
depuis la banquette noire de la voiture de nos parents,
ces lunes qui nous ramenaient toujours au bercail à toute allure,
que nous ne pouvions jamais perdre
et lorsque je m’arrête, il est là,
se posant sur un piquet de clôture ou un pieu,
plongeant derrière un bouquet d’arbres ;
jamais de hululement en provenance de l’herbe
jamais de mot guttural ;
nous avons décrit des cercles autour du silence de chacun
des mois ainsi.

Ce soir, derechef, je me demande
ce qu’il me dirait s’il le pouvait ;
dirait-il que le sang qui l’appelle
vers la terre est un sang
qu’il ne comprend pas ?
Sous ces ailes crépitantes je me demande
quelle mort il s’attend
à ce que mes mains pales et coupées produisent ?

Je lui dirais maintenant,
cette page blanche ondulant dans la nuit,
ce cœur battant d’un bonhomme de neige,
rêve de garçon qui persiste,
frère, je me suis bouché les oreilles contre
le sang qui me rappelle à la terre
mais j’avancerai ici avec toi
dans son sombre et silencieux écoulement
tant que le souffle m’est donné
et que ta vigile brûle d’un feu blanc dans les arbres.

SNOWY OWL AFTER MIDNIGHT

I like to believe he waits for me
in the cottonwoods along the river,
eyes trained on the porch light
of my house ;
I like to believe his blood stirs
at my presence, in a way unknown
to him, but that he also understands
the heightened smell of joy and fear
my bones give off
as I shut the door behind me
and plunge into the stars.

It is so quiet at this hour,
just the two of us awake
each hunting in this way,
the small gifts of the night
what he seeks in the long grass
and marshes, what I seek
in the unpeopled silence :
at first I thought I followed him
along the dyke and through the fields,
privy to a ritual strange and
wild in solitude ;
now I’m not so sure.

For miles
he wings above my shoulder
quick and small as those moons
we watched in childhood
from the black seats of our parents’ cars,
those moons that always raced us home,
that we could never lose
and when I stop, he’s there,
settling on a fence post or piling,
diving behind a clump of trees ;
never a shriek from the grass
never a word from my throat ;
we have circled each other’s silence
this way for months.

Again, tonight, I wonder
what he would tell me if he could ;
would he say the blood that calls him
to the earth is a blood
he does not understand ?
Under these drumming wings I wonder
What death does he expect
My clipped, pale hands to make ?

I would say to him now,
this blank page riffling in the night,
this beating heart of a snowman
extant from some boyish dream,
brother, I have stopped my ears against
the blood that calls me to the earth
but I will move here with you
in its dark and silent flowing
as long as breath is given
and your vigil burns white fire in the trees.

Grand héron

La préhistoire se dresse dans le marais salé
sur des pattes de la minceur d’une tige aussi tendineuses
que le chanvre tordu d’un marin
et pousse un seul cri, bref et éraillé,
le coup de clairon d’un ange tuberculeux
annonçant une autre apocalypse

puis s’élève dans le ciel cendreux
lourdement
et frôle les massettes-quenouilles
le long de la berge boueuse,
de grand yeux reflétant encore
une terre avant le temps,
cillant avec un calme désabusé
armées amassées sous la grande muraille de Chine,
le premier stigmate rafraîchi sur la croix,
la pâleur de l’aristocratie française tombée dans un panier,
le carnage désinvolte de la race
coulant noir et constant sous
le battement d’ailes maladroites

vole maintenant à travers une légère bruine,
parapluie à l’épine brisée
balayé contre le ciel obscurci,
esquisse ratée d’un Kitty Hawk
lentement effacée de la page

et réapparaît à l’aube
seul comme toujours, perché sur un pieu vermoulu,
courbé dans son imperméable miteux
tel un terroriste, fumant de longues
cigarettes de brume,
braquant son regard tranquille sur la vie,
attendant que la bombe finale explose,
attendant la fin de l’histoire.

Great Blue Heron

Prehistory stands in the saltmarsh
on stem-thin legs sinewy
as a sailor’s twisted hemp
and cries once, brief and hoarse,
the bugle blast of a tubercular angel
heralding another apocalypse

then lifts into the ashen sky
ponderously
and skims the tufted cattails
along the muddied riverbank,
large eyes still reflecting
an earth before time,
blinking away with jaded calm
armies heaped below China’s Great Wall,
the first stigmata cooled on the cross,
the basketed pallor of French aristocracy,
all the race’s casual carnage
running dark and constant beneath
the beating of awkward wings

now flies through a light drizzle,
an umbrella with a broken spine
swept against the darkening sky,
a failed sketch for Kitty Hawk
slowly erased from the page

and reappears at dawn
alone as always, perched on a rotted piling,
hunched in its shabby raincoat
like a terrorist, smoking long
cigarettes of mist,
cooly staring at life,
waiting for the final bomb to go off,
waiting for the end of history.


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