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Dahlia RAVIKOVITCH, traduite de l’hébreu par Sabine Huynh

dimanche 15 janvier 2017, par Sabine Huynh

Dahlia Ravikovitch (née et morte à Tel Aviv, 1936-2005) était l’une des plus grandes poètes israéliennes. Elle était également l’auteure de traductions, de nouvelles et de livres pour enfants.
Les images et textes suivants proviennent de l’anthologie en hébreu [Dahlia Ravikovitch Kol HaShirim] (« Dahlia Ravikovitch : tous les poèmes »), publiée par les éditions HaKibbutz Hameuchad en 2010.
Traductions françaises inédites de Sabine Huynh (2016).



L’année qui viendra, les jours qui viendront

Ma mère est maintenant au lit, elle s’efforce de mourir.
Huit années ont passé, les matins
semblables aux soirs
les soirs aux matins
au milieu : les heures les secondes les minutes
vides.
Ma mère a royalement ignoré
les fleurs qui s’ouvraient et toutes ces broutilles,
la beauté de la nature, les orages, les éclairs.
Huit années et pas un moment elle n’a été
plus lucide, n’a campé fièrement sur ses jambes,
n’a éprouvé la force de la volonté,
la joie du geste, le pouvoir de se souvenir
de quelque chose d’aussi essentiel à sa vie
que les principes de foi du judaïsme.

Ma mère est maintenant au lit, elle s’efforce de mourir.
Soudain elle se redresse comme une lionne
rebelle et dit sans parler : je suis gavée
j’ai assez vécu
les jours qui viendront
l’année qui viendra
les prodigieuses fleurs de Galilée devront pousser
sans moi.



Poupée mécanique

Une poupée mécanique j’étais cette nuit-là,
un tour de ce côté-ci, un tour de ce côté-là,
avant de tomber et de me briser en morceaux,
alors ils ont retapé ma cire et mon esprit sot.

Redevenue une poupée au bon caractère,
obéissante et dotée de bonnes manières,
j’étais pourtant une poupée d’un genre original,
brindille tenant par des vrilles, brisée, bancale.

Et quand ils m’ont invitée à danser au bal,
avec chiens et chats ils m’ont associée
malgré mes pas bien rythmés.

Mes cheveux étaient d’or, de topaze mes yeux.
Je portais un délice de robe au motif floral fabuleux,
et une coiffe de paille surmontée d’une cerise.



Trois ou quatre cyclamens

Trois ou quatre cyclamens
et à moi une plante très touffue de plus
qui ne cessera de grimper vers le plafond
et à moi les réserves de trésors
et à moi le petit secret, rien de bien méchant,
qui coule dans les veines de ma main
et rend mon sang carmin.
Ton esprit préoccupé par les factures,
tu ne penses pas à moi, silencieux
perdu dans ta tour de trucs recherchés,
tu planes
comme une brume délicate qui fraie avec les nuages
et répand sur eux la poussière perlée de l’aube.
J’ai toujours su que tu me traiterais ainsi.
Ceci est juste une petite histoire
sans sous-entendus.
Mais cette montagne qui plonge dans la mer
tout droit dans ses eaux claires et turquoise
t’a complètement oublié.
Cette montagne est mienne, rien qu’à moi,
pas à toi.



Fierté

Même les rochers se fracturent, je t’assure,
et pas seulement à cause de l’âge.
Des années durant ils sont allongés sur le dos
qu’il fasse chaud ou froid,
tant d’années,
qu’on croirait à de la sérénité.
Ils restent là où ils sont, immobiles,
et les brèches restent invisibles.
Une sorte de fierté.
De nombreuses années leur passent dessus
alors qu’ils attendent.
Celui qui les brisera
n’est pas encore né.
La mousse se propage, les algues s’avivent,
la mer s’élance et s’en revient,
tandis qu’ils restent pareils à eux-mêmes,
figés.
Jusqu’à ce qu’un petit phoque s’approche
et se frotte contre eux.
Il est venu il est reparti.
Alors soudain la pierre se déchire.
Je te l’ai dit, quand les rochers se brisent
cela se fait par surprise.
Oui, et les gens aussi.



À la mémoire d’Antoine de Saint-Exupéry

Une lune menaçante brillait,
l’air de dire, en pleine nuit
rappelle-toi qu’en quarante-trois
mourait Antoine
de Saint-Exupéry.

Ça fait maintenant vingt-et-un ans
et des bouts de papier fleurissent dans le vent,
ça fait déjà vingt-et-un ans
et la mer bleuit à chaque printemps,
ça fait maintenant vingt-et-un ans
et tous ses os sont tombés en poussière.
Vingt-et-un,
vingt-et-un,
et les vivants ont vécu sans lui.
Il y a vingt-et-un ans,
son avion est tombé dans la Méditerranée,
ballotté par les vents puissants du printemps.

Le monde n’est plus ce qu’il était
l’herbe et le vent,
le vent et le sable.
Clairement, un monde
dont est absent
Saint-Exupéry.

On ne vit pas éternellement,
oh non, on n’est pas éternels,
mais s’il avait été sauvé
cette fois-là,
en mars quarante-trois,
il serait encore avec nous
un atome scintillant,
une rose sous le vent,
un rire dans les nuages.



Le fracas des eaux

Un oiseau a pépié comme un fou
jusqu’à l’épuisement
avant de pleurer ;
j’ai sombré dans un nuage de tendresse,
j’ai sombré
et je me suis dissoute.
En fait non, je me suis noyée dans l’océan
un homme là-bas m’a aimée
sans épargner un seul ongle.
Sa main empoignait mes cheveux
dans l’océan houleux
je me voyais brisée.
Sa main tirait mes cheveux
dans les flots de l’océan
je ne me souviendrai plus de rien.



L’amour

Deux poissons se coursèrent
jusqu’au fond de la mer
pour s’avouer
la profondeur de leur amour.

Deux poissons plongèrent
dans les abysses de l’océan
plus profond ils descendaient
plus grand leur amour était.

Et ils se tinrent loin du rivage
ces amoureux des grands fonds.
La bouche se lasse de conter
l’immensité d’un tel amour.



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