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Kyoko Uchida

samedi 14 décembre 2013, par Sabine Huynh

[blanc]traduite en français par Sabine Huynh[/blanc]

DRINKING SAKE COLD

I’ll have what you had that last time we met,
as I did then. Like an old man, you’d laughed,
but I haven’t made a habit of it,
nor did it start with you. Grains of salt to add
an edge, as clean as finely ground glass.
I can see clear through it to the ending,
if that’s what this is ; without trespass
or hunger, without wanting a beginning.
This New Year you do not write. What is left
of our words once lucid, our silences
transparent ? Our unintended offenses ?
It is not enough to intoxicate,
never was — only to keep me awake,
watchful, wishing for something to regret.

BOIRE LE SAKÉ FROID

Je prendrai ce que tu as bu la dernière fois
que nous nous sommes vus, tout comme ce jour-là.
Comme un vieux, avais-tu dit en riant,
je n’en ai pas fait une habitude pourtant,
et d’ailleurs cela n’a pas commencé
avec toi non plus. Quelques grains de sel
pour épicer le tout, aussi pur que du verre pilé
très fin. J’y vois à travers jusqu’au dénouement
et c’est tout ce qu’il y a ; pas d’offense,
ni d’envie, ni même pour un début.
Tu n’écris pas ce nouvel an. Que reste-t-il
de nos paroles, lucides alors, de nos silences
transparents, de nos attaques involontaires ?
Pas assez, pour m’enivrer,
jamais assez — sauf pour me tenir éveillée,
vigilante, mue par un désir de regret.


MISTAKE

You know you’ve made a mistake.
You try to undo it by saying,
It’s nothing ; it doesn’t hurt, but she has already seen
the deep gashes, the slick red of raw heat and salt bitter
rising, strangling the gasp in her throat.
It would be easy
to put a hand over her mouth bruised
with lipstick ; no, a bruised hand over her mouth
rouged with blood—your own ;
to whisper you’re sorry, you take it back,
you hadn’t meant it for her at all.
But you don’t. You let her scream
until people come running.
For once you want to hear how it sounds
in someone else’s voice.

UNE ERREUR

Tu sais que tu t’es trompé.
Tu essaies de te corriger
avec des ce n’est rien, ça ne fait pas mal,
mais déjà dans ses yeux, les entailles profondes,
le rouge brillant de la chaleur crue,
le sel amer qui remonte, étranglant
le hoquet dans sa gorge. Poser une main
sur sa bouche meurtrie au rouge à lèvres
serait aisé ; non, une main meurtrie
sur sa bouche rouge sang — le tien ;
tu la retires pour murmurer des excuses,
elle ne lui était point destinée.
Mais en réalité tu ne le fais pas. Tu la laisses
hurler jusqu’à ce que des gens accourent.
Tu te dis que pour une fois tu veux
l’entendre dans la voix de quelqu’un d’autre.


SPRING SNOW

March 2011

My father’s birthplace
washed from the coastline as from
his infant memory—
what he cannot bear to lose
does not bear remembering.

Is it still called spring
when snow falls on lost steel towns,
fishing boats, salt-watered
rice fields, the wet hair of those
waiting for word, waiting still ?

As disaster un-
folds up north, my mother hangs
laundry, mourns the late
pear blossoms, her children, who
might betray her, dying first.

Chernobyl explodes.
When they learn where I am from,
the boys ask if I
glow in the dark, the girls if
their hair will fall out, damn Russians.

After water-logged
weeks of forsythia cold,
fluorescent green and
pink buds beading overnight
like sudden forgetfulness.

NEIGE DE PRINTEMPS

Mars 2011

L’endroit où mon père est né
balayé de la côte par une vague
comme de ses souvenirs éloignés—
ce qu’il ne supporte pas de perdre
ne supporte pas qu’il s’en souvienne.

Peut-on encore appeler cela le printemps :
la neige sur les cités d’acier perdues,
les bateaux de pêche, les rizières irriguées à l’eau salée,
les cheveux mouillés de ceux qui attendent
des nouvelles, qui attendent encore.

Tandis que le désastre se dé-
roule dans le nord, ma mère étend du linge,
pleure les fleurs de poirier chues,
ses enfants, qui la trahiront sûrement,
en s’éteignant avant elle.

Tchernobyl explose.
Quand ils apprennent d’où je viens,
les garçons veulent savoir si
je brille la nuit et les filles si leurs cheveux
vont tomber, maudits Russes.

Froid intense et forsythia en fleurs,
semaines gorgées d’eau. Soudain
des bourgeons roses et vert
fluorescent ont perlé en une nuit
comme dans un moment d’étourderie.


Kyoko Uchida est poète, traductrice et éditrice. Son recueil Elsewhere a été publié en 2012 par Texas Tech University Press. Son travail apparaît dans des revues littéraires nord-américaines, telles que (entre autres) : The Georgia Review, Grand Street, Prairie Schooner, Virginia Quarterly Review. Il figure aussi au sein de The Black Warrior Review, Manoa, New Letters, The Northwest Review, Painted Pride Quarterly, Runes ; et des anthologies Stories in the Stepmother Tongue (2000, White Pine Press) et An Ear to the Ground (Cune Press, 1997).
Née au Japon, à Hiroshima, elle a passé la majorité de son enfance aux États-Unis et au Canada. Par la suite, elle a vécu aux États-Unis, en France et à Jérusalem. Elle vit actuellement à New York, où elle travaille pour une association à but non lucratif.
Ses textes intimistes, lyriques et profondément humains, qu’on appelerait « confessionnels » en Amérique, savent toucher car elle y traite de vagues à l’âme touchant à l’exil, l’errance, la recherche constante d’identité, aux déplacements émotionnels et géographiques, et à cet état d’« apprendre à quitter des lieux » (« learn how to leave places »)...
Tout cela rejoint l’expérience de vie de beaucoup d’entre nous. « The more I’m told I fit in, the more I become uprooted, a foreigner » – « plus on me dit que je suis bien adaptée à un endroit, plus je me sens déracinée, une étrangère » : il s’agit d’une phrase qui résume bien ce qu’éprouve Kyoko Uchida par rapport au sentiment de manque d’appartenance. Au Japon, où elle peut se fondre dans la masse par son apparence, elle sent qu’elle a si peu en commun avec les gens qu’elle côtoie qu’ils ne peuvent communiquer entre eux « qu’avec des silences tranchants » : « We have so little in common that we speak only in sharp silences ».
Silences tranchants qui résonnent néanmoins comme les tintements, ténus mais insistants, d’une petite cloche de détresse : les écrits de Kyoko Uchida boivent à la source du vécu intime et sa voix égrenne en anglais les mots d’une poésie de la douleur dans une langue faussement plate et prosaïque, une langue limpide et pénétrante, totalement incisive.


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