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Mark Strand, traduit par Cécile A. Holdban et Thierry Gillyboeuf

mercredi 14 janvier 2015, par Roselyne Sibille

Pour que les choses restent entières

Dans un champ
je suis l’absence
de champ.
C’est
toujours le cas.
Où que je sois
je suis ce qui manque.

Quand je marche
je sépare l’air
et toujours
l’air revient
pour remplir les espaces
où mon corps a été.

Nous avons tous des raisons
de bouger.
Je bouge
pour que les choses restent entières.

Le Vaisseau Fantôme

Dans la rue bondée
Il flotte,

Son vague
Tonnage pareil au vent.

Il glisse
Dans la tristesse

Des taudis
Vers les champs à l’écart.

Lentement,
Longeant tantôt un bœuf,

Tantôt un moulin à vent,
Il avance.

Passant
La nuit comme un rêve

De mort,
On ne peut l’entendre ;

Sous les étoiles
Il file.

Son équipage
Et ses passagers regardent ;

Plus blancs que des os,
Leurs yeux

Ne se tournent
Ni ne se ferment.

Blanc comme lune
(pour Donald Justice)

La face pâle et
bleuâtre de la maison
se dresse au-dessus de moi
comme un mur de glace

et le hululement
lointain et
solitaire d’une chouette
flotte vers moi.

J’ai les yeux mi-clos.

Dans l’obscurité
détrempée du jardin
les fleurs ondoient
de-ci de-là
comme de petits ballons.

Les arbres solennels,
chacun enfoui
dans un nuage de feuilles,
semblent perdus dans le sommeil.

Il est tard.
Je suis couché dans l’herbe,
en train de fumer,
et je me sens bien,
faisant comme si la fin
ressemblait à cela.

Le clair de lune
tombe sur ma chair.
La brise
encercle mon poignet.

Je me laisse emporter.
Je frissonne.
Je sais que le jour
viendra bientôt
effacer la tache
blanche de la lune,

que je marcherai
dans le soleil du matin
aussi invisible
que n’importe qui.

Nostalgie
(pour Donald Justice)

Les professeurs d’anglais ont apporté leurs toges
à la blanchisserie et sont allés dans les champs.
Des rêves de mouvement encerclent le tapis persan dans une chambre où on se trouvait.
Sur la plage la tristesse des gramophones
renforce les replis et les tombées de l’océan.
C’est hier. C’est encore hier.

Le Gardien

Le soleil couchant. Les pelouses en feu.
La journée perdue, la lumière perdue.
Pourquoi est-ce que j’aime ce qui s’estompe ?

Toi qui reste, qui restais,
quelles chambres noires habites-tu ?
Gardien de ma mort,

préserve mon absence. Je suis vivant.


Bio-bibliographie

Mark Strand est né le 11 avril 1934 à Summerside, dans la province canadienne de l’Île-du-Prince-Edward (sa langue maternelle est le français), de parents juifs américains, son père travaillant pour l’entreprise Pepsi et sa mère étant archéologue et institutrice. Les fonctions de son père lui valent de passer son enfance et sa jeunesse aux États-Unis, à Cuba, en Colombie, au Pérou et au Mexique. Il étudie ensuite la peinture à la Yale School of Art and Literature, puis la poésie italienne du dix-neuvième siècle à Florence, avant d’effectuer un séjour dans le célèbre atelier d’écriture de l’Université de l’Iowa, où il décroche un Master of Arts en 1962. S’il avait l’intention d’être peintre, il se découvre une passion pour la poésie dont il est un grand lecteur ; ses premiers poèmes paraissent dans le New Yorker. Il enseigne un an au Brésil, où il se lie avec Elizabeth Bishop et accumule des documents sur Carlos Drummond de Andrade. De retour aux États-Unis, il poursuit une carrière de professeur itinérant dans plusieurs universités américaines.
Il épouse en 1961 Antonia Ratensky, une psychologue dont il a une fille, Jessica, scénariste ; après avoir divorcé, il épouse en 1976 Julia Rumsey Garretson, dont il a un fils Thomas.
Il est l’auteur d’une quinzaine de recueils de poèmes, son premier recueil ayant paru il y a cinquante ans ; ses poésies complètes ont été réunies en un volume, Almost Invisible, en 2012. Il a également publié une douzaine d’ouvrages en prose, dont des monographies sur les peintres Edward Hopper et William Bailey, ainsi que trois ouvrages pour enfants. Enfin, il a traduit Rafael Alberti, Carlos Drummond de Andrade, Dante et des poèmes quechuas.
À la fin de sa vie, il renoncera à l’écriture poétique, préférant de petites proses, et se consacrera à une autre expression artistique : des collages.
Membre de l’Académie américaine des Arts et Lettres depuis 1981, il a été Poet Laureate auprès de la Bibliothèque du Congrès de 1990 à 1991, et a reçu plusieurs récompenses pour son œuvre, dont le Prix Bollingen en 1993, le Prix Pulitzer en 1999 et le Prix Wallace Stevens en 2004.
Il est mort le 29 novembre 2014 à Brooklyn.
Un seul livre de Mark Strand a paru en français : Presque invisible, édition bilingue, traduction de Fiona Sze-Lorrain, Vif-Éditions, 2012.

Sleeping with One Eye Open (1964 – poèmes)
Reasons for Moving (1968 – poèmes)
Darker (1970 – poèmes)
18 Poems from the Quechua (1971 – traduction)
The Story of Our Lives (1973 – poèmes)
The Sargentville Notebook, Burning Deck (1973 – poèmes)
Rafael Alberti, The Owl’s Insomnia (1973 – traduction)
Carlos Drummond de Andrade, Souvenirs of the Ancient World (1976 – traduction)
Elegy for My Father (1978 – poèmes)
The Monument (1978 – prose)
The Late Hour (1978 – poèmes)
Selected Poems (1980 – poèmes)
The Planet of Lost Thing (1982 – livre pour enfants)
The Art of the Real (1983 – critique d’art)
The Night Book (1985 – livre pour enfants)
Mr. and Mrs. Baby and Other Stories (1985 – histoires brèves)
Rembrandt Takes a Walk (1986 – livre pour enfants)
William Bailey (1987 – critique d’art)


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