• Comment en êtes-vous venus à traduire la poésie chilienne ?
Benoît Santini
Ma rencontre avec le Chili date de 1995. Je suivais alors une Licence d’espagnol à Aix-Marseille Université et j’ai fait la connaissance d’Adriana Castillo de Berchenko, chilienne, enseignante-chercheuse, qui accepta de diriger mon mémoire de Maîtrise sur le poète Raúl Zurita. Je n’imaginais pas à l’époque que le recueil Anteparaíso sur lequel allait porter mon mémoire serait le recueil de Zurita que j’allais traduire vingt ans plus tard avec Laëtitia Boussard. Puis j’ai poursuivi mes études, avec notamment une thèse de Doctorat sur Zurita et suis devenu enseignant-chercheur spécialisé sur le Chili. Il me semblait donc opportun que je me lance avec Laëtitia dans la traduction de poésie chilienne, méconnue en France (à l’exception de l’œuvre de Neruda).
Zurita étant un auteur majeur en langue espagnole, nous avons considéré naturel de nous lancer dans la traduction de son œuvre, projet qui a émergé en 2014 à Sète lors du festival des Voix vives auquel participait le poète. Nous avons en effet été mus par le plaisir de le traduire mais aussi de contribuer à une meilleure connaissance et reconnaissance de celui-ci dans notre pays. C’est ce que nous avons tâché de faire en publiant Antéparadis aux Éditions Classiques Garnier (2018) et Purgatoire aux éditions Caractères (2021).
En donnant une conférence sur Gabriela Mistral à la société des Gens de Lettres de Paris en 2017, j’ai rencontré Anny Romand qui m’a suggéré de traduire la poésie de Gabriela Mistral et m’a mis en lien avec l’éditrice Nicole Gdalia. J’ai alors proposé cette nouvelle aventure à Laëtitia et c’est ainsi que nous avons réactivé la traduction en français et la diffusion de l’œuvre de Gabriela Mistral, Prix Nobel de Littérature en 1945,dans le monde francophone en publiant aux Éditions Caractères en 2018 une anthologie de poèmes et textes en prose de Mistral traduits en français.
Laëtitia Boussard
Au regard de mon parcours, traduire de la poésie chilienne avec Benoît s’inscrit dans une forme de continuité. À Aix-Marseille Université, j’ai été l’étudiante en Licence d’espagnol d’un couple d’enseignants-chercheurs chiliens, Pablo et Adriana Berchenko qui m’ont donné l’envie de découvrir ce pays et d’en faire mon terrain de recherche. Au même moment, je menais un mémoire de maîtrise de lettres modernes en traduction et traductologie, m’essayant pour la première fois à cet exercice en traduisant une nouvelle de Julio Cortázar.
C’est comme l’a dit Benoît, en assistant ensemble au festival des Voix Vives à Sète en 2014, alors que le poète Raúl Zurita y était invité, nous avons découvert qu’il n’existait pas à ce jour de traduction de ses recueils, et que pour cette occasion une douzaine de poèmes avaient été traduits (de façon plus ou moins heureuse d’ailleurs) afin de proposer au public une version en français des poèmes déclamés.
Nous avons alors commencé notre première traduction à deux, attablés à une terrasse de café, avec vue sur le poète qui prenait un verre avec un ami un peu plus loin. Naissait Antéparadis la traduction d’Anteparaíso, qui serait publiée chez Classiques Garnier en 2018, avec le soutien précieux de María Paz Santibañez qui était alors l’attachée culturelle de l’Ambassade du Chili.
Le soir-même de cette première séance improvisée, Benoît a annoncé à Raúl ce projet naissant et notre envie de le traduire et c’est avec un grand enthousiasme que le poète, traduit dans de nombreuses langues, en lice pour le Prix Nobel de Littérature depuis deux ans et multiprimé au Chili, en Amérique latine et dans le monde entier a accueilli la nouvelle.
Nos premières traductions sont parues dans les revues Espaces Latinos et Europe qui ont offert une fenêtre à nos textes, conscients de l’envergure et de l’importance de ce poète dans les lettres mondiales.
• Comment procédez-vous pour traduire ensemble ?
Benoît Santini
Nous procédons le plus souvent de la façon suivante : nous traduisons conjointement en visioconférence car nous habitons dans des régions éloignées l’une de l’autre et indiquons au fil de notre travail plusieurs propositions de traductions. Il s’agit d’un premier jet au cours duquel nous négocions car nous avons parfois plusieurs propositions et trancher immédiatement s’avère difficile. Nous laissons reposer le texte avant de le retravailler : c’est là qu’émergent de nouvelles propositions et que la traduction s’affine. Nous consultons nombre d’ouvrages de références, des dictionnaires bilingues aux unilingues en passant par les dictionnaires d’argot (celui de la « zone » est particulièrement intéressant) mais aussi des ouvrages plus « scientifiques » lorsqu’il s’agit d’élucider une réalité chilienne ou latino-américaine absconse. Nos regards complémentaires sont un moteur enrichissant la traduction et nous tombons facilement d’accord.
Laëtitia Boussard
Nous travaillons de plusieurs façons : la plupart du temps, nous réalisons des séances de travail à distance. Chacun sur son clavier et avec nos bibliothèques respectives, nous doublons nos outils de travail. Parfois, nous nous retrouvons pour des résidences de traduction poétique et avançons pendant quelques jours sur notre traduction, la relecture, ou la mise en page.
Toujours le premier jet de traduction donne lieu à une nouvelle session de travail pour, une fois le regard distancé, reprendre, confirmer certains choix, en modifier d’autres et nous détacher du texte source. Ce temps de repos est un moment important de notre travail de traducteurs, tout comme la lecture à voix haute, pour entendre le texte dans la langue cible, appréhender la façon dont les mots et les vers sonnent. Car dans la poésie zuritienne, la musicalité, les jeux sonores et les rythmes occupent une place centrale.
• Quel regard Raúl Zurita porte-t-il sur votre travail ?
Laëtitia Boussard
Nous avons beaucoup de chance car il nous soutient depuis la première minute et ce de façon indéfectible, enthousiaste, bienveillante et très efficace. A l’issue de nos récitals poétiques bilingues, donnés avant et après publication, à l’Université du Littoral Côte d’Opale (en 2015), puis à l’Université de Poitiers (2018) et à la Bibliothèque Nationale de Paris (2018) avec Raúl Zurita, il nous a fait part de son plaisir à entendre ses poèmes lus en langue française et a été élogieux notamment quant à la correspondance entre la musicalité du texte en français et en espagnol.
Il nous arrive parfois de lui écrire pour clarifier certains vers, évoquer les emplois de termes polysémiques ou échanger sur des « chilenismes », et ces discussions sont toujours porteuses et éclairantes. Nous lui sommes très reconnaissants de prendre cette part active dans la traduction et mesurons vraiment la chance que nous avons de l’avoir comme collaborateur et ami.
Benoît Santini
Raúl Zurita, que j’ai eu la chance de connaître dès 2006 lorsque je rédigeais ma thèse de doctorat, est un poète d’une énorme générosité comme Laëtitia vient de l’expliquer. Sa disponibilité est très appréciable et ses encouragements nous touchent car il nous considère comme les seuls traducteurs habilités à traduire son œuvre en français. Il nous arrive, lorsqu’un terme ou une référence typiquement chiliens nous manquent, de faire appel à ses lumières : les échanges avec lui sont en effet toujours très riches et il collabore donc activement avec les traducteurs que nous sommes, notamment pour ce qui concerne la mise en page de ses textes. Enjoué,il nous donne son avis au fil du processus, puis sur le résultat final et sur la qualité de l’édition une fois l’ouvrage disponible.
• A quelles difficultés vous confrontez-vous en traduisant les textes de Raúl Zurita ?
L.B
La poésie de Raúl Zurita est d’une grande richesse, et traduire ses poèmes est parfois une tache ardue, pour laquelle nos regards croisés sont très utiles. Le travail linguistique, les jeux de sonorités, l’ancrage dans la culture chilienne, la méticulosité de la mise en page dans le texte source sont autant de lignes directrices de notre posture traductologique. Notre volonté est bien de donner à lire au lecteur français ces poèmes qui portent en eux l’universalité de l’âme humaine. Diffuser Raúl Zurita en France est un souhait qui nous est cher ; aussi s’agit-il pour nous de trouver l’équilibre entre les deux langues, de faire voyager d’un continent à l’autre les poèmes et qu’ils conservent leur force originelle.
Notre posture de traducteurs se nourrit de l’expérience que nous en faisons, et au fil de nos traductions des recueils de Raúl Zurita, notre travail s’enrichit des traductions précédentes : nous créons une œuvre traduite en résonance et en cohérence interne, comme nous l’avons fait pour Purgatoire que nous avons traduit après Antéparadis.
B.S
Lorsque nous traduisons, nous procédons à une exploration langagière minutieuse au cœur de la langue française, en ayant recours à une quête lexicale large, nous amenant à envisager la langue dans sa dimension historique mais aussi ses évolutions régionales pour choisir le mot le plus approprié. Nos critères portent sur le contenu sémantique, la sonorité, le rythme, la longueur des mots et des vers et sur les aspects visuels propres à l’écriture zuritienne. La création langagière, les jeux linguistiques sont autant de défis à relever à l’heure de traduire Zurita en français tout comme la diversité des registres de langue allant des envolées lyriques au registre le plus argotique.
• Avez-vous des projets en cours ?
L.B et BS
Nous avons toujours des projets en cours ! Nous poursuivons notamment la traduction de l’œuvre poétique de Raúl Zurita, que nous souhaitons continuer à mettre en lumière pour les lecteurs français, en publiant de nouveaux textes et en proposant lectures et activités autour des textes déjà publiés.
Nous avons également l’intention de traduire avec leur soutien et leur accord d’autres poètes chiliens afin de montrer la diversité et le dynamisme de la création littéraire de cette « terre de poètes ».
(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)