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Poètes argentins de Paris

mercredi 14 juillet 2021, par Cécile Guivarch

 

Buenos Aires de Paris - (Présentation Gérard Cartier)

Les poètes sont chez eux partout. À Paris plus qu’ailleurs, peut-être. Depuis la guerre, son éclat s’est quelque peu terni, mais on y rencontre encore nombre d’écrivains étrangers, qui ont choisi d’y vivre sans renoncer pour autant à leur langue maternelle – comme le fit au contraire le tchèque Petr Král, disparu l’an dernier. La revue québécoise Les écrits a ainsi pu consacrer un dossier aux poètes italiens de Paris. Ce tropisme est plus vrai encore, peut-être, pour les poètes argentins. Ils entretiennent avec la France une relation ancienne, née avec les recherches formelles de la fin du XIXe siècle (Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, etc.), faite d’intérêt intellectuel et de passion, dont atteste par exemple le choix de Paris par le poète Hilario Ascasubi, l’un des maîtres de la littérature de gauchos, pour y faire éditer (en 1872) ses œuvres complètes. En témoigne encore, plus tard, les nombreux auteurs français accueillis par Victoria Ocampo dans sa revue Sur. Roxana Páez se plaît à rappeler, comme un symbole des relations entre Buenos Aires et Paris, que Julio Cortázar (qui fut longtemps parisien) faisait entrer des personnages par une ville et ressortir par l’autre… L’Argentine, de son côté, a fasciné de nombreux écrivains français, attirés par ce pays neuf et troublés par ses mythes – le tango, les gauchos, l’immensité de la pampa.

Ce dossier sur les poètes argentins de Paris doit tout à la rencontre de Luisa Futoransky. J’ai fait sa connaissance non pas à Paris, comme on pourrait le croire, mais au Québec, en 2014, à l’occasion du festival de poésie de Trois-Rivières. Nous a rapproché, outre une sympathie immédiate, une certaine inquiétude de l’Histoire, une commune façon d’y ancrer nos poèmes, à quoi nos racines ne sont bien sûr pas étrangères, juives pour elle. C’est une grande dame, elle a un nom en Argentine ; son œuvre, importante et diverse, y est célébrée. Comment comprendre qu’elle soit si peu connue en France, où elle vit depuis tant d’années ? J’ai traduit d’elle pour la revue Secousse, avec son aide, le beau et émouvant « Quartet de Prague », et un texte étrange et cocasse, « La Quarantaine de la Dame », fruit d’une expérience transfigurée de l’hôpital Saint-Louis de Paris. J’espère que les quelques poèmes ici rassemblés donneront envie à un traducteur d’en proposer un plus large choix et à un éditeur de les faire connaître.

J’ai rencontré Roxana Páez Schickendantz, qui vit et travaille en France depuis une vingtaine d’années, par l’entremise de la défunte Biennale des Poètes en Val de Marne, qui lui avait attribué une résidence d’écriture. On lira ici quelques poèmes parisiens qui démontrent la vivacité de sa vision, et où affleurent par instants le souvenir de son pays, que deux couleurs suffisent à rappeler, et d’une autre existence, qui semble désormais « un morceau de vie arraché au vide ». Une traduction française de son Impasse de la Baleine, traduite par la poétesse Anne Talvaz, devrait être prochainement publiée.

Bernardo Schiavetta est l’une des figures de la diaspora argentine à Paris. Il a créé (en 2002) et dirigé la revue Formes Poétiques Contemporaines, dédiée à des essais sur la poésie, dans sa dimension formelle, et à des textes de pratique littéraire. Elle a accueilli de nombreux poètes français – ce fut mon cas. Il m’avait fait l’amitié de réviser ma traduction de « La Quarantaine de la Dame » de Luisa Futoransky. C’est un poète à l’écriture très tenue, d’un tracé ferme, qu’on pourrait presque dire savante sous une allure classique, pour le réseau d’allusions qu’il y tresse, où remonte le souvenir des œuvres qui nourrissent depuis des siècles l’imagination humaine. On découvrira ici quelques poèmes choisis dans son anthologie personnelle, dont deux poèmes attribués à un hétéronyme féminin, Carmen Moctezuma… (Je relève, étrange coïncidence, que Roxana Páez nous a elle aussi donné un poème où elle endosse une tout autre personnalité : Georges Pérec). Bernardo Schiavetta est par ailleurs l’auteur d’une œuvre de poésie visuelle, dont nous donnons ici un exemple, qui sert de blason au dossier.

J’ai fait la connaissance de Mariano Rolando Andrade il y a peu de mois, dans des circonstances étranges : il m’a généreusement aidé lors de démêlés procéduriers ubuesques sans lien avec la poésie (sinon qu’un plaidoyer en vers ironiques a aggravé mon cas…), mais qui ont eu l’heureuse conséquence d’attirer mon attention sur la confrérie des poètes argentins de Paris et sur la qualité de leur écriture – d’où a surgi l’idée de les rassembler pour Terre à ciel. C’est à cette occasion que j’ai découvert ses Chansons des Mers du Sud, qui m’ont immédiatement touché. Ils vérifient cet axiome que les poètes, même s’ils ne sont pas oublieux de leur origine – leur cœur du monde –, embrassent du même mouvement le monde entier, pour reprendre le titre de Cendrars. On peut lire une autre poignée de ses poèmes australs dans la revue en ligne Catastrophe. Je crois savoir qu’une publication française est en projet, traduite avec le concours de l’excellent poète Christophe Manon.

Je ne connais pas personnellement les deux derniers auteurs, dont les écritures très différentes complètent heureusement le spectre des esthétiques représentées. José Muchnik donne ici à lire une poésie de témoignage, en prise sur les vicissitudes du monde, faite pour la voix, dont atteste par exemple son hommage à Georges Floyd (« Je ne peux plus respirer »), dans le sillage d’une tradition illustrée par de grands noms, et toujours vivace, même si elle semble aujourd’hui, en France, un peu délaissée. Diego Muzzio, quant à lui, développe une poésie plus intime, non pas secrète dans son expression, mais comme écrite dans une demi-pénombre, qui touche en nous des ressorts profonds – une poésie qu’on a envie d’apprendre par cœur pour qu’elle infuse et s’incorpore à nous lentement. J’aurais voulu associer à cet ensemble un septième poète : Miguel Angel Petrecca ; nous avons dû y renoncer pour une banale question de traduction. Il y a sans doute à Paris d’autres poètes argentins qui aurait mérité de figurer ici, en particulier parmi les jeunes générations : la faute à mon ignorance.

Un tel rassemblement d’individualités, que seuls réunissent une même origine et le lieu où ils ont choisi de vivre, a un côté éminemment arbitraire. Un meilleur connaisseur des Lettres argentines y décèlerait peut-être des références, une certaine couleur commune, des échos discrets témoignant de leur « argentinité ». Il me semble surtout, quant à moi, qu’ils ont retenu la leçon d’universalisme de Borges : leurs poèmes, sous des livrées diverses, se saisissent de tout et parlent pour tous.

La préface est un art difficile. Certains y officient avec bonheur. Que mon mérite soit de n’avoir pas été trop long.

Roxana Páez Schickendantz

HASTA LAS ALTURAS DE BABELVILLE

Atravesamos la manzana por el pasaje
de la Fundición hasta la calle
y metros más abajo
dimos con el cul de sac.
Al fondo y escondido, descubrimos
el edificio que fue
de doradores de porcelana. Por la noche
nos metimos hasta las luces
bajo el reloj. Y vimos
a los arquitectos que trabajan
para Nouvel hasta la madrugada.

Subí la callecita Sainte-Marthe,
incrustando los tacos entre los adoquines,
llegué a la plaza
adonde se mudó Christo,
tanto le dije : aquí
hay un centro del multi-verso.

Cuando me escapé de la prisión
él me dejó vivir en ese espacio irregular.
En el cuarto piso después de una escalera
de madera y hierro, donde ves tu vida
hacia
     abajo
               arriba.
          y

Fuman narguile

enfrente, éxotas,
parece una esquina de Alger.

Una escultura móvil
con aura blanca y celeste,
el tuareg en la plaza
vende sus joyas de plata.
Por un instante
es la bandera de mi país.
El y yo, nómades cruzándonos,
a unos centímetros, sin que los mundos
indecisos se intercepten.
Art is a guaranty of sanity, dice Louise.
Art kept me out of jail, agrega Ian.

JUSQUE DANS LES HAUTEURS DE BABELVILLE

Nous traversons le pâté de maisons par le passage
de la Fonderie jusqu’à la rue
et quelques mètres plus bas
nous tombons sur un cul-de-sac.
Au fond, bien caché, nous découvrons
le bâtiment qui servait aux
doreurs de porcelaine. La nuit
nous sommes restés jusqu’à l’allumage des réverbères
sous la pendule. Et nous avons vu
les architectes qui travaillaient
pour Nouvel jusqu’à l’aube.

J’ai remonté la petite rue Sainte-Marthe –
̶– mes talons s’incrustaient entre les pavés,
je suis arrivée à la place
où Christo a déménagé,
je le lui ai dit si souvent : ici
se trouve un centre du multivers.

Lorsque je me suis évadée de la prison
il m’a laissée vivre dans cet espace irrégulier.
Au quatrième étage, en haut d’un escalier
de bois et de fer, où tu vois ta vie
d’en
     haut
               d’en bas
          et

Ils fument le narguilé

en face, exotes,
on dirait un coin de rue d’Alger.

Une sculpture mobile
à l’aura blanche et céleste,
le touareg sur la place
vend ses bijoux d’argent.
L’espace d’un instant
c’est le drapeau de mon pays.
Lui et moi, nomades, nous nous croisons
à quelques centimètres l’un de l’autre, sans que nos mondes
indécis ne s’interceptent.
Art is a guarantee of sanity, dit Louise.
Art kept me out of jail, ajoute Ian.

* * *

23, RUE VILIN

Peluquería para damas, remix

Durante mucho tiempo
seguiré indeciso
cargando recuerdos sin fondo
desde el futuro.

Vivíamos en la callecita Vilin.
Hasta hace un año la casa de mis padres
y la de mis abuelos estaban casi intactas.
Vivía también allí mi tía Fanny.

¡La calle tenía pavimento de madera !
Creo
que volví a pasar siendo todavía chico
y jugué un rato en la vereda.

Fueron casitas de dos pisos que daban
a un patio más bien sórdido.
Teníamos dos piezas, me parece.

Mi primera foto es del bulevar,
n° 47. Estoy en brazos de mi madre.
Nuestras sienes se tocan.
Su pelo castaño levantado por delante
y bucles en la nuca.
Sus ojos son más oscuros
que los míos. Mamá sonríe
y se le ven los dientes, seguramente
a pedido. No era su risa habitual.

De todos los recuerdos que me faltan
el que más me gustaría tener : mamá
peinándome,
haciéndome ese bucle de chico bueno.

Los recuerdos son pedazos de vida
arrancados al vacío. Ninguna cronología
salvo la reconstruida de manera arbitraria.
Durante mucho tiempo busqué las huellas
de mi historia. No encontré nada. A veces
me parecía que había soñado, que sólo
había tenido una pesadilla inolvidable.

Georges

23 RUE VILIN

Salon de Coiffure pour dames, remix

Longtemps,
je resterai indécis
portant des souvenirs sans fond
depuis l’avenir.

Nous habitions rue Vilin.
Jusqu’il y a près d’un an la maison de mes parents
et celle de mes grands-parents étaient presque intactes.
Ma tante Fanny y habitait aussi.

La rue était pavée de bois !
Je crois
que j’y suis repassé quand j’étais encore petit
et que j’ai joué un peu sur le trottoir.

C’étaient des petites maisons de deux étages qui donnaient
sur une cour plutôt sordide.
Nous avions deux pièces, il me semble.

Ma première photo est du boulevard,
au numéro 47. Je suis dans les bras de ma mère.
Nos tempes se touchent.
Ses cheveux châtains relevés par-devant
et bouclés sur la nuque.
Ses yeux sont plus foncés
que les miens. Maman sourit
et on voit ses dents, certainement
qu’on lui a demandé. C’était pas son rire habituel.

De tous les souvenirs qui me manquent,
celui que j’aimerais le plus avoir : maman
qui me coiffe,
qui me fait ces boucles de gentil garçon.

Les souvenirs sont des morceaux de vie
arrachés au vide. Aucune chronologie
sauf celle qu’on reconstruit de façon arbitraire.
Longtemps, j’ai cherché les traces
de mon histoire. Je n’ai rien trouvé. Des fois,
j’avais l’impression d’avoir rêvé, que simplement j’avais fait
un cauchemar inoubliable.

Georges

* * *

RODENBACH REMIX

Este capítulo no figura en el manuscrito1

Ni a Chinatown, ni a la morería, ni a la judería,
ni a Barbès, ni a la Boca, ni a Lavapiés.
Empieza a parecerse al barrio.
Lo siente durante sus paseos
por las calles ruidosas de VOCES.

Incapaz de quedarse en su casa más horas,
fascinada por la soledad, por el viento
que silba como queriendo entrar
al palafito, por las imágenes multiplicadas
a su alrededor que vienen de otro tiempo.

El sol arriba, dicen, « golpea », como en toda montaña
y súbitamente se nubla. Uno día indeciso
y en el cielo como una alegría atrasada.

El atardecer acelerado del invierno.
Bruma flotante que aglomera la gente
en el bulevar, la compra-venta de cositas
disimula el trueque para una segunda
circulación de las mercancías.

Aspiró la neblina. Exhaló
los pensamientos sobre el letargo
de los trabajos y los días.

Tardecitas de invierno en la colina,
la influencia sobre el barrio recomenzaba
y existía. Lección de bullicio
y gorjeo en aumento a medida
que se aleja del canal por las calles
que ascienden. Lejos del agua
casi quieta con algunos patos callados.

Dan un ejemplo de resignación
las orillas taciturnas al final del verano,
cuando chicos y chicas se reunían
al borde del agua con vinos y quesos
hasta después de medianoche.

Pero las estaciones no hacen mella
en la colina superpoblada.

Subimos al fundamento de la creencia,
a la ciudadela del viento
hecha de jardines, árboles y cercos.

Subimos, aunque el lugar común dice
que descendimos.

 

1Nota del editor.

RODENBACH REMIX

Ce chapitre ne figure pas dans le manuscrit1

Ni à Chinatown, ni chez les Arabes, ni chez les Juifs,
ni à Barbès, ni à La Boca, ni à Lavapiés.
Elle commence à ressembler au quartier.
Elle le sent au cours de ses promenades
dans les rues bruyantes de VOIX.

Incapable de rester plus longtemps chez elle,
fascinée par la solitude, par le vent
qui siffle comme s’il voulait entrer
dans la maison sur pilotis, par les images qui se multiplient
autour d’elle qui viennent d’un autre temps.

Le soleil, là-haut, « tape », comme sur toutes les montagnes,
et subitement se couvre de nuages. Un jour indécis
et dans le ciel comme une joie en retard.

La tombée véloce du soir d’hiver.
Une brume flottante qui agglutine les gens
sur le boulevard, l’achat-vente de bricoles
dissimule le troc qui fait
recirculer les marchandises.

Elle a aspiré le brouillard. Exhalé
les pensées sur la léthargie
des travaux et des jours.

Courtes après-midi d’hiver sur la colline,
l’influence sur le quartier recommençait
et existait. Leçon de brouhaha
et gazouillis qui augmentent à mesure
qu’elle s’éloigne du canal par les rues
qui montent. Loin de l’eau
presque immobile avec quelques canards silencieux.

Elles donnent un exemple de résignation,
les berges taciturnes en fin d’été,
lorsque les garçons et les filles se réunissaient
au bord de l’eau avec des vins et des fromages
jusque passé minuit.

Mais les saisons ne font pas de brèche
sur la colline surpeuplée.

Nous montons au fondement de la croyance,
à la citadelle du vent,
faite de jardins, d’arbres et de clôtures.

Nous montons, bien que le lieu commun dise
que nous sommes descendus.

 

1 Note de l’éditeur

Extraits de Impasse de la Ballena (Alción, Córdoba, 2018) - Traduits par Anne Talvaz (à paraître, Le Temps des cerises)

 

Roxana Páez Schickendantz s’est installée à Paris en 2001, quand l’Université de Nancy II l’a invitée à enseigner la littérature latino-américaine. Elle a soutenu une thèse à Grenoble (Poétiques de l’espace argentin) et a été en résidence à la Biennale des Poètes de Val-de-Marne en 2016. Elle a publié une douzaine de recueils et d’essais, dont récemment : Impasse de la Ballena (Alción, Córdoba, 2018) et La Tiza de Poe (La Plata, Malisia, 2018). On peut lire en français : Lettera rarissima (Fidel Anthelme X, 2007), Le journal de la china (Fidel Anthelme X, 2012), et Des brindilles à sa flambée (Reflet de Lettres, 2012). Elle est également traductrice, entre autres de Klossowski, Boudjedra, Michel Serres, Castoriadis, Bataille et Mahmoud Darwich. Elle a reçu plusieurs prix en Argentine.

José Muchnik

EMBRIAGUEZ

Para la poesía
embriagarse

de luz
de azul
de sendas

ebrios

de dolor
de blanco
de huellas

dejarse ser entre los tonos

embriagarse

de infancia
tibieza
calesitas

ebrios

de orfandad
papillas
círculos

desgranarse en arenas

Sólo avanzado en embriaguez
surge coraje

para estrellar palabras contra rocas
y palpar en la sangre que dejan
pulsos de muertos antiguos

Sólo avanzado en embriaguez
nace crueldad

para descuartizar verbos
y rescatar entre restos de sonido
ritmos de formas que aún respiran

Embeberse en vino
chicha o cachaça
sake o cognac
permitido está

mas no garantiza
el acceso a la embriaguez

Ella

necesita otros encantos

IVRESSE

Pour la poésie
S’enivrer

de lumière
d’azur
de sentiers

ivres

de douleur
de blancheur
de traces

se laisser vivre entre les teintes

s’enivrer

d’enfance
tiédeur
carrousels

ivres

d’abandon
papilles
cercles

s’égrener en sables

De l’ivresse seule
jaillit le courage

pour fracasser les mots contre les rochers
et palper dans le sang qu’ils laissent
le pouls des anciens morts

De l’ivresse seule
naît la cruauté

pour dépecer les verbes
et sauver d’entre les restes des sons
les rythmes de formes qui respirent encore

S’imbiber de vin
chicha ou cachaça
sake ou cognac
cela est permis

mais ne garantit pas
l’accès à l’ivresse

Elle

a besoin d’autres charmes

Extrait de Tierra viva : luces del mar (Patagónica Impresiones, 2008) - Traduit par l’auteur, en collaboration avec Maira Eva Muchnik

***

NO PUEDO RESPIRAR

(Una flor para Georges Floyd)

    2 de junio 2020

(“I can’t breathe”, fueron las últimas palabras pronunciadas por Georges Floyd, afro-americano, 46 años, padre de familia, el 25 de mayo 2020 en Minneapolis, Minnesota USA, mientras un policía blanco aplastaba con una rodilla su cabeza contra el suelo. Georges no portaba armas ni había ofrecido resistencia a su detención.)

¡Nadie puede respirar !
¡Aire !
¡Aire !
¡Aire por favor !

Cabezas trituradas contra el suelo
pulmones putrefactos en el mar
humanidad asmática pregunta
¿Cómo ? ¿Por dónde escapar ?

Un hombre llamado George

Un hombre sencillo
con ganas de amar
abrazar amigos
ganarse el pan

Un hombre llamado George

Black man sospechoso
racismo asesina
te sacan el aire
te sacan la vida

¡Nadie puede respirar !

Aire enrarecido
aire engrudo
cargado de odio
colmillos crudos

Un hombre llamado George

Un hombre sencillo
yace en la vereda
su último aliento
tiembla y vuela

Mira George
tu nombre devino nave
se ha vuelto símbolo
canto bandera mensaje

Un hombre llamado Georges

Va volando volando
¡Vamos todos a volar !
Nada podrán hermanos
rodillas racistas ni gusanos

JE NE PEUX PLUS RESPIRER

(Une fleur pour Georges Floyd)

    2 juin 2020

(« I can’t breath », ont été les derniers mots prononcés par Georges Floyd, afro-américain, le 25 mai 2020 à Minneapolis, Minnesota USA, pendant qu’un policier blanc pressait avec un genou sa tête contre le sol. Georges ne portait pas d’armes et n’a pas opposé résistance à son arrestation.)

 
Personne ne peut respirer !
De l’air !
De l’air !
De l’air s’il vous plaît !

Têtes broyées contre le sol
Poumons pourrissant dans la mer
humanité asthmatique demande
Comment ? Par où échapper ?

Un homme nommé George

Un homme simple
avec des envies d’aimer
embrasser ses amis
gagner son pain

Un homme nommé George

Black man suspect
racisme meurtrier
on t’enlève l’air
on t’enlève la vie

Personne ne peut respirer !

Air raréfié
air poisseux
chargé de haine
des crocs gluants

Un homme nommé George

Un homme simple
gît sur le sol
son dernier souffle
tremble et s’envole

Maintenant George
regarde ton nom
il est devenu symbole
chant message drapeau

Un homme nommé George

S’envole s’envole
Envolons-nous tous !
Ils ne pourront rien frères
genoux racistes ni vers

Inédit - Traduit par l’auteur, en collaboration avec Viviane Carnaut

***

RESISTENCIA POÉTICA

    30 de octubre 2020

En el día de hoy comienza el segundo confinamiento generalizado, aquí en Épinay sur Orge- Francia, donde me ha tocado vivir en estos comienzos convulsionados del tercer milenio.

    A mi querida amiga Luisa Futoransky

¡Aquí y ahora !
¡Expirar ! ¡Respirar ! ¡Expirar ! ¡Respirar !
¡Descocer disfraces ! ¡Autopsiar realidades ! ¡Ver más allá
de la niebla !
¡Aquí y ahora !
¡Dejar de correr ! ¡Contemplar otoños !
Desplegar eternidades del instante.
¡Aquí y ahora !
Que broten rostros verdaderos, tirar máscaras,
descascarar huevos.
¡Resistencia poética !
¡Es hora de decir basta !
¡Basta de sangre descartable ! ¡Basta de monedas
falsas ! ¡Basta de huecas palabras !
¡Hora de saber qué buscamos !
¿Dólares para amar ? ¿Facebook para sentir ? ¿Net Flix
para soñar ?
¡Hora de preguntar adónde vamos !
¿Dónde está la vida ? ¿Dónde la rosa de los vientos ?
¿Dónde el libro de los muertos ?
¡Gran pandemia gran ! La “deuxième vague” ya llegó.
Ola tras ola, corona tras corona, marea tras marea,
arroja desechos. Aquí estamos, sin aire, boqueando
en la orilla, así mueren los dorados, así morimos los
humanos.
¡Resistencia poética !
¡Eliminar !
El odio de las uñas, polvo de la memoria, hongos de
las manzanas.
¡Cuestionar !
El transcurso de los días, piedras del camino, paraísos
prometidos.
¡Hablar !
No cuerdas vocales profiriendo engrudos, hablar de
verdad, encordar palabras y emociones, las cosas
llamar por su nombre, dar alas a Libertad, pueblo a
Democracia, panes a Igualdad. Desengrasar lenguajes
manoseados por tanta perfidia, que harmonía sea entre
sentidos y sonidos.
¡Resistencia poética !
¡Derribar esquemas !
¡Ir más allá ! Más allá de fórmulas políticas, económicos
modelos, zanahorias fluorescentes.
Poesía es vida, poema intenta atraparla, ella resiste. Poesía
es rebeldía, escapa de académicos cánones, de glorias
efímeras. No soneto de amor, no metáfora del beso ¡El amor
mismo ! ¡El beso mismo !
¡Resistencia poética !
¡Aquí y ahora vivir !
Entre virus invasores, pandemias asesinas, tsunamis de hipocresía… ¡Sembrar vida ! Poco a poco, mano a mano, pueblo a pueblo, que un coro ascendente entone fraternas
alegrías.

RÉSISTANCE POÉTIQUE

    30 octobre 2020

À partir d’aujourd’hui commence le second confinement généralisé, ici à Épinay sur Orge en France, où il m’a fallu vivre en ces commencements convulsifs du troisième millénaire.

    À ma chère amie Luisa Futoransky

Ici et maintenant !
Expirer ! Respirer ! Expirer ! Respirer !
Découdre les déguisements ! Autopsier les réalités ! Voir
au-delà du brouillard !
Ici et maintenant !
Arrêter de courir ! Contempler les automnes ! Déployer les
éternités de l’instant !
Ici et maintenant !
Que jaillissent les vrais visages, jeter les masques, écaler
les œufs !
Résistance poétique !
C’est le moment de dire assez !
Assez de sang jetable ! Assez de fausse monnaie ! Assez de
paroles creuses !
C’est le moment de savoir ce que nous cherchons !
Des dollars pour aimer ? Facebook pour sentir ? Netflix pour
rêver ?
Où est la vie ? Où la rose des vents ? Où le livre des morts ?
Grande pandémie ! « Deuxième vague » arrivée. Vague après vague, corona après corona, marée après marée, elle jette des déchets. Nous sommes là, sans air, haletant sur le rivage, ainsi meurent les dorades, ainsi meurent les humains.
Résistance poétique !
Éliminer !
La haine des ongles, poudre de la mémoire, moisissures des
pommes.
Remettre en question !
Le devenir des jours, pierres du chemin, promesses de paradis.
Parler !
Pas de cordes vocales proférant des empois, parler vrai, accorder émotions et mots, appeler les choses par leur nom, donner des ailes à Liberté, du peuple à Démocratie, du pain à Égalité. Dégraisser les langages tripotés par tant de perfidie, que l’harmonie soit entre les sons et les sens !
Résistance poétique !
Abattre les schémas !
Aller au-delà ! Au-delà des recettes politiques, des modèles économiques,
des carottes fluorescentes.
Poésie est vie, poème tente de l’attraper, elle résiste. Poésie est rébellion,
elle échappe aux gloires éphémères, aux académiques canons. Pas de
sonnet d’amour mais l’amour ! Pas de métaphore du baiser, mais le baiser !
Résistance poétique !
Vivre ici et maintenant !
Entre des virus envahissants, des pandémies assassines, des tsunamis d’hypocrisie…Semer Vie ! Petit à petit, pas à pas, peuple à peuple, qu’un chœur ascendant entonne de fraternelles joies.

Inédit - Traduit par Viviane Carnaut.

***

José Muchnik est né en 1945 à Buenos Aires, de parents russes émigrés en Argentine. Suite à l’instauration de la dictature militaire, il s’est exilé en France en 1976, où il réside toujours, Il est poète et anthropologue (docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, spécialisé dans l’étude des cultures alimentaires locales). Il est par ailleurs membre fondateur du groupe Traversées Poétiques et correspondant à Paris des journaux Generación Abierta et Desde Boedo. Il a publié des romans et de nombreux ouvrages de poésie, dont une dizaine ont été traduits en français, récemment : Critique poétique de la raison mathématique (éd. bilingue, L’Harmattan, 2015), Chant pour Paris (Unicité 2019), Déchirures (Unicité 2020).

(photo : Daniel Mordzinski)

Diego Muzzio

SPITFIRE

Quien quiera derribarte,
tu enemigo,
vendrá del lado del sol.
Desconfía de la luz,
y teme la tiniebla.
Que tus ojos vaguen
libres en el cielo,
pero que tu corazón sea
oscuro y terrible
como un gato muerto.
Lo más importante
se reduce a esto :
debes predecir
el advenimiento del relámpago.
Solo en ese momento verás
lo que te sea dado ver.
Halcones, huracanes, luz de luna,
tifones o trompetas de Jericó,
que otros usen eufemismos
para enaltecer sus máquinas ;
guarda secreto
el nombre de la tuya.
Cuando despegues no te despidas,
ni te exhibas al aterrizar.
El fuego se somete a la tierra
y es tu derecho regresar con él.
Lo que destruyas en el aire,
pertenece al aire.

SPITFIRE

Celui qui voudra t’abattre,
ton ennemi,
viendra du côté du soleil.
Méfie-toi de la lumière
et crains les ténèbres.
Que tes yeux errent
libres dans le ciel,
mais que ton cœur soit
sombre et terrible
comme un chat mort.
Le plus important
se réduit à ça :
tu dois prévoir
l’avènement de la foudre.
C’est seulement alors que tu verras
ce qui te sera donné à voir.
Faucons, ouragans, clair de lune,
typhons ou trompettes de Jéricho,
que d’autres utilisent des euphémismes
pour glorifier leurs machines ;
garde bien secret
le nom de la tienne.
Au décollage, pas d’adieux
ne t’exhibe pas non plus à l’atterrissage.
Le feu se soumet à la terre
et tu as le droit de revenir avec lui.
Ce que tu détruis dans les airs,
appartient à l’air.

* * *

CIERVOS

    Deer, death is near…

    Frederick Seidel

Durante la brama de otoño
los jóvenes ciervos luchan entre sí
pero los viejos machos son solitarios
como solitarios eran los místicos,
y mientras unos descienden de las montañas
a los bosques y valles para aparearse,
los otros se alejan a lugares elevados.
La poesía llega a veces con dificultad,
muy lentamente ; con la misma lentitud
ascienden los viejos ciervos la montaña,
deteniéndose a menudo, inclinando
sus largos cuellos hacia la tierra
con tal humildad y sosiego que nadie
podría decir si rumian o rezan.

CERFS

     Deer, death is near…

    Frederick Seidel

Durant le brame d’automne
les jeunes cerfs se battent entre eux,
mais les vieux mâles sont solitaires
solitaires comme l’étaient les mystiques,
et tandis que certains descendent des montagnes
vers les forêts et les vallées pour s’accoupler,
les autres s’éloignent vers des lieux élevés.
La poésie y parvient parfois avec difficulté,
très lentement ; avec la même lenteur
les vieux cerfs gravissent la montagne,
s’arrêtant souvent, inclinant
leurs longs cous jusqu’à terre
avec une telle humilité et quiétude
que personne ne serait dire
s’ils ruminent ou s’ils prient.

* * *

LOS LUGARES DONDE DORMIMOS

Los muertos se amontonan a mirarnos
en la noche dentro de otra noche oblicua, inclinada.
Los oigo hurgar como topos, murmurar
las últimas palabras que en vida pronunciaron,
en distinto orden. Pero si siembra la sombra su sueño
en los lugares donde dormimos y aun así soñamos,
si ellos, los muertos, veloces como nubes
o altísimos incendios
se internaran laterales en la ola :
¿no habrá una forma de organizar esa arquitectura ausente,
alguna manera de ordenar las palabras ?
Escucho el tren, en la madrugada, cuando nadie
ha despertado aún. Viene de lejos, de mi infancia,
cargado de caballos mojados y libros amarillos.
Esta es tu casa ; éste, tu cuerpo.
Aquí mora tu espíritu.

LES LIEUX OÙ NOUS DORMONS

Les morts nous regardent, entassés
dans la nuit depuis une autre nuit oblique, inclinée.
Je les entends fouiller comme des taupes, murmurer
les derniers mots prononcés durant leur vie
en ordre différent. Mais si l’ombre sème son sommeil,
dans les lieux où nous dormons et si malgré tout nous rêvons,
si eux, les morts, rapides comme des nuages
ou comme de grands incendies
pénètrent latéralement la vague :
n’y a-t-il pas moyen d’organiser cette architecture absente,
une façon d’organiser les mots ?
À l’aube, j’écoute le train, quand personne
encore n’est éveillé. Il vient de loin, de mon enfance,
chargé de chevaux mouillés et de livres jaunes.
Ceci est ta maison ; ceci, ton corps.
Ici demeure ton esprit.

* * *

OTITIS

Cuando me perforaron los tímpanos
a causa de una otitis crónica
viví durante un tiempo debajo del mar ;
un submarinista extraviado
de regreso al cielo.
La gente me hablaba y yo no respondía.
Las montañas parecían más azules.
Al salir del trabajo
paraba el auto al borde de la ruta
y fumaba mirando las nubes.
No escuchaba el tráfico
ni los tractores horadando los campos.
Los árboles eran más verdes.
Pensaba en mi padre.
Nunca nadie había pensado en él
en aquel lugar tan lejos de su tumba.
Después volvía al auto, lo ponía en marcha
y regresaba al camino.
En el asiento trasero mi padre
hablaba durante todo el trayecto de vuelta,
pero yo no podía escucharlo.
Mis oídos estaban llenos de su muerte.

OTITE

Quand ils percèrent mes tympans
pour cause d’otite chronique
je vécus un temps sous la mer,
en plongeur égaré
de retour au ciel.
Les gens me parlaient, je ne répondais pas.
Les montagnes semblaient plus bleues.
En quittant le travail,
au bord de la route, j’arrêtais la voiture
et fumais en regardant les nuages.
Je n’entendais ni le trafic
ni les tracteurs labourant les champs.
Les arbres étaient plus verts.
Je pensais à mon père.
Personne n’avait jamais pensé à lui
depuis ce lieu, si éloigné de sa tombe.
Je retournais ensuite à la voiture, je démarrais
et reprenais la route.
Sur la banquette arrière, mon père
parlait, tout au long du trajet de retour,
mais je ne l’entendais pas.
Mes oreilles étaient pleines de sa mort.

LA MONTAÑA

Ahora subo tan rápido
que las piedras ruedan
cuesta abajo y ya no sé
dónde está el oeste.
El aire es claro
no hay camino ;
mi cabeza se hunde
en una nube y trepo.
Sé que lo importante
es no detenerse
aunque de pronto
estoy ciego y siento
sangre en la boca.

LA MONTAGNE

Maintenant je monte si vite
que les pierres roulent
vers la descente et voilà que je ne sais
plus où se trouve l’ouest.
L’air est clair
il n’y a pas de chemin ;
ma tête s’enfonce
dans un nuage et je grimpe.
Je sais que l’important
est de ne pas s’arrêter
même si tout à coup
je suis aveugle et que je sens
du sang dans la bouche.

Extraits de Los lugares donde dormimos (Llantén, 2020) - Traduits par l’auteur

 

Diego Muzzio est né à Buenos Aires, en 1969. Il est écrivain et poète. Il a publié une dizaine de recueils, dont : Hieronymus Bosch (Ediciones del Dock, 2005), Tratado sobre la ejecución de animales (Honorarte, 2008), El sistema defensivo de los muertos (Hilos Editora, 2012), Los lugares donde dormimos (Llantén, 2020). Il a aussi écrit des recueils de nouvelles, dont récemment : Las Esferas invisibles (Entropía, 2015). Il est, en outre, l’auteur de plusieurs romans pour la jeunesse. Il a reçu le 1er prix de poésie du Fondo Nacional de las Artes ainsi que le 1er prix hispano-américain de Poésie Sor Juana Inés de la Cruz.

(photo : Peggy Ropers)

Mariano Rolando Andrade

EL POETA DE LAS MANOS ROTAS

I

Desperté una noche
tras veinte años
y entendí el dolor.
Mis manos yacían
destrozadas
a golpe de martillo
sobre la mesa de trabajo.

Primero lloré,
siguió el silencio.
¿Qué hacía yo
con las manos así,
añicos y poco más ?
¿Quién se había
ensañado en mi sueño ?

Ya nunca más
crearé versos, me dije.
Se acabó.
Tu suerte al fin
es la de tantos hombres
abatidos
a mitad del camino.

Miraba mis manos
y callaba.
Callaba y miraba.
Desahuciado,
recordé al músico
que perdió sus dientes
y huyó para renacer.

Temblé, la sangre
caliente sobre la mesa.
¿Y yo,
adónde podría ir ?
¿Adónde curaría
estos dedos
y esta garganta ?

LE POÈTE AUX MAINS BRISÉES

I

Je me suis réveillé une nuit
vingt ans plus tard
et j’ai compris la douleur.
Mes mains gisaient
brisées
à coups de marteau
sur la table de travail.

D’abord j’ai pleuré.
Le silence a suivi.
Que faisais-je
les mains ainsi,
à peine plus que miettes ?
Qui s’était acharné
dans mon sommeil ?

Plus jamais
je ne ferai de vers,
je me suis dit.
C’est fini.
Ton destin est finalement
celui de tant d’hommes
abattus à moitié du chemin.

Je regardais mes mains
en silence.
En silence
je regardais.
Damné, je me suis rappelé
le musicien qui perdit ses dents
et qui partit pour renaître.

J’ai tremblé, le sang
chaud sur la table.
Et moi,
où pourrai-je aller ?
Où soignerai-je
ces doigts
et cette gorge ?

II

A los Mares del Sur,
escuché decir a Rimbaud
desde Java.
A los Mares del Sur,
susurró Conrad en el Otago,
enterrado en Tasmania.

¡Sí, a los Mares del Sur !,
gritó solitario Melville
en Nuku Hiva.
¡Eso, a los Mares del Sur !,
clamaron Stevenson en Vailima
y London en Viti Levu.

II

Aux Mers du Sud,
j’ai entendu dire Rimbaud
depuis Java.
Aux Mers du Sud,
Conrad a susurré dans l’Otago,
enterré en Tasmanie,

Oui, aux Mers du Sud !
Melville a crié
à Nuku Hiva.

C’est ça, aux Mers du Sud !,
Stevenson et London ont clamé
à Vailima et à Viti Levu.

III

Cesó el llanto.
Recogí mis restos,
me levanté y partí,
feliz en la negrura.
Quienes me veían
sonreían
y murmuraban :
“Ahí va,
déjenlo solo.
Es el poeta
de las manos rotas”.

Buenos Aires, octubre de 2016.

III

Les larmes ont cessé.
J’ai ramassé mes restes,
me suis levé et suis parti,
heureux dans la noirceur.
Ceux qui me voyaient
souriaient et murmuraient :
« Là il va,
laisse-le seul.
C’est le poète
aux mains brisées ».

Buenos Aires, octobre 2016.

* * *

BATUR

El silencio
apabulla como el sol,
pero antes
recorrimos hasta Batur
las montañas paupérrimas
que nadie conoce ya.

Vimos
jóvenes tumbas
próximas a desaparecer,
campos de lava.
Escuchamos Kecak
al borde de las llamas.

Al Este,
el día perpetró el rostro
de Batur y los suyos.
Poseso,
me aferré para no dejar ir
nuestra tímida intriga.

Todo esto antes
del sol y del silencio.

Ubud, noviembre de 2016.

BATUR

Le silence écrase
autant que le soleil,
mais avant nous avons
progressé jusqu’à Batur,
les montagnes misérables
que personne ne connaît plus.

Nous avons vu
de jeunes tombes
proches de disparaître,
des champs de lave.
Nous avons écouté Kecak
aux bords des flammes.

À l’Est le jour
a révélé le visage
de Batur et les siens.
Possédé, je me suis réfugié
pour ne pas laisser s’effacer
notre intrigue timide.

Tout cela avant
le soleil et le silence.

Ubud, novembre 2016.

* * *

EL PETREL DE POÉ

Los vi caminar hacia la playa
empañada por las tinieblas
que habitan Nueva Caledonia.

Detrás del lejano arrecife,
el océano vociferaba
sus crueles palabras.

Ellos no podían descifrar,
adivinar siquiera, lo juro,
la piel del cristalino llano
encargado de protegerlos.

A ciegas y temerosos, tronó
el llanto de un recién nacido
entre las brumas
y las guettardas speciosas.

Ella tembló de emoción.
Él, de espanto.
Poco antes esa misma noche,
se habían negado a soñarlo.

Eran tiempos de vaticinios.
Siguió el silencio.
Y la sombra del petrel
que partió por la pálida orilla.

Detrás del lejano arrecife,
el océano mascullaba
sus crueles palabras.

Numea, noviembre de 2016.

LE PÉTREL DE POE

Je les ai vu marcher vers la plage
embuée par les ténèbres
qui règnent sur la Nouvelle-Calédonie.

Derrière le récif lointain
l’océan vociférait
ses mots cruels.

Ils ne pouvaient pas déchiffrer,
ni même deviner, je le jure,
la peau de la plaine cristalline
chargée de les protéger.

Aveugles et craintifs,
ils ont entendu les pleurs
d’un nouveau-né derrière les brumes
et les guettardas speciosas .

Elle a tremblé d’émotion.
Lui, d’effroi.
Peu avant cette même soirée,
ils avaient refusé d’y songer.

C’était l’heure des prédictions.
Le silence a suivi.
Et l’ombre du pétrel s’est évanouie
le long du pâle bord de mer.

Derrière le récif lointain
l’océan marmonnait
ses mots cruels.

Nouméa, novembre 2016.

* * *

ARTE DE NAVEGAR

Ocurrió una mañana,
las manos habían sanado.

Por la noche soñaste versos.
Quedaron escritos
en esta misma página.

Recobraste los rudimentos
del arte de la navegación.

La Cruz del Sur,
el sol, el manejo
del sextante.

Y otras técnicas olvidadas
para alcanzar tierras distantes.
Conocimientos ocultos
en intersticios del tiempo
y abandonados
por siglos.

El reflejo de las nubes
en el horizonte.
El idioma
del nacimiento de las olas.
El trazo de las aves migratorias
y el engañoso
silencio de los cetáceos.

Melbourne, noviembre de 2016.

L’ART DE NAVIGUER

Un beau matin,
les mains étaient guéries.

La nuit, tu as rêvé de vers.
Ils sont restés écrits
sur cette même page.

Tu as appris de nouveau les rudiments
de l’art de la navigation.

La Croix du Sud,
le soleil, la maîtrise
du sextant.

Et d’autres techniques oubliées
pour gagner les terres lointaines.
Des savoirs cachés
dans des interstices du temps
et oubliés
pendant des siècles.

Le reflet des nuages
sur l’horizon.
La langue
de la naissance des vagues.
Le trait des oiseaux migrateurs
et le silence
fallacieux des cétacés.

Melbourne, novembre 2016.

Extraits de Canciones de los Mares del Sur (Buenos Aires Poetry, 2018) – Traduits par l’auteur avec la complicité de Christophe Manon.

 

Mariano Rolando Andrade (né à Buenos Aires en 1973) est écrivain, poète, traducteur et journaliste. Il a publié Los viajes de Rimbaud (Editorial Vinciguerra, 1996), Poesía Beat (Buenos Aires Poetry, 2017) et Canciones de los Mares del Sur (Buenos Aires Poetry, 2018). Il a participé aux anthologies Buenos Aires no duerme (Eudeba, 1998) et Atlas de la Poesía Argentina (Editorial de l’Universite de La Plata, 2019). Il a remporté le Prix International Juan Rulfo décerné par RFI à Paris et a été finaliste du Prix Haroldo Conti des Jeunes Narrateurs en Argentine. Il a été invité à des festivals de poésie au Mexique, au Pérou, en Argentine et au Maroc.

(photo : Manuela Uribe)

Luisa Futoransky

ORIGEN DEL POEMA

con frecuencia sueño con llaves

por ejemplo ; hoy, una silvia. me devolvía llaves, de
quién, de dónde

cerca de un pozo

por ejemplo ; ayer mamá me daba las llaves de casa, la
casa de nuestra juventud

de la suya y de la mía

en el sueño reflexioné – qué viva mamá, me las da ahora
que allí no vive nadie

en la vida diaria tengo muchas muchas llaves de casas
que no existen y las cuelgo de una pared escondida por
una biblioteca y solo yo, no siempre veo

otros se las cuelgan del cuello para que los reciban las
huríes

otros las conservan en un cofre para volver a Granada o
a Toledo

yo para abrir nada

extraordinaria nada donde nace el vaho más caliente
del poema

ORIGINE DU POÈME

rêve fréquent avec des clefs

par exemple ; aujourd’hui, une silvia. me rendait des clefs, de qui, de quoi

près d’un puits

par exemple ; hier maman me donnait les clefs de la maison, la maison de notre jeunesse

de la sienne et de la mienne

dans le rêve j’ai pensé – bravo maman, elle me les donne alors que n’y vit plus personne

dans ma vie quotidienne, j’ai beaucoup de clefs de maisons qui n’existent pas, je les accroche à un mur caché par une bibliothèque et seule, les vois quand je veux

d’autres les pendent à leur cou pour être reçus chez les houris

d’autres les gardent dans un coffre pour revenir à Grenade ou Tolède

moi pour rien ouvrir

un rien extraordinaire dont naît plus ardente la vapeur du poème

Extrait de Marchar de día (Ed. Leviatán, Buenos Aires, 2017)

* * *

LONDRES, A PRIMERA VISTA

Londres me sedujo
y no opuse resistencia

del aeropuerto a la cama
de un cazador de ballenas

Londres lloviendo
como debe ser

LONDRES, AU PREMIER REGARD

Londres me séduisit
je ne fis pas résistance

de l’aéroport au lit
d’un chasseur de baleines

Londres sous la pluie
comme il se doit

Extrait de El diván de la puerta dorada (Torremozas, Madrid 1984)

UN MAQUINISTA LLAMADO ROCÍO

I

fui
the only passenger en un carguero de línea que distinguía
sus barcos con nombres de frutas del desierto
me enredé con un jefe de máquinas cuyo apellido era rocío
en aquellos años
el problema con detenerse en la isla de san brandán
residía en que en el lomo de las ballenas no se podía ni
sembrar
ni por ende cosechar flores ni frutas de jardín

ahora se puede ?

UN MACHINISTE NOMMÉ ROSÉE VITAL

I

Je fus
the only passenger d’un cargo d’une ligne aux bateaux désignés par le nom de fruits du désert
me suis maquée avec un chef des machines appelé rosée vital
dans ces années-là
le problème de appelé rosée vital sur l’île de saint brendan
c’est qu’on ne pouvait semer sur le dos des baleines
et donc récolter fleurs et fruits des jardins

à présent le peut-on ?

II

[En el océano] hay una isla llamada Perdida, muy superior
a las demás tierras por la amenidad y fertilidad de todas
sus cosas, desconocida para los hombres, que hallada por
alguna casualidad, no se ha podido descubrir después de
hallada, por lo que se la llama Perdida. Y se cuenta que vino
a ella brandán. En De imagine mundi, Honorato de Autun, 1130.

II

[Sur l’océan] est une île appelée Perdue, très supérieure aux autres terres par l’agrément et la fécondité de toutes choses, inconnue des hommes, que découverte par quelque hasard on n’a pu retrouver après sa découverte, raison pour quoi on l’appelle Perdue. Et l’on raconte qu’y est venu brandan. In De imagine mundi, Honoré d’Autun, 1130.

Extrait de Marchar de día (Ed. Leviatán, Buenos Aires, 2017)

CON FRECUENCIA

con frecuencia pienso en las muescas de los campos
(de exterminio)
los débiles palotes
hechos con la última sangre de las uñas
casi en el cielorraso
ante la boca
falsa
de la ducha
los calendarios de desdicha
borrando días con clavitos
en las cárceles
las rayitas que vamos dejando en los muros
con nuestras vidas
y espejean en algún calendario
de cierto firmamento

pintura, aunque sea de brocha gorda
dolorida y silenciosa

bien rupestre

a mis lectores

SOUVENT

Souvent je pense aux traits gravés dans les camps
(d’extermination)
aux légers bâtons
faits du dernier sang des ongles
presque jusqu’au plafond
sous la bouche
factice
de la douche
aux calendriers du malheur
les jours rayés avec un clou
dans les prisons
aux stries que laissent sur les murs
nos vies
qui miroitent dans quelque calendrier
d’un certain firmament

peinture, même à la grosse brosse
douloureuse et silencieuse

éminemment rupestre

à mes lecteurs

Extrait de Pintura rupestre (Ed. Leviatán, Buenos Aires, 2014)

ARTE POÉTICA

Mezclar sin que se formen grumos
suave, con paciencia
pero con uno que otro golpe enérgico
indispensable
para llegar a puerto
y por milagro
despertar – otra vez –
hoy sin ayer
Tener en cuenta
que cortada la nata ahuyenta
agriando el todo
sin remedio

El poema
primer hervor
flor de sal
velo más tenue de rocío
y fulgor último de un arcoíris
a punto de desfallecer

entre los pliegue de milhojas
anida miel
anida espanto
y machacona la cadencia
remota del danzón

ART POÉTIQUE

Mélanger sans faire de grumeaux
lisser, patiemment
mais avec parfois un geste énergique
indispensable
pour arriver à bon port
et par miracle
se réveiller – une fois encore –
délesté du passé
Ne pas oublier
que la crème caillée rebute
aigrissant le tout
sans remède

Le poème
première ébullition
fleur de sel
voile très fin de rosée
et dernière lueur d’un arc-en-ciel
sur le point de défaillir

entre les plis du millefeuille
niche le miel
niche l’épouvante
et lointaine la cadence
obstinée du danzón

Extrait de Marchar de día (Ed. Leviatán, Buenos Aires, 2017)

DELTA

1

vengo de un río donde las aguas bajan turbias
y parecería que ni se movieran
es un légamo infestado de tarariras, lampalaguas
caimanes de ojos dorados
y en las orillas
pecio

por la fuerza
los amores se deshacen en esa agua barrosa
pútrida
se los traga la corriente
los brazos del río cuando llegan al delta
para respirar gimen, sollozan
se atragantan con los muertos

sin calificativos
sin aspavientos
el agua no es sensata ni insensata
el cariño y los detritus corren idéntica fortuna
se atoran y consumen en los ríos
los mismos gusanos corrompen las plantas, los animales
y la gente

nada está hecho para durar, para quedarse, ni siquiera
el mundo
no te apures
vos tranquila

DELTA

1

Je viens d’un fleuve dont les eaux glissent troubles
il semble qu’elles ne couleront plus
c’est une boue infestée de poissons-tigre, boas
caïmans aux yeux d’or
et sur les rives
épaves

inévitable
que les amours se défassent dans cette eau boueuse
putride
les avale le courant
les bras du fleuve atteignant le delta
gémissent, sanglotent
étouffant de tous ces morts

sans épithètes
sans simagrées
l’eau n’est sensée ni insensée
affections et détritus courent au même sort
ils s’engorgent et se consument dans les fleuves
la même vermine corrompt les plantes, les animaux
et les gens

rien n’est fait pour durer, pas même
le monde
ne t’inquiète pas
tout va bien

2

los camalotes aprovechan
la volada
se hicieron con el horizonte

desconfíen del celeste
y más del blanco
que para nada
es inocente

2

les jacinthes d’eau
en profitent
pour s’emparer de l’horizon

méfie-toi de l’azur
et plus encore du blanc
qui n’est en rien
innocent

3

en manos de monet
los camalotes se disfrazan
primero de nenúfares
y de ninfeas después

detrás del relumbrón
él y yo sabemos
que la procesión va
y riela
muy por dentro

3

sous les mains de monet
les jacinthes d’eau se déguisent
d’abord en nénuphars
ensuite en nymphéas

sous l’éclat chatoyant
lui et moi nous savons
qu’une douleur se cache
et miroite
tout au fond

Extrait de Marchar de día (Ed. Leviatán, Buenos Aires, 2017)

Poèmes traduits par Gérard Cartier avec la complicité de l’autrice.

 

Luisa Futoranksy vit à Paris depuis 1981. A été journaliste. Autrice d’une vingtaine de recueils de poésie, de cinq romans et de nombreux ouvrages de non-fiction, elle a été traduite dans plusieurs langues. Son travail a été récompensé en France, en Espagne et en Argentine. Elle a reçu en France le titre de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, a été Regent’s Lecturer à Berkeley, membre du jury du prix ibéro-américain Pablo Neruda et a reçu une bourse Guggenheim. On peut lire en français, en poésie : Partir, te dis-je, trad. Fr. Campo (Actes Sud, 1984), Les orties de Saorge, trad. N. Roffé (La Grenouillière, Québec, 2014), et dans la revue Secousse (n°16 et 22) ; en prose : Chinois, chinoiseries, roman, trad. A. Morvan (Actes Sud, 1983), Lunes de miel, essai, trad. L. Soler (Belfond, 1995 et 2002), Julia, roman, trad. J.-M. Saint-Lu (éd. de L’Aude, 1989), Cheveux, toisons et autres poils, trad. Jean Marie Saint-Lu (Presses de la Renaissance, 1991), Lunes de miel, essai, trad. L. Soler (Belfond, 1995 et 2002).

(photo : Antonio Berni)

Bernardo Schiavetta

PAREJA QUE DUERME
(un poema de la heterónima Carmen Moctezuma)

Más que para el deseo se desnudan
y mucho más se entregan a sí mismos.
Todo gesto se borra de sus cuerpos
como se aquietan las aguas turbadas,
y solas fluyen la carne y la sangre
por hondos cauces donde navegaron
breves días los padres más remotos :
superficie aquietada de la piel
en la que ambos se miran ciegamente
con rostros ahogados pero vivos
sin que ningún espacio los separe
de sus propios reflejos, los más fieles :
ojos que en sí se miran tras los párpados,
fieles miradas, densas como el agua
cuando sobre las lenguas arde en hielo
casi negándose a la sed que extingue.
(O acaso estén librados sin saberlo
a sueños donde alientan como náufragos).

COUPLE ENDORMI
(un poème de l’hétéronyme Carmen Moctezuma)

Tous deux sont nus pour bien plus que l’amour.
Un lourd sommeil les livre à eux-mêmes :
Seuls leur chair et leur sang désormais suivent
les courants profonds qu’ont déjà suivis
anciennement leurs plus lointains ancêtres.
Comme enfin se reposent les flots troubles
tout geste s’est effacé de leurs corps,
Eau de glace qui brûle et désaltère,
yeux clos qui en regardant se regardent,
ils voient, noyés mais vivants, leurs visages
sous la surface apaisée de leur peau
sans que nul espace ne les sépare
de leurs propres reflets, les plus fidèles.
(Ou, sans le savoir, rêvent-ils tous deux
de naufrages sur des îles désertes ?)

* * *

AL DESPERTAR
(un poema de la heterónima Carmen Moctezuma)

Hembra o varón, quien fuese no lo sé,
conmigo estuvo, a mis espaldas, alguien
presente pero apenas, como un sueño
que el despertar esconde en el olvido.
Temblor en la silueta de mi sombra,
conmigo estuvo, a mis espaldas, alguien
que en lo mínimo y único que importa
llegó a vivir de un modo igual al mío
aquel momento : cuando el hoy es siempre.
Después, de cuanto pudo sucederle
no sé si habrá dejado algún recuerdo.
Después, fue menos todavía, sangre
en el río viviente de la sangre
que llega hasta mis días que están siendo
los suyos mismos. Pronto el resto, el último,
pronto mi nombre o sólo estas palabras,
pronto ya menos todavía, un sueño
que se disipa, al despertar, mañana.

AU RÉVEIL
(Un poème de l’hétéronyme Carmen Moctezuma)

Une femme ou un homme, je ne sais,
quelqu’un se trouvait derrière mon dos,
présent mais à peine, comme en un rêve
que le réveil estompe dans l’oubli.
Frissonnant dans les contours de mon ombre,
quelqu’un se trouvait derrière mon dos,
pour vivre la seule chose qui importe,
le repos de ne plus être personne,
cet instant où l’aujourd’hui est toujours.
Tant a pu lui arriver que j’ignore
s’il en restera quelque souvenir
de l’être qui était un autre moi.
Après, ce fut encore moins : du sang
affluant à des jours qui sont les miens.
Bientôt le reste, bientôt le dernier
bientôt, rien que mon nom ou que ces mots,
bientôt et moins encore, juste un rêve
dissipé au réveil, demain matin.

* * *

ESPEJO DE DIONISIO
dios ambiguo de las máscaras

Yorick’s skull, the king’s jester.

    Hamlet, V, I, 198.

en mi espejo que olvida sus reflejos,
se deshojan máscaras tras máscaras
de un personaje que finge ser yo :
Titania, ya por fin desembrujada,
luego Mercurio o Sosias y después
Yorick, el cráneo del bufón, después
otro espejo vacío ante el espejo
y un sinfín de espejismos espejados,
y luego mi desnuda calavera,
luego Susana o la Condesa y luego
Segismundo que duda de sí mismo,
de un personaje que finge ser yo
se deshojan máscaras tras máscaras
en mi espejo que olvida sus reflejos

¿Yo Segismundo no soy ?
La vida es sueño, II, 235.

MIROIR DE DIONYSOS
dieu ambigu des masques

Yorick’s skull, the king’s jester.

    Hamlet, V, I, 198.

dans le miroir qui ne retient nul trait
il y a un flot de masques qui s’effeuillent
d’un personnage qui feint d’être moi :
Titania, enfin désenvoûtée,
et puis Mercure ou bien Sosie et puis
Yorick, le crâne du bouffon, et puis
un autre miroir, face au miroir vide :
des reflets de mirages infinis,
et puis mon propre crâne décharné
et puis Suzanne ou la Comtesse et puis
Sigismond qui s’éveille et rêve encore
d’un personnage qui feint d’être moi :
il y a des flots de masques qui s’effeuillent
dans le miroir qui ne retient nul trait

¿Yo Segismundo no soy ?
La vida es sueño, II, 235.

* * *

GIARDINO ALL’ITALIANA

Allí la grava, las aguas, los céspedes y las flores
diseñan planos regidos por fórmulas evidentes
donde es el prisma o el cono el volumen del arbusto,
donde a distancias precisas hay jarrones de ornamento,
glorietas, bancos, fuentes, estatuas de dioses y héroes
en cuyos mármoles crecen líquenes que los estragan,
como vuelven bajo el celo sin fin de los jardineros
malas hierbas, hojarasca, basuras, insectos, caos.
Entre todas las ansias, para el deseo de un orden,
para aplacarlo, se hicieron con geometrías sin tiempo
esas fuentes no bebidas y esas huertas infructuosas
donde las plantas, las aguas, los semidioses y dioses
ofrecen sus cornucopias de inagotable abundancia :
oasis que contemplamos desde el portal de la Villa
antes que la escalinata nos lleve abajo, a la grava,
hacia el hambre una vez más, otra vez hacia la sed.

JARDINS À L’ITALIENNE

Le gravier et les eaux, la pelouse et les fleurs
dessinent sur le sol d’évidentes formules,
cônes et prismes sont les formes des arbustes,
tout ici est conçu dans le désir d’un ordre :
les bassins, les fontaines, les bancs et les gloriettes,
les statues de héros, de dieux et de déesses.
les vasques ornées sont à distances précises.
(Mais des mousses et des lichens rongent sans cesse
le marbre et, malgré le zèle des jardiniers,
les mauvaises herbes, les déchets, les insectes,
les feuilles mortes, entretiennent le chaos).
Tant de verdure et d’eaux, de dieux et demi-dieux
offrent dans le lointain leurs cornes l’abondance,
leurs fontaines non bues et leurs vergers stériles.
Riche pourtant paraît l’oasis entrevue
depuis le portail de la Villa, jusqu’aux marches
dont le magnifique éventail nous reconduit
en bas sur le gravier, où régneront la faim
et l’insatiable soif, une nouvelle fois.

* * *

ΣΥΜΠΟΣΙΟΝ

(Tomba del tuffatore)

Si ese perfil fue suyo, el cuerpo joven
del hombre que se lanza hacia las aguas ;
si está allí su retrato, no lo sabes,
porque no tienen nombres las pinturas
que en su tumba vacía celebraban
a oscuras hasta ayer ese banquete
al que vienes de más, como un intruso,
para escuchar imágenes de músicas,
la clara de las flautas, la sombría
del cordaje aún sonoro que ya calla.
Para ver lo que nadie estaba viendo :
esa inminencia de copas y de labios
tras el brindis feliz por el atleta
que no ha de dar el óbolo a Caronte
porque sabe nadar en agua estigia.

(Fórmulas, que él pronuncia quedamente
anunciando que estabas convidado
y evocándose en ti, ceniza ambigua.)

ΣΥΜΠΟΣΙΟΝ

(Tomba del tuffatore)

Ce profil fut-il le sien, ce corps d’homme
si jeune et beau qui plonge dans les flots ?
Est-ce son portrait ? Tu ne le sais pas,
car, sur les fresques de sa tombe vide,
les convives funèbres et joyeux
du banquet ne mentionnent aucun nom.
Au festin tu es venu en surnombre
écouter des images de musique :
le clair des flûtes, le sombre des cordes
vibrant encore un peu en se taisant.
Tu vois ce que personne ne voyait :
l’imminence des coupes et des lèvres.
Cette libation est portée à l’athlète
qui, sachant nager dans les eaux du Styx,
à Charon ne doit payer nulle obole.

(Ces formules, il les dit calmement,
il annonce qu’il t’avait invité
et il s’évoque en toi, cendre ambiguë.)

Extraits de l’anthologie personnelle (1983-1996) Antes de los apócrifos [Avant les apocryphes]
(Audisea, coll. Cuadernos de Hablar de poesía Buenos Aires, 2018).
Recréation en français par l’auteur en collaboration avec Didier Coste.

 

Bernardo Schiavetta est né à Córdoba en Argentine, en 1948. Son dernier livre, Antes de los apócrifos (Buenos Aires, Audisea, 2018), est une anthologie personnelle de son œuvre poétique (1983-2018). Il a cofondé deux revues universitaires, Formules, revue des littératures à contraintes et des créations formelles (Université de l’État de New York, Buffalo) et Formes Poétiques Contemporaines (Université de Liège). En 1990 il a reçu en Espagne, des mains d’Octavio Paz, le Prix Loewe International pour son livre Fórmulas para Crátilo (Madrid, Visor, 1990). Ses poèmes figurent dans plusieurs anthologies de référence dont celle dite « du Bicentenaire », de Jorge Monteleone, 200 Años de Poesía Argentina (Buenos Aires, Alfaguara, 2010), ainsi que dans des anthologies de poésie expérimentale.

(photo : Daniel Mordzinski)

Anthologie proposée par Gérard Cartier


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