Pedro Salinas (1892-1951) a fait partie, aux côté de Federico Garcia Lorca et de Jorge Guillén, entre autres grands poètes, du groupe d’écrivains espagnols appelé « Génération 27 ».
Son œuvre est variée, théâtre, roman, essai, critique littéraire. Mais il est surtout un poète, considéré comme l’un des plus grands de « Génération 27 », et particulièrement un poète d’amour. Parmi ses recueils, La voz a ti debida et Razón de amor, comptent parmi les beaux chants d’amour du lyrisme espagnol. Ces recueils nous parlent d’un amour irrigué par le vent de la liberté, la générosité, et le dépassement de soi - une transcendance qui donne au lecteur ce « sentiment océanique » cher à Stéphan Zweig. « Une expérience à la fois charnelle et mystique » nous dit son traducteur Bernard Sesé.Exilé en Amérique du fait de la guerre civile d’Espagne, il y publiera deux autres livres de poésie : El contemplado (1946) et Todo más claro (1949), écrits d’exil marqués par l’angoisse et la nostalgie de la patrie perdue.
YA ESTA la ventana abierta.
Tenía que ser así
et día.
Azul el cielo, sí, azul
indudable, como anoche
le iban queriando tus besos.
Henchida la luz de viento
y tensa igual que una vela
que lleva el día, velero,
por los mundos a su fin :
porque anoche tú quisiste
que tú y yo nos embarcáramos
en un alba que llegaba.
Tenía que ser así.
Y todo,
las aves de por el aire,
las olas de por el mar,
gozossamente animado :
con el ánima
misma que estaba latiendo
en las olas y los vuelos
nocturnos del abrazar.
Si los cielos iluminan
trasluces de paraíso,
islas de color de edén,
es que en las horas sin luz,
sin suelo, hemos anhelado
la tierra más inocente
y jardín para los dos.
Y el mundo es hoy como es hoy
porque la querías tú,
porque anoche lo quisimosLA FENETRE est ouverte.
Il fallait que le jour
fût ainsi.
Bleu le ciel, oui, d’un bleu
indubitable, comme hier soir
le voulaient tes baisers.
La lumière gonflée de vent
et tendue ainsi qu’une voile
que porte le jour, voilier
sur les mondes, vers sa fin :
car hier soir tu as voulu
que toi et moi nous embarquions
sur une aube qui approchait.
Il fallait que ce fût ainsi.
Et tout,
les oiseaux dans l’air,
les vagues sur la mer,
joyeusement animé :
par l’âme
même qui battait alors
dans les vagues et les envols
nocturnes de l’étreinte.
Si les cieux illuminent
des lueurs de paradis,
des îles couleur d’éden,
c’est qu’aux heures sans lumière
sans appui, nous avons désiré
la terre la plus innocente
et le jardin pour nous deux.
Le monde est aujourd’hui comme il est aujourd’hui
Parce que toi tu le voulais,
car hier soir nous le voulûmes
AQUÍ
en esta orilla blanca
del lecho donde duermes,
estoy al borde mismo
de tu sueño. Si diera
un paso más, caería
en sus ondas, rompiéndolo
como un cristal. Me sube
el calor de tu sueño
hasta el rostro. Tu hálito
te mide la andadura
del soñar : va despacio.
Un soplo alterno, leve
me entrega ese tesoro
exactamente : el ritmo
de tu vivir soñando.
Miro. Veo la estofa
de que está hecho tu sueño.
La tienes sobre el cuerpo
como coraza ingrávida.
Te cerca de respeto.
A tu virgen te vuelves
toda entera, desnuda,
cuando te vas al sueño.
En la orilla se paran
las ansias y los besos :
esperan, ya sin prisa,
a que abriendo los ojos
renuncies a tu ser
invulnerable. Busco
tu sueño. Con mi alma
doblada sobre ti,
las miradas recorren,
traslúcida, tu carne
y apartan dulcemente
las señas corporales,
por ver si hallan detrás
las formas de tu sueño.
No lo encuentran. Y entonces
pienso en tu sueño. Quiero
descifrarlo. Las cifras
no sirven, no es secreto.
Es sueño y no misterio.
Y de pronto, en el alto
silencio de la noche,
un soñar mío empieza
al borde de tu cuerpo ;
en él el tuyo siento.
Tú dormida, yo en vela,
hacíamos lo mismo.
No había que buscar :
tu sueño era mi sueño.ICI,
sur ce rivage blanc
du lit où tu dors,
je suis au bord même
de ton songe. Si je faisais
un pas de plus, je tomberais
dans ses ondes, en le brisant
comme un cristal. La chaleur
de ton songe monte
jusqu’à mon visage. Ton haleine
rythme l’allure
de ton songe : lentement.
Un souffle alterné, léger,
me livre ce trésor
exactement : le rythme
de ton existence rêvante.
Je regarde. Je vois l’étoffe
dont est fait ton songe.
Elle est posée sur ton corps
comme une cuirasse légère.
Elle t’entoure de respect.
Tu reviens à la vierge
en toi, tout entière, nue,
quand tu t’en vas dans le songe.
Sur la rive s’arrêtent
les tourments et les baisers :
ils attendent, sans hâte,
qu’en ouvrant les yeux
tu renonces à ton être
invulnérable. Je cherche
ton songe. Avec mon âme
penchée sur toi,
mes regards parcourent,
transparente, ta chair,
écartant doucement
les signes corporels
pour voir si au-delà se trouvent
les formes de ton songe.
Ils ne le trouvent pas. Et alors
je pense à ton songe. Je veux
le déchiffrer. Aucun chiffre
ne sert, ce n’est pas un secret.
C’est un songe, et non pas un mystère.
Et soudain, dans le haut
silence de la nuit,
un songe commence en moi
au bord de ton corps ;
en lui je sens le tien.
Toi endormie et moi qui veille
Nous faisions la même chose.
Il ne fallait pas chercher :
ton songe était mon songe.
¡PASMO de lo distinto !
¡Ojos azules, nunca
igual a ojos azules !
La luz del día este
no es aquella de ayer,
ni alumbrará mañana.
En infinitos árboles
del mundo cada hoja
vence al follaje anónimo,
por un imperceptible
modo de no ser otra.
Las olas,
unánimes en playas,
hermanas, se parecen
en el color del pelo,
en el mirar azul
o gris, sí. Pero todas
tienen letra distinta
cuando cuentan sus breves
amores en la arena.¡Qué gozo, que no sean
nunca iguales las cosas,
que son las mismas ! ¡Toda,
toda la vida es única !
Y aunque no las acusen
cristales o balanzas,
diferencias minúsculas
aseguran a un ala
de mariposa, a un grano
de arena, la alegría
inmensa de ser otras.
Si el vasto tiempo entero,
río oscuro, se escapa,
en las manos nos deja
prendas inmarcesibles
llamadas días, horas,
en que fuimos felices.Por eso los amantes
se prometen los siempres
con almas y con bocas.
Viven de beso en beso
rodando, como el mar
se vive de ola en ola,
sin miedo a repetirse.
Cada abrazo es él, solo,
único, todo beso.
Y el amor al sentirlo
besa, abraza sin término,
buscando
un más detrás de un más,
otro cielo en su cielo.
Suma, se suma, suma,
y así de uno más uno,
a uno más uno, va
seguro de no acabarse :
toca
techo de eternidad.MERVEILLE des différences !
Des yeux bleus, jamais
pareils à des yeux bleus !
la lumière de ce jour
n’est pas celle d’hier,
et ne brillera point demain.
En d’innombrables arbres
du monde, chaque feuille
surpasse le feuillage anonyme
par une imperceptible
façon de ne pas être une autre.
Les vagues
unanimes sur des plages,
sœurs, se ressemblent
par la couleur de leur chevelure,
par leur regard bleu
ou bien gris, oui. Mais toutes
ont des mots différents
elles racontent leurs brèves
amours sur le sable.Quelle joie, que ne soient
jamais semblables les choses
qui sont les mêmes ! Toute,
toute la vie est unique !
Même si le cristal ou la balance
ne les accusent pas,
de minuscules différences
assurent à une aile
de papillon, à un grain
de sable, la joie
immense d’être autres.
Si le temps vaste et entier,
fleuve obscur, s’échappe,
il nous laisse entre les mains
des gages inflétrissables
appelés jours, heures,
où nous fûmes heureux.C’est pourquoi les amants
se promettent les toujours
avec leurs âmes et leurs bouches.
Ils vivent, roulant
de baiser en baiser, comme la mer
vit de vague en vague,
sans crainte de se répéter.
Chaque étreinte est une, seule,
unique, tout baiser.
Et l’amour qui le sent
étreint, embrasse sans fin
cherchant
toujours au-delà, davantage,
un autre ciel dans son ciel.
Additionnant sans cesse,
ajoutant un à un,
puis un à un, il va,
certain de ne point s’achever :
il touche
un toit d’éternité.
LO QUE queremos nos quiere
aunque no quiera querernos.
Nos dice que no y que no,
pero hay que seguir queriéndolo :
porque el no tiene un revés,
quien lo dice no lo sabe,
y siguiendo en el querrer
los dos se lo encontraremos.
Hoy, mañana, junto al nunca,
cuando parece imposible
ya,
nos responderá en lon amado,
como un soplo imperceptible,
el amor
mismo con que lo adoramos.
Aunque estén contra nosotros
el aire y la soledad,
las pruebas y el no y el tiempo,
hay que querrer y seguir queriendo.
Sobre todo en la alta noche
cuando el sueño, ese retorno
al ser desnudo y primero,
rompe desde las estrellas
las voluntades de paso,
y el querer siente, asombrado,
que ganó lo que queria,
que le quieren sin querrer,
a fuerza de estar queriendo.
Y aunque no nos dé su cuerpo,
la amada, ni su presencia,
aunque se finja otro amor
un estar en otra parte,
este fervor infinito
contra el no querer querer
la rendirá, bese o no.
Y en la más oscura noche,
cuando
desde otra orilla del mundo,
la bese el amor remoto
se le entrará por el alma,
como un frío o una sombra
la evidencia de ser ya
de aquel que la está queriendoCE QUE nous aimons nous aime
même s’il ne veut pas nous aimer.
Il nous dit non et non,
mais il faut continuer à l’aimer ;
parce que le non a un envers,
- qui le prononce ne le sait pas -
et en persistant dans l’amour
tous les deux nous le trouverons.
Aujourd’hui, demain, si près de jamais,
quand cela semble impossible
désormais,
nous répondra dans ce que nous aimons,
comme un souffle imperceptible,
l’amour
même dont nous l’adorons.
Quand nous aurions contre nous
l’air et la solitude,
les preuves et le non et le temps,
il faut aimer sans trêve,
aimer, aimer sans cesse.
Surtout dans la nuit profonde
quand le sommeil, ce retour
à l’être nu et premier,
brise depuis les étoiles
les volontés de passage
et que l’amour perçoit avec stupeur
qu’il a gagné ce qu’il voulait,
qu’on l’aime malgré soi,
à force d’aimer.
Et même si la bien-aimée
ne nous donne son corps, ni sa présence,
même si elle feint un autre amour,
une existence ailleurs,
cette ferveur infinie
contre ce refus d’aimer,
en viendra à bout, sinon de ses baisers.
Et dans la plus obscure nuit,
quand,
depuis une autre rive du monde,
l’amour lointain l’embrassera,
entrera dans son âme,
comme un froid ou une ombre,
l’évidence d’appartenir désormais
à celui qui l’aime.
Bernard Sesé, né en 1929, décédé en 2020, a publié recueils de poésie parmi lesquels Discipline de l’arcane aux éditions Arfuyen, Par inadvertance et L’autre et la nuit aux éditions La tête à l’envers.
Il est connu comme l’un des meilleurs hispanistes actuels. Il fut professeur émérite à l’université Paris X-Nanterre, membre correspondant de ka Real Academia Española, fondateur de la collection Ibériques aux éditions José Corti.
Son travail a été immense et a donné lieu à des traductions variées des auteurs mystiques espagnols dont Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix, ainsi que des traductions d’écrivains espagnols et portugais (les poètes Antonio Machado, Juan Ramon Jiménez, Fernando Pessoa, ou encore les auteurs de théâtre dont Pedro Calderón de la Barca)
En 2012, il a confié à La tête à l’envers la réédition de sa traduction du recueil de Pedro Salinas La voix qui t’est due.
Dominique Sierra, éditrice de La tête à l’envers, publie en 2022 Raison d’amour à titre posthume et à la demande de l’épouse de Bernard Sesé.
biographies inspirées des éléments disponibles sur le site de La tête à l’envers et dans le livre Raison d’amour / Razón de amor
Page proposée par Cécile Guivarch