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Luigi Carotenuto, traduit de l’italien par Irène Dubœuf

mercredi 30 octobre 2019, par Cécile Guivarch

Poésie italienne : Luigi Carotenuto
Par Irène Dubœuf

Poète et critique littéraire, Luigi Carotenuto, (cf. recension de son dernier livre par Luigia Sorrentino), nous offre ses textes comme autant de témoignages satiriques et désenchantés, tous écrits avec une profonde sincérité.
J’ai lu L’amico di famiglia (L’ami de la famille), paru aux éditions Prova d’Autore, Catania, 2008), Vi porto via (Je vous emmène) publié en 2011 chez le même éditeur, et Taccuino olandese (Carnet hollandais) paru en 2015 dans Gradiva, revue internationale de poésie italienne, trois recueils dans lesquels j’ai retrouvé la même concision et la même intensité. Avec peu de mots tout est dit, comme dans ce « Tribunal de l’être  » :

La sentence fut rendue
la conscience jugée.

Coupable.

Coupable d’exister.

ou encore dans cette poésie intitulée « Quelque chose manquait » :

Dormir j’ai dormi
mangé j’ai mangé
travaillé j’ai travaillé
vivre ?

j’ai oublié.

L’œuvre de Luigi Carotenuto est simultanément introspection et altérité, légèreté et profondeur, enchantement et réalisme ; c’est une poésie emplie de délicatesse et de désinvolture, de joie mélancolique où les jours sont contraints à mendier la lumière. Les aphorismes sont percutants : « tout ce qui fait silence fait peur », «  la maladie est le soin », « l’homme est l’assassin de lui-même qui a occulté les preuves et jusqu’à la fin a caché son cadavre » etc. les métaphores, porteuses d’émotion. Ainsi de l’enfance réduite à un dessin déchiré gisant dans la rue… Le style est de ceux qui revivifient en nous entraînant dans une immense ronde comme le fait le poète avec «  les enfants orphelins de l’amour ».

Les deux premiers recueils nous font partager interrogations et observations sur l’amour, la famille, les enfants, le travail, le temps, l’absence, le néant, la mort… et suggèrent d’ouvrir les yeux pour se confronter à une réalité occultée par les habitudes. Entre un passé nostalgique et un futur sans illusions, le poète, avec une grande sincérité, précipite son lecteur dans le présent d’un quotidien décevant. Son regard est sans pitié. Luigi Carotenuto excelle dans l’art de nous mettre face à la banalité, la superficialité et la stupidité de la vie, de nous confronter à un monde toujours en mouvement dans lequel tout s’enfuit. « L’ombre que tu croyais amour, le vent l’a déjà emportée. » écrit-il dans un des poèmes de «  Vi porto via ».

Sous l’allure d’un journal philosophique, Taccuino olandese est une œuvre inquiète, une prose d’une intense force poétique (ou bien de brefs poèmes en prose ?) où le poète se détache du monde, où la réalité se perd dans l’imaginaire : « Le petit lac des canards dans le parc est une carte postale vide. Le poète nous transporte loin d’un monde dans lequel la musique elle-même se durcit et déchire l’air, où les idées sont empaillées comme des cerfs de collection. Un monde dans lequel « même avec de la colle » il est impossible d’adhérer à cette réalité ! Fuir (par l’intermédiaire de la poésie) apparaît comme une nécessité, pour pouvoir « mourir dans les bras des étoiles ». Le poète a choisi « l’art, non la vérité  ».

Lire la poésie de Luigi Carotenuto laisse en bouche une saveur aigre-douce : l’amertume y est toujours accompagnée d’une pointe de dérision ou d’ironie comme à la fin de ce poème dans lequel il parle de la maison qu’il croyait sienne pour toujours et qu’il a perdue simplement parce qu’il avait oublié de faire ses comptes avec les banques ! Une ironie savamment dosée qui, posée sur un sourire un peu triste, n’est pas sans faire penser à Pessoa… Carotenuto, lui aussi, pourrait dire : « J’écris en souriant avec les mots mais il me semble que mon cœur pourrait se briser. »


L’amico di famiglia
Casa editrice Prova d’Autore, Catania 2008

L’ami de la famille

Il genio ha parlato

Nemmeno con la colla
potrei aderire a questa realtà...

Ho scelto di morire
tra le stelle e le poesie,
il moto è molto semplice
« L’arte, non la verità ».

L’Accademia insegna
a coltivarsi il proprio orto,
giorno dopo giorno,
io vado un po’ a casaccio
un giorno un seme,
talvolta un fiore
nato chissà dove.

Le génie a parlė

Pas même la colle
ne pourrait me faire adhérer à cette réalité…

J’ai choisi de mourir
parmi les étoiles et les poèmes,
le mobile est très simple :
« l’art, non la vérité ».

L’Académie nous apprend
à cultiver notre jardin,
jour après jour,
je vais un peu au hasard
un jour une graine
parfois une fleur
née on ne sait où.

Un nuovo amante

Casa vecchia casa
da chi sei stata invasa ?

Logora e cadente
torni ad essere splendente
in braccia altrui,
di nuovo amanti.

Ed io che ti credevo
mia per sempre,
come una donna
che ti giura
« ci ameremo eternamente »...

Non avevo
fatto i conti
con le banche.

Un nouvel amant

Maison vieille maison
par qui as-tu été envahie ?

Épuisée et croulante
tu es redevenue resplendissante
dans les bras des autres
à nouveau aimants.

Et moi qui te croyais
mienne pour toujours
comme une femme
qui te jure
« nous nous aimerons éternellement »…

Je n’avais pas
fait mes comptes
avec les banques.

(senza titolo)

Qual è il destino dei Poeti ?
Scrivere sui marciapiedi
e ricordare
a chi ha
l’umiltà
di chinare la testa
d’un mondo senza memoria
cosa gli resta.

(sans titre)

Quel est le destin des Poètes ?
Écrire sur les trottoirs
et rappeler
à qui a
l’humilité
de baisser la tête
ce qu’il lui reste
d’un monde sans mémoire.

La creazione

Nell’immensità illusoria
getto un sasso piccolissimo
incurante del destino
che lo aspetta.

Forse è questa l’immagine
perfetta.

La création

Dans l’immensité illusoire
je jette un minuscule caillou
insouciant du destin
qui l’attend.

Peut-être est-ce cela l’image
parfaite.

Il tribunale dell’essere

Fu emessa la sentenza
giudicata la coscienza.

Colpevole.

Colpevole
d’esistere.

Le tribunal de l’être

La sentence fut rendue
la conscience jugée.

Coupable.

Coupable
d’exister.

La madre delle stelle

Luce di luna,
luce notturna,
portami bene
o portami via.

Dea della notte,
ascolta il lamento
d’un lupo ormai stanco
di piangere al vento.

La mère des étoiles

Lumière de lune,
lumière nocturne,
porte moi bonheur
ou emporte moi.

Déesse de la nuit
écoute la plainte
d’un loup qui est las
de pleurer au vent

Vi porto via
Casa editrice Prova d’Autore, Catania 2011

Je vous emmène

Prima di me

Fingevi di non amarmi più
ci cascavo sempre
il cuore spariva un istante.

Geloso
persino di un sole arrivato
a baciarti al mattino
prima di me.

Avant moi

Tu feignais de ne plus m’aimer
je me faisais toujours avoir
mon cœur disparaissait un instant

Jaloux
du soleil même qui venait
t’embrasser le matin
avant moi.

M’ama, non m’ama

Quale stupido modo di sciupare un fiore
m’ama non m’ama per decidere il tuo amore
Intanto ho raso al suolo la vegetazione
cercando un petalo che approvasse
questo maledetto amore.

Elle m’aime un peu… à la folie, pas du tout

Quelle idée stupide d’abîmer une fleur
elle m’aime, un peu… à la folie, pas du tout pour décider de ton amour
pendant ce temps j’ai complètement rasé la végétation
en cherchant un pétale qui approuvât
ce maudit amour.

Rinascimento

Asciugati le lacrime

nel tuo cuore vergine
scorre sangue un po’ più amaro

seppellisci quel ch’é stato
torna ai tuoi colori chiari
torna al tuo Rinascimento

l’ombra che credevi amore
se l’è già portata il vento.

Renaissance

Sèche tes larmes

dans ton cœur vierge
coule un sang un peu plus amer

enterre ce qui a été
reviens à tes couleurs claires
reviens à ta Renaissance

l’ombre que tu croyais être l’amour
le vent l’a déjà emportée.

Virtuale

Avremo il virtuale
dove poterci ritrovare

custodirò il tuo sorriso
il caffè caldo un pensiero condiviso
come non ci fossimo mai lasciati
schermo a schermo appiccicati

la solitudine non ha più radici
confitta dai miei 1009 amici
Dio, il partito, la rivoluzione
il sesso, l’amore, la distrazione
tutto a portata di dito.

E l’infinito ?

Virtuel

Nous aurons le virtuel
où nous pourrons nous retrouver

je garderai ton sourire
le café chaud une pensée partagée
comme si nous ne nous étions jamais quittés
chacun collé à notre écran

la solitude n’a plus de raison d’être
vaincue par mes 1009 amis
Dieu, le parti, la révolution
le sexe, l’amour, le divertissement
tout à portée de doigt.

Et l’infini ?

Steccati

Si inventano un padre e una madre gli orfani
d’amore
giocano a chi sa fare meglio il genitore
negli occhi l’infinito smarrito
un dio disorientato
corse verso un prato privo di steccato
mi ruotano intorno i loro sogni infranti
gli specchi rotti per non guardarsi
facciamo insieme un nuovo girotondo
vi porto tutti via da questo mondo

Barrières

Les orphelins de l’amour s’inventent un père et une mère
ils jouent à qui réussit le mieux à faire le père
dans leurs yeux l’infini perdu
un dieu désorienté
des courses vers un pré sans barrière
leurs rêves brisés tournent autour de moi
les miroirs cassés pour ne pas avoir à se regarder
nous faisons ensemble une nouvelle ronde
je vous emmène tous loin de ce monde.

(Inedito)

La pianura punteggiata di papaveri
il primo lascito del mattino
se dovessi sottoscrivere qualcosa
di simile alla serenità
sarei pronto a farlo qui
da questa parte di finestrino
come provare ad amare
da uno schermo protettivo
Plotino si chiedeva se le stelle avessero memoria
ti dico che desiderare
significa già esserlo, stelle

(Inédit)

La plaine parsemée de coquelicots
le premier legs du matin
si je devais souscrire quelque chose
qui ressemble à la sérénité
je serais prêt à le faire ici
depuis ce côté de la fenêtre
comme une tentative d’aimer
à travers un écran protecteur.
Plotin se demandait si les étoiles avec une mémoire
je te dis que désirer
signifie déjà faire partie des étoiles.

Publié sur Facebook le 3 juin 2019


Luigi Carotenuto est né en Sicile, à Giarre (province de Catane) en 1981. Il vit actuellement entre Castell’Arquato (province de Piacenza) et Milan et travaille à l’école primaire G.Rodari de Nova Milanese.

Il a publié deux recueils : L’amico di famiglia en 2008 et Vi porto via en 2011 aux éditions Prova d’Autore (Catania). Taccuino olandese est paru dans le numéro 48 de Gradiva en 2015, dans la rubrique Sguardi dirigée par Mario Fresa, aux éditions Olschki.

Il écrit pour la revue en ligne l’ EstroVerso, www.lestroverso.it avec laquelle il collabore, périodique culturel dirigé par Grazia Calanna où il a la charge essentiellement du domaine de la poésie contemporaine, de l’art et de la psychologie.


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