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Sept poèmes de Pier Francesco De Iulio...

dimanche 21 juin 2015, par Cécile Guivarch

... proposés et traduits par Silvia Guzzi, accompagnés des illustrations de Pierre Rosin et des notes de lecture de Cetta Petrollo et de Silvia Guzzi

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il y a un temps suspendu,
et il y a un autre temps
irrégulier
qui scande nos heures
derrière le coin des bars
ou le long des fils du téléphone
sur les toits de cette chambre d’hôtel,
c’est une mécanique orbitale :
le périple de nous-mêmes
tandis que nous restons inermes
comme terres infinies
nous nourrissant.

c’è un tempo sospeso,
e c’è un altro tempo
irregolare
che scandisce le nostre ore
dietro gli angoli dei bar
o lungo i fili del telefono
sopra i tetti di questa camera d’albergo,
è una meccanica orbitale :
il pèriplo di noi stessi
mentre restiamo inermi
come infinite terre
scambiandoci nutrimento.

dans le saisissement du ressac
cette heure au fond de la mort
de mes yeux à tes yeux
nous regarde, se fait éternelle :
le silence
est un grain de sable
sur les lèvres, un corps
sur un autre corps au hasard
venant corriger la distance :
naufragés, nous
restons à l’écoute,
empourprés
dans la mer de la mer
à l’ouest.

nell’urto della risacca
quest’ora al fondo della morte
dai miei occhi ai tuoi occhi
ci guarda, si fa eterna :
il silenzio
è un granello di sabbia
sulle labbra, un corpo
su un altro corpo per caso
a correggere la distanza :
siamo naufraghi
restando in ascolto,
purpurei
nel mare del mare
a ovest.

tu comprendras
si je te dis que je ne peux aimer
comme toi tu veux que j’aime
involontairement,
sur les pointes :

si j’y pense
il ne reste plus tant à vivre.

capirai
se ti dico che non posso amare
come tu vuoi che ami
involontariamente,
sulle punte :

se ci penso
non rimane poi molto da vivere.

d’une extase pâlie
l’engrenage dystonique
lentement nous blesse
nous lie à cette oasis volcanique,
sans aucune apparente
compassion :
il n’est pas encore un jour
et pourtant invincible il se tient,
il bat.

da una sbiancata estasi
il distonico ingranaggio
lentamente ci ferisce
legandoci a quest’oasi vulcanica,
senza alcuna apparente
compassione :
non è ancora un giorno
eppure invincibile si tiene,
pulsa.

il y a une raison obtuse
assise entre tes jambes,
c’est une vieille putain taciturne
qui appuie sur les cuisses
et me sourit :
impénétrable
elle ne demande rien en échange,
sinon à être oubliée.

c’è una ragione ottusa
seduta tra le tue gambe,
è una vecchia puttana taciturna
che preme sulle cosce
e mi sorride :
imperscrutabile
non chiede nulla in cambio,
vuole essere dimenticata.

avancer
dans ce désir inquiet
fait de gravats, laissé tombé
presque au hasard
par peur de violer
les territoires infantiles, non plus
nôtres seulement mais tiens aussi
et miens, halètements au trépas
(en fouillant les tiroirs du père
les mains saignent),
jusqu’à trouver congé.

seguitare
in questo desiderio inquieto
fatto di macerie, lasciato cadere
quasi per caso
nella paura d’infrangere
territori infantili, non solo
più nostri ma anche tuoi
e miei sperdurati affanni
(nel rovistare tra i cassetti paterni
le mani sanguinano),
fino a trovare congedo.

reste l’équivoque ou le coup d’aile
d’un autre dépaysement, la timidité
le leurre, le rite accompli
d’une main sûre, la chirurgie esthétique
de tout faux départ,
la précision de la lame :
l’incision
dans les chairs molles de cette substance
dégradée, que nous continuons d’appeler
amour.

rimane l’equivoco o il colpo d’ala
di un altro spaesamento, la timidezza
l’inganno, il rito compiuto
con mano sicura, la chirurgia estetica
di ogni falsa partenza,
la precisione della lama :
l’incisione
tra le carni molli di questa sostanza
degradata, che continuiamo a chiamare
amore.

Note de lecture de Cetta Petrollo - traduite de l’italien par Silvia Guzzi

Ces sept poèmes d’amour font partie de l’œuvre poétique, inédite à ce jour, de Pier Francesco De Iulio.

L’amour, un thème, en poésie, à manipuler avec soin, en évitant les écueils du répertoire lyrique et de la complaisance.

Pier Francesco y réussit à la perfection, lui qui dissèque les vers comme autant de branches durcies par le temps et les passe au scalpel avec la précision du chirurgien, dans un savant origami qu’il plie, replie et déplie sous les yeux du lecteur.

L’objet d’amour est décortiqué et présenté comme « raison obtuse / assise entre tes jambes », l’amour est « substance dégradée », la mécanique est « orbitale », la compassion ne se déclare guère mais « invincible », « elle se tient, elle bat ».

Il est une frontière précise qui enserre cette poésie, une limite qui retient le débordement des émotions et les transforme en objets linguistiques qui s’élèvent dans un espace existentiel où, à bien y réfléchir, « il ne reste plus tant à vivre ».

Une opération courageuse que ces sept textes qui prennent le risque d’un nouveau voyage personnel et d’une quête vers d’autres langages pour le raconter.

Note de lecture de Silvia Guzzi

Rarement est dit ce que la négation contient d’affirmation. Les sept poèmes de Pier Francesco De Iulio creusent et empruntent des sillons parfois contradictoires, aux lectures multiples mais aux saveurs pourtant bien palpables. Dans un style reconnaissable à cette forme d’apesanteur élégante et sobre, il met en musique des airs à la fois nostalgiques et cruels, teintés d’une impétueuse vitalité.

Les rougeurs aigres qui illuminent çà et là ses tableaux sont autant d’instantanées. Le trait du pinceau est précis et ne se perd que lorsqu’il dessine ses figures géantes qui embrassent les abymes de la nature humaine pour en faire des bouquets de survie. Tentant d’aller au plus près des émotions, après en avoir gommé les tremblements, les vers se déploient – « sans aucune apparente / compassion » – dans une froideur désenchantée que l’on pourrait appeler pitié.

Impressionnants de justesse à l’aube de la maturité, ces poèmes posent le constat de l’impossibilité, du plus jamais, de l’anéantissement de cet amour-là et inaugurent un passage à « un autre temps / irrégulier / qui scande nos heures » dans un univers qui a les contours d’un engrenage qui blesse, l’apparence d’une « putain taciturne » et le son étouffé de « halètements au trépas ».

Cioran n’est pas loin. Il y rôde tantôt l’empreinte du pessimisme et de la désillusion, tantôt celle de l’ironie apocalyptique. Car les syllogismes de l’amertume qui devraient anéantir toute idée de bonheur mènent à un détachement du réel tel qu’il en devient presque l’affirmation de la supériorité de la vie face à la mort : le mystère des corps, la passion et la volupté qu’ils suscitent constituent une raison de continuer à vivre ou en tout cas en nourrissent l’illusion. Une poétique qui, si elle ne finissait toujours en une lente mélancolie, serait presque positiviste.

Mouvement indolent, alternance entre la douleur de la vacuité et la tension vers la vie, la versification annonce un refus des sensibleries mièvres et des alanguissements amoureux. À en croire les grésillements flous « le long des fils du téléphone », il ne reste qu’à s’allonger face à la mer et à regarder les vagues, venir, lécher et se retirer, sans vouloir, ni pouvoir, ni même plus savoir : attendre « dans le saisissement du ressac / cette heure au fond de la mort » et laisser « un corps / sur un autre corps au hasard / venant corriger la distance ».

Une poétique de l’abandon ou une invitation à explorer les territoires du charnel qui cherche un nouveau langage comme si, pour s’en convaincre, il fallait dire la valeur du moment ultime dans ce qu’il recèle d’essentiel : « comme terres infinies / nous nourrissant ». Et pourtant, se hissant à la pointe de la contradiction, et dans un même élan, est posée la question de la lassitude – aussi et paradoxalement fruit de la prostitution de cet amour-là, celui de l’hypothèse de départ reniée - qui « ne demande rien en échange, / sinon à être oubliée ».

Parcours délicat dans les souvenirs, de l’enfance ou du père, le langage mêle et s’emmêle parfois. La timidité est évoquée sans peur de désuétude au même titre que l’ensanglantement de la mémoire. Ces sentiments sont à peine effleurés dans une pudeur qui force au silence « jusqu’à trouver congé ».

Un labyrinthe du désamour et un labyrinthe des amours qui ensemble se perdent, confondent, excluent et par là même, dans une ellipse insolente, reconnaissent et nomment ce « que nous continuons d’appeler / amour ».

« Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires : l’horreur de la vie et l’extase de la vie. C’est bien le fait d’un paresseux nerveux. », Charles Baudelaire, « Mon cœur mis à nu », 1887 (à titre posthume).

Pier Francesco De Iulio est né à Rome. Licencié es-lettres (lettres modernes) à L’Université « La Sapienza » de Rome, il s’occupe de communication et de formation en entreprise. Directeur éditorial de la revue en ligne Megachip.info, il est l’un des fondateurs de la chaîne d’information indépendante Pandora Tv.
Ses poèmes sont publiés sur des blogs et des revues littéraires et d’art en ligne (Bibbia d’Asfalto, Words Social Forum, Poetineranti et d’autres). Il travaille actuellement à son premier recueil de poèmes.
* De ces sept poèmes, quatre sont inédits, deux [c’è un tempo sospeso, capirai] ont été publiés par Bibbia d’Asfalto (n. 3, décembre 2014) et un [nell’urto della risacca] en ligne sur Words Social Forum.


Cetta Petrollo est née à Rome, où elle vit et travaille. Elle publie en 1984 son premier recueil de poèmes « Sonetti e stornelli » (Tam Tam, 1984) qui sera suivi de « Senza permesso. Avventure di una badante rumena » (Stampa Alternativa, 2007), « Il salto della corda » (Manni, 2010), « Te la racconto così. Storie in forma di favole » (Perrone, 2012), « Recitativi d’amore » (Manni, 2013). Ses texte, en vers et en prose, ont été publiés dans différents quotidiens et revues littéraires. Elle dirige la Bibliothèque d’Archéologie et d’Histoire de l’Art de Rome et la Bibliothèque universitaire de Gênes. Elle est Présidente du Prix National « Elio Pagliarani ».


Pierre Rosin est peintre, il réalise des huiles et des images numériques. Il accompagne souvent d’autres poètes en particulier sur son site.
Il a illustré « Les gens polis ne font pas la guerre à autrui » de Jacques Thomassaint paru chez Soc & Foc en 2014 ainsi que « Sacrés » de Jean-Claude Touzeil paru aux éditions la Lune Bleue en 2015.
Il expose également ses propres poèmes avec ses images en un ensemble intitulé « jardin doux et amer ».
Il habite près de Poitiers. Son site internet : http://www.pierrerosin.fr/


Silvia Guzzi est traductrice de l’italien, de l’anglais et de l’espagnol, et ses compétences vont des sciences humaines, aux livres d’art et d’architecture, en passant par la poésie et le théâtre.
Ses traductions ont été publiées notamment par les éd. universitaires De Boeck, éd. Racine, Gangemi Editore, Gremese Editore.
Elle a traduit le surtitrage de la dernière création théâtrale du dramaturge italien Fausto Paravidino, La Boucherie de Job, pour le Théâtre du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (2014).
Elle a récemment traduit des poèmes d’Alessandro Brusa pour Terre à Ciel et Terres de Femmes, et cherche un éditeur français pour la publication du dernier recueil de celui-ci, La Raccolta del Sale.
Son site internet : www.traductions.it

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Illustrations : © Pierre Rosin
Photo : © Pier Francesco De Iulio


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