FSR : Arnoldo, comment avez-vous découvert l’œuvre de Robert Rehder ?AF : Par hasard. En allant sur le site de son éditeur, j’étais à l’affût de nouveauté, et j’ai repéré un titre qui me parlait, I’m back and still returning. Peut-être aussi que m’a retenu la reproduction qui ornait la couverture. Je dois préciser qu’il s’agit d’une publication posthume, Rehder l’a achevée l’année même de son décès en 2009 ; jusqu’alors, deux recueils avaient été publiés de lui, The Compromises Will Be Different (1995) et First Things When (2009). I’m back and still returning a donc été publié en 2016, il s’agit du troisième volume de ses œuvres poétiques qui est arrivé aux mains de l’éditeur par le biais de sa veuve. Je l’ai commandé, et ai découvert son travail. J’ai aimé immédiatement la façon dont il travaillait le distique avec ses ruptures, ce côté génialement haché du vers. Je me suis trouvé une parenté dans ce travail sur l’économie du vers. Autre élément déterminant à mes yeux, l’ironie permanente, l’autodérision dont Rehder fait preuve. J’aime ce passage constant entre éléments du quotidien et vertiges métaphysiques. Le quotidien produit cela, ce n’est pas la peine d’aller chercher ailleurs. J’apprécie aussi les distorsions auxquelles il se livre. Par exemple, dans le poème « Dans le mille », tout part d’éclaboussures de café :
Parfois, en faisant mon café du matin Je fais giclerUn archipel
Sur notre comptoir blancSoleil en forêt,
Chaîne d’événements, points du temps,
[…]Il fait se bousculer ses perceptions et celles de sa femme Caroline ; de fait, il la fait entrer, elle, dans son monde à lui : « Il est question ici de mondes personnels », précise-t-il.
FSR : Pour vous, traducteur, comment gérer ces aspects ?
AF : Robert Rehder m’oblige à entrer dans son monde. Il est en train de me capter, me cause du souci. C’est une terrible intrusion dans ma vie ! De cela peut résulter ce qui sera une nouvelle traduction. Qui fait intrusion, en fait ? En l’occurrence, j’en viens à me prendre pour lui au moment où je veux restituer sa langue. Traduire des auteurs tels que celui-ci ne laisse pas indemne. Il se passe quelque chose, se produit un effet sur la façon dont on regarde le monde, la façon dont on l’intègre. Rehder a été responsable d’une modification dans mon système de représentation du poétique, dans ma propre verbalisation. Il y a du Rehder dans Feuer, il a pris possession.
FSR : Et l’inverse ? Est-ce que le monde d’A. Feuer a investi le monde de R. Rehder en traduisant ses poèmes ?
AF : Le moins possible. En tant que traducteur, je dois être en retrait. Pour restituer de façon juste ce que je pense avoir compris de son monde. Par exemple, dans un vers de De retour, je reviens encore, il écrit « seed stars ». J’ai cherché et cherché, et traduit du mieux que j’ai pu. Mais je ne peux rien garantir, il faut accepter, quand on est traducteur, de proposer l’acceptable. Quand je me lance dans une traduction, j’essaie de respecter le sens, et de trouver un équivalent rythmique qui rende justice au rythme d’origine. Le son, lui, sera toujours différent. Conserver l’équilibre entre sens et fluidité me paraît essentiel.
FSR : Quels sont vos outils de travail ?
AF : L’anglais m’était jadis une langue de travail. Je traduis en m’aidant des dictionnaires anglais-anglais bien sûr, le Harrap’s, le Webster. Quand je rencontre une difficulté, j’en reviens toujours à chercher l’équilibre entre le sens et le déroulé verbal.
FSR : Question stupide : pour vous, quel est le bénéfice, pour le lecteur, à découvrir les poèmes de Rehder et leur traduction en regard ?
AF : Rehder nous fait entrer dans son univers personnel, mais malgré les références aux éléments du quotidien, cet univers nous est un inconnu complet. Robert Rehder crée un poème de la déstabilisation. Si le lecteur est prêt à être déboussolé, Rehder va lui faire beaucoup de bien.
Cela n’a l’air de rien, ces distiques qui se déroulent, sauf qu’il y a toujours un virage imprévu qui du point de vue du sens peut paraître ne rien avoir à voir avec ce qui précède.
Il est une chose que j’aimerais faire partager : Rehder est un poète qui a suivi sa voie sans se soucier de ce qu’ont fait les autres. De temps en temps, il évoque certains poètes reconnus. Lui mériterait vraiment d’être connu, pour ce rapport qu’il entretient avec le monde.
Par le choix des textes qui suivent, j’ai envie de montrer combien il excelle dans l’art du décalage. Pour faire cela, il faut être au fait de la tradition poétique – comme pour faire du vers libre, il faut maîtriser l’alexandrin !
Cinq Extraits Originaux et traductions pour Terre à Ciel
I’m back and still returning’
I’m back and still returning,
Slowly, in stages.
Foreignness is almost a habit.I can’t put anything away, finish
Or begin.
The streets are full of poplar cotton.Dilapidated fronts, eroded cornices,
Tufts of fluff —
Unity is successive.Krakow has seen better days.
Who hasn’t ?
Shattered pediments,Wan, shabby, dirty walls, plaster
Broken from the brick,
Seed stars,The white-ungathered floating world
And among the park’s shadows,
The scent of elderberry.Before thought before emotion,
Music.
At the bottom of the waterfall,The constant breaking.
If Odysseus doesn’t go home,
What happens to the story ?
De retour, je reviens encore
De retour, je reviens encore,
Lentement, par étapes.
Être un étranger est presque une habitude.Je ne peux rien écarter, finir
Ou commencer.
Les rues sont envahies de manines de peuplier.Façades lépreuses, corniches érodées,
Paquets de bourre —
L’unité est consécutive.Cracovie a connu de meilleurs jours.
Et nous donc ?
Frontons dégradés,Murs blêmes, sales, minables, mortier
Défait des briques,
Germes étoilés,Monde de blancheur éparpillée flottant
Et parmi les ombrages du parc,
Le parfum du sureau.Avant la pensée avant l’émotion,
La musique.
Au pied de la chute d’eau,L’incessant écrasement.
Si Ulysse ne rentre pas chez lui
Que devient l’histoire ?
The Surface of the Water
San Giorgio Maggiore floats on the horizon,
The Salute, boxed for repairs.This poem has no beginning.
You struggle to recover the continuityBetween what you are and what you were.
Vaporetti and water taxis pass.The wakes roll through each other,
Combine, subside and fade.The present vanishes as we watch.
Memory : dark paintings in unlit churches,Text in a half-deciphered language —
Syntax you don’t understand,Words that are not in the dictionary.
I want what I have lost
La surface de l’eau
San Giorgio Maggiore flotte sur l’horizon,
La Salute, en boîte pour réparations.Ce poème n’a pas de début.
Tu luttes pour retrouver la continuitéEntre ce que tu es et ce que tu étais.
Les vaporetti et les vedettes-taxis passent.Les sillages se croisent,
Se combinent, décroissent et s’effacent.Le présent disparaît sous nos yeux.
La mémoire : des peintures sombres dans des églises sans éclairage,Texte dans une langue déchiffrée à moitié —
Une syntaxe que tu ne comprends pas,Des mots qui ne sont pas dans le dictionnaire.
Je veux ce que j’ai perdu.
Spot On
Sometimes, making my morning cup of coffee,
I spillAn archipelago
On our white counter,Sunlight in the forest,
Chain of events, spots of time,Umber nebulae,
Arctic spring : the first patches of emerging tundraOn Bering Island,
Photographic sequence by Muybridge.Arpeggio,
The rejected score for one of Berg’s Altenberg lieder,Herds of antelopes and wildebeest
Drifting over Serengeti.Each splash down is different.
EitherI am thinking, completely absorbed
By a half-discoveryOr I am escaping —
The world is so many camel’s-back-breaking straws,I don’t even know that I don’t want to know
And refuse to see the drops detach themselvesAnd fall.
Sometimes, as a gesture of continuity,I deliberately ignore them
To demonstrate that time will go on.They are something to be cleaned up later.
Whenever I can manageThat much confidence in my individual future.
Of course, usually, I don’t, Caroline does,But I wonder if I’m not waiting
For her response —Message received, I am not alone.
On other days, I feel like Jackson Pollock.A mess is so creative,
Even these nickels and dimes of microentropy.Dirty is freedom, the Swiss secret.
This is the liberation of fingerpaintingWhere you can get both hands in the goo,
Or when you’re more comfortableWearing your old clothes.
Now and then, Caroline shouts at me(As the children say,
So much of our life is translated from the French),But she’s never the same —
Who has time to cope with change ?Tuesday is not Monday.
She flies in from another time zoneLike Red Adair
To put out the fire.We’re talking personal worlds.
You’d think I was the Amoco Cadiz,But it’s household jet lag, the Breton coast is safe.
Sometimes, she grumbles at me at the end of the weekAs if she was paying the bills,
Sometimes, she can’t be bothered,Sometimes, she doesn’t care,
Sometimes, who knows,She vamps a few riffs to keep her hand in,
Designer anger —We’re not crying over spilt Java.
The force of the splash is sometimes suchAs to form only
The brown reef protecting a silver lagoon,The crater lake of a chocolate volcano,
A hiatus of memory,Empty space that we search and search
When we can’t remember a name we know,The gate of horn
At the entrance to the underworld.How do we communicate when words
Mean so many different thingsAnd we mean differently —
Is there anything stranger than a marriage ?
Dans le mille
Parfois, en faisant mon café du matin,
Je fais giclerUn archipel
Sur notre comptoir blanc,Soleil en forêt,
Chaîne d’événements, points du temps,Nébuleuses d’ombre,
Printemps arctique : les premiers bouts de toundra émergentSur l’île de Bering,
Séquence photographique de Muybridge.Arpège,
La partition rejetée de l’un des Altenberg Lieder de Berg,Des troupeaux d’antilopes et de gnous
Dérivant dans le Serengeti.Chaque tache est différente.
Ou bienJe suis dans mes pensées, tout absorbé
Par une demi-découverteOu bien je m’enfuis —
Le monde n’est qu’écrasants fétus de paille,Je ne sais même pas que je ne veux pas savoir
Et refuse de voir les gouttes se détacherEt tomber.
Parfois, en manière de continuité,Je les ignore délibérément
Pour prouver que le temps poursuit sa route.Elles sont une chose à nettoyer plus tard,
Quand j’aurai acquisSuffisamment de confiance en mon avenir personnel.
Bien sûr, d’habitude je ne le fais pas. Caroline le fait,Mais je me demande si je n’attends pas
Sa réaction —Message reçu, je ne suis pas seul.
D’autres jours, je me sens comme Jackson Pollock.Les taches possèdent tellement de créativité,
Même cette menue monnaie de micro-entropie.Sale est liberté, le secret suisse.
C’est la libération de la peinture aux doigtsOù l’on peut mettre les deux mains dans la mélasse,
Ou bien quand on se sent plus à l’aiseDans ses vieux habits.
De temps à autre, Caroline m’engueule(Comme disent les enfants,
Une bonne part de notre vie est traduite du français),Mais elle n’est jamais la même —
Qui donc a le temps d’affronter le changement ?Mardi n’est pas lundi.
Elle débarque d’un autre fuseau horaireComme Red Adair
Pour éteindre l’incendie.Il est question ici de mondes personnels.
On pourrait croire que je suis l’Amoco Cadiz,Mais c’est un décalage domestique, la côte bretonne est en sécurité.
Parfois elle ronchonne après moi à la fin de la semaineComme si elle devait payer les factures,
Parfois ça lui casse les pieds,Parfois elle s’en fiche,
Parfois, qui sait,Elle improvise quelques éclats pour rester dans le coup,
Colère de styliste —On ne se dispute pas pour du café renversé.
L’éclaboussure est parfois telleQu’elle ne forme que
Le récif marron protégeant un lagon argenté,Le lac de cratère d’un volcan de chocolat,
Un hiatus de la mémoire,Espace vide que nous explorons désespérément
Lorsqu’un nom connu nous échappe,La porte de corne
À l’entrée des enfers.Comment communiquer quand les mots
Ont tant de significations différentesEt que nous pensons différemment —
Y a-t-il plus étrange qu’une union conjugale ?
Wednesday, 15 July
Today is the day
The day after Bastille Day,Action Day, D-Day.
I simply decided —Who are we trying to kid ?
Nothing is simple —That I must put my life in order
And write some letters.Enough is enough.
This is a now poem.You can’t get any closer to the future.
The clock is runningAnd I don’t know what’s going to happen next.
I’m trying to forget memory,But the technical problems are inescapable,
The play-by-play has to wait on the action.Tristram Shandy was here before me.
Everything is always double,One kind of pretending or another —
You need fiction to patch reality.Each day is built like Rome.
Write a letter ? You’ll be lucky !I stop perpetually, look out the window
And drift away.The past goes on happening.
Holmes’ ColeridgeWhich I’ve left unfinished for seven years —
That’s my idea of urgency.My life is sky.
Why am I in love with chaos ?Papers all over the study floor
And books —Accumulating,
The start of a glacier,An old river silting up, delta —
Waiting,A statement —
Living dangerouslySo that nothing is settled
And if you don’t begin,You can stay out of time.
I tell myself that I can do it all in an instant,If I wish.
The chaos is a search.I’m trying to find what is missing.
What happened ? Nothing.
Mercredi 15 juillet
C’est aujourd’hui le jour,
Le jour d’après la Bastille,Le jour de l’action, le jour J.
J’ai simplement décidé —À qui veut-on faire croire ça ?
Rien n’est simple —Que je devais mettre de l’ordre dans ma vie
Et écrire quelques lettres.Assez c’est assez.
Ceci est un poème du présent.Pas moyen d’être plus près de l’avenir.
L’horloge tourneEt je ne sais pas ce qui va se passer après.
J’essaie d’oublier la mémoire,Mais les problèmes techniques sont inévitables,
Le commentaire ne peut que suivre l’action.Tristram Shandy était là avant moi.
Tout est toujours double,Une manière ou une autre de faire semblant —
On a besoin de fiction pour réparer la réalité.Chaque jour est construit comme Rome.
Écrire une lettre ? Et quoi encore !Je m’arrête sans cesse, regarde par la fenêtre
Et dérive.Le passé ne cesse de se produire.
Le Coleridge de HolmesQue je laisse inachevé depuis sept ans —
Voilà ma conception de l’urgence.Ma vie est un ciel.
Pourquoi suis-je amoureux du chaos ?Des papiers partout sur le sol de mon bureau
Et des livres —S’accumulant,
La formation d’un glacier,Une rivière ancienne s’enlisant, delta —
En attente,Une déclaration —
Vivre dangereusementAfin que rien ne soit résolu
Et si tu ne commences pas,Tu peux rester en-dehors du temps.
Je me raconte que je peux tout faire en un instant,Si je veux.
Le chaos est une quête.J’essaie de trouver ce qui manque.
Que s’est-il passé ? Rien.
August
Nothing is left —
Abandoned purposes, broken promises,Foreign shores, rough drafts,
Hopes,Ruins,
A deciduous forest at the end of autumn.You see the structure.
Only the imagination connects usTo the landscape.
The past doesn’t bring certainty.Intelligence is what we do with suffering
If we’re lucky.Think of what happens
To sadness in Mozart.
Août
Rien ne subsiste —
Intentions abandonnées, promesses rompues,Rivages étrangers, projets ébauchés,
Espoirs,Ruines,
Une forêt à feuilles caduques à la fin de l’automne.On voit la structure.
Seule l’imagination nous relieAu paysage.
Le passé n’apporte pas de certitude.L’intelligence c’est ce qu’on fait de la souffrance
Avec un peu de chance.Pensez à ce qui arrive
À la tristesse chez Mozart.
Le recueil posthume de Robert Rehder (1935-2009) I’m back and still returning dont sont tirés ces poèmes a été publié en 2016 par Poetry Salzburg, « Department of English and American Studies, University of Salzburg, sous la direction du professeur Wolfgang Görtschacher. editor@poetrysalzburg.com
© Poetry Salzburg, Caroline Rehder pour l’original.
© Arnoldo Feuer pour la traduction.

