poèmes choisis et traduits de l’allemand, et présentés par Michèle Finck, Arfuyen, 2021. Focus, F. Saint-Roch.
La poésie de Georg Trakl est enveloppée de solitude, ou, disons plus clairement : la solitude est le territoire qu’infatigablement le poète explore, et dont il extrait, même si un seul de ses poèmes présente ce titre en tant que tel, un ample « Chant du Séparé ».
Dans ce poème composé début 1914, « Gesang des Abgeschiedenen », Trakl écrit :
[…] L’obscur se calme au murmure du ruisseau, aux ombres humides
Et aux fleurs de l’été, à leur tintement si beau dans le vent.
Déjà s’auréole de crépuscule le front du songeur.
Et s’éclaire une petite lampe, le bien, dans son cœur,
[…] et il te regarde de ses yeux de nuit
Le frère silencieux, pour que l’errance d’épine trouve repos.
[…]
Car il croit en la lumière et toujours s’éveille des minutes noires de la démence
Lui qui souffre sur le seuil pétrifié
Et s’enlacent avec violence la bleuité fraîche et la chute étincelante de l’automne,
La maison silencieuse et les légendes de la forêt,
Mesure et loi et les sentiers lunaires des Séparés.
« Séparé » (parvient-on jamais à imaginer un zusammen quand on est, fondamentalement, einsam ?), tel serait non pas l’état, la condition, mais l’être même du poète : constitutivement à l’écart, de l’autre côté, dans une forme de décoïncidence permanente - douloureuse mais féconde, puisqu’elle est le lieu premier du poème. Et ce lieu, nous le voyons, est, pour Trakl, essentiellement crépusculaire. Est poète non seulement celui qui traverse les ténèbres, mais celui qui en est traversé. L’enténébré n’est pas le ténébreux – un desdichado inconsolé promis à une errance sans fin. Il a parcourus les ténèbres, les a investis, s’en est coloré. Parce qu’il est passé de la lumière à l’obscurité (passage que l’adjectif « ténébreux » ne traduit pas), parce qu’il a franchi, en l’absorbant, toute nuit, depuis cette obscurité qui l’habite et qu’il habite, il mesure le prix de la lumière, et en toute compréhension, peut regarder et espérer « s’éveiller des minutes noires de la démence ». L’enténèbrement, qu’il soit suscité par le deuil, « la démence », la mélancolie, est un processus – non pas l’aliment, la matière de l’écriture, mais son moteur, et Michèle Finck, dans les considérations qui font suite aux poèmes et à leur traduction (« Traduire Trakl, traduire la poésie, intention et intonation ») , souligne, en évoquant les mots-leitmotive, la structure du vers, les « qualités d’euphonie et d’eurythmie », la dynamique propre à ses poèmes, qui, irrésistiblement, deviennent chant : le poète peut bien se dire « pétrifié », les vers peuvent bien se recourber sur eux-mêmes, reste que la musique, toujours, advient.
Dans ce même « Chant du Séparé », le poète se définit également comme le « descendant solitaire ». Vrai que nous sommes toujours des héritiers – et Michèle Finck, dans sa nourrissante présentation, esquisse, pour reprendre ses termes, « une synthèse » des « héritages et filiations assumées par le poète ». Parmi eux, un complexe héritage biblique, à la fois greffe et rejet, où Trakl manifeste imprégnation des Psaumes et mise à distance, « Bible et contre-Bible », écrit la commentatrice. La « petite lampe, le bien », qui brille dans ce poème, fait contrepoint aux « dieux en ruine » (« Rève et enténèbrement ») qui peuplent le jardin de « la vieille maison des pères » (ibid). Car en effet, les pères – les pairs – sont nombreux, chez G. Trakl, et, de fait, les legs qu’il en reçoit sont multiples. Les romantiques, tout d’abord, Goethe, Hölderlin, Novalis, et aussi (on aura, dans le « Chant du Séparé », entendu les échos) des poètes tels Baudelaire ou Rimbaud, ce dernier figurant, selon la formule de Trakl, un « frère à la plainte douloureuse ». Michèle Finck, dans son étude, montre combien la résonance, la consonance, même, s’accompagne d’une inévitable transgression. Par exemple, si « Rimbaud et Trakl sont comme Castor et Pollux, jumeaux stellaires, de la poésie européenne », reste que le premier choisit les illuminations, tandis que le second sonde « le coup d’aile nocturne de l’âme » (« Chant occidental »). Ainsi, dans le magnifique poème « Helian », composé en décembre 1912, et dont le premier vers, « Aux heures où l’esprit est seul », a motivé cette approche, nous lisons :
Les escaliers de la folie dans les chambres noires,
Les ombres des anciens sous la porte ouverte,
Quand l’âme d’Helian se regarde dans le miroir rose
Et que neige et lèpre tombent de son front.
Aux murs se sont éteintes les étoiles
Et les formes blanches de la lumière.
Du tapis surgissent les ossements des tombes,
Mutisme de croix en ruine sur la colline,
Saveur de l’encens dans le vent pourpre de la nuit.
Ô vous yeux brisés en orbites noires,
Quand dans la nuit douce des ténèbres mentales le descendant
Solitaire songe à la fin plus obscure
Et que le dieu silencieux baisse sur lui ses paupières bleues.
Nous lisons, mais surtout, nous écoutons : la consonance de base qui colore toute la poésie de Trakl, et que la traduction s’attache à faire vibrer, nous invite à explorer son œuvre en Wanderer : à mener une « expérience profonde, à recommander à tout lecteur de Trakl, suggère Michèle Finck : lire les poèmes avec dans l’oreille la Winterreise (Le Voyage d’hiver) ».