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Poèmes lus par la mer, Luis Mizón - présentation de Christian Degoutte

mercredi 8 février 2023, par Cécile Guivarch

Je cherche ma place dans le silence
comme le ciel a trouvé la sienne
dans un puits

 

Il y a toujours, dans les recueils, un poème que l’on retient, dont des vers s’inscrivent sans grand effort dans notre mémoire. Ainsi dans Poèmes lus par la mer de Luis Mizón, celui-ci :

Un taureau très blanc se nourrit de bleu
et regarde la mer paisiblement
un bus arrive et s’arrête près de son ombre
des jeunes filles en vacances descendent en criant
le taureau est déjà à la plage
la princesse est la plus bavarde
déjà prête à être kidnappée
les filles parlent toutes à la fois
dans leurs portables
mais où ? avec qui ? et quand ?

L’effet de surprise « chaque mot garde intacte la dynamite de l’étonnement », la cocasserie, le saugrenu, l’humour « nous avons besoin des poètes et des ambulances » c’est ce qui me reste livre fermé ; et à mes yeux le définit le mieux : « à table tout le monde est sérieux / je m’assois / je souris / c’est un plaisir secret / manger notre rire / assis à une table de cannibales », avec les images fortes « avec les raisins piétinés par les poètes du crépuscule …/ … déguisés en avocat / ou en faux vikings ». Mais on n’est pas du côté parfois laborieux du surréalisme, plutôt de celui du paradoxe ordinaire « Tout se fixe dans le non-lieu / de l’instant / les escargots / les mouches / les libellules / ces compagnons discrets de mes lectures // ces choses si rares / malgré leur prix toujours en baisse au marché noir … ». Ouvrez vos yeux, vos oreilles « j’écoute un ruisseau de pierres tatouées par les mystères de la menthe », vos narines « je respire les ronces », quittez vos gants, vos casques, jouissez de ce que la vie ordinaire offre d’extraordinaire (ces « micro-drames ») c’est cette leçon (bien commune, c’est vrai, mais qui a besoin d’être rappelée sans cesse) que dit ce livre. Un peu comme jadis Francis Ponge nous appris à mieux manger les oranges, Luis Mizón nous prie de mieux goûter le quotidien, d’en tirer le merveilleux « nous pourrions passer toute la nuit / regardant notre reflet sur une assiette vide / en pensant que c’est la lune / et le chemin des amoureux ».

Les poèmes de Luis Mizón sont en couleurs. Les couleurs généreuses d’Alain Clément, qui est son peintre-compagnon dans ce livre leur ressemblent bien. Parfois on dirait une sorte de bras dessus-bras dessous, le poème étant imprimé dans les couleurs. Un bien bel objet de poèmes et de couleurs. Ah, c’est bilingue, bien-sûr :

Un toro muy blanco se alimenta del azul
y mira el mar apaciblemente
el autobus se detiene cerca de su ombra
las jovencitas de vacaciones bajan gritando
el toro ya esta en la playa
la princesa es la que mas habla
esta lista para que se la rapten
las niñas hablan todas al mismo tiempo
en sus celulares
¿ pero donde ? ¿ con quien ? ¿ y cuando ?

Christian Degoutte

Poèmes lus par la mer, Luis Mizón, 21 €, 72 p, éditions ÆNCRAGES & Co Collection écri(peind)re - poèmes dédiés à Frédéric Jacques Temple

5

Escucho los ruidos del mundo
la palabra de los otros
ultra sonidos
pero lo que yo quisiera escuchar
son los murmullos del mas allá

lo inaudible me hace doler los oídos
mi tímpano se abre en el silencio
como una antena parabólica
gira y busca
en otra parte
el grito muticolor de la rosa
sus pétalos caen en un pozo
arden y se queman
sobre un embaldosado de sombra
y un espejo sostenido por la nada

5

J’écoute les bruits du monde
la parole des autres
des ultrasons
mais ce que je voudrais écouter
ce sont les murmures de l’au-delà

l’inaudible me fait mal aux oreilles
mon tympan s’ouvre dans le silence
comme un antenne parabolique
il tourne et cherche
dans l’ailleurs
le cri multicolore de la rose
ses pétales tombent dans un puits
ils brûlent
sur un dallage d’ombres
et sur un miroir soutenu par le néant

 

14

En la luz de nuestras conversaciones
ciertas palabras llegan tarde
lo hacen de adrede
me esperan en círculo
lejos de aquí
al borde de los agujeros negros del espacio
que yo llamo
los estanques negros del olvido

voy por un camino rodeado de postes blancas estacas
y de repente estoy solo
a pleno campo

escucho un arroyo de piedras tatuadas por los misterios
de la menta
respiro la zarzamora
el olor escondido de la menta y el poleo
lo regresado

mis palabras son como animales vivos
me ven llegar
se me acercan
esperan mis caricias
quieren consolarme
como yo las consuelo

14

Dans la lumière de nos conversations
certains mots arrivent en retard
ils le font exprès
ils m’attendent en cercle
loin d’ici
au bord des trous noirs de l’espace
que j’appelle
les étangs noirs de l’oubli

je marche par un chemin cerné de blancs poteaux
je suis seul
en pleine campagne

j’écoute un ruisseau de pierres tatouées par les mystères
de la menthe
je respire les ronces
l’odeur cachée de la menthe et du pouliot
je suis de retour

mes mots sont comme des animaux vivants
ils me voient arriver
ils m’approchent
ils attendent mes caresses
ils veulent me consoler
comme moi je les console

Né en 1942 à Valparaíso, au Chili, Luis Mizon est poète, romancier et peintre. Il suit des études d’histoire et de droit à l’université de Valparaíso et enseigne l’histoire du droit dans cette même faculté. En 1974, à la suite du coup d’état militaire, il arrive en France. Il travaille entre autre comme journaliste à France-Culture, où il fera plusieurs émissions sur le Chili et la poésie latino-américaine et espagnole. Ses recueils Terre prochaine et L’Arbre sont traduits par Roger Caillois. Il est édité chez Al Manar, Dumerchez ou encore La Dragonne. Luis Mizon est décédé le 30 décembre 2022.
(https://www.aencrages.com/2019/07/23/mizon-luis/)


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