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Nichita Stănescu présenté par Pierre Drogi

vendredi 5 avril 2019, par Cécile Guivarch

Epica magna (une iliade), 1978


une confession

Je ne peux pas encore consacrer un hymne au silence
que je désire et dont j’ai soif.
Aucune maison que j’ai habitée
ne m’a gardé longtemps entre ses murs.
Je voudrais pouvoir habiter
dans mes propres mots,
mais au travers de ses portes mon corps
penche pesamment vers le règne animal.
Je serais heureux de donner aux chiens ce qui est aux chiens
et aux érables ce qui est aux érables,
mais le hurlement des chiens me reste fermé
et l’odeur des érables m’est défendue.
Il va falloir que je déménage plus haut,
il me faudra jeter du lest, -
mais la seule pensée que ce qui est en haut
est pareil à ce qui est en bas, -
me trouble et me fait découvrir
que jeter ne comporte pas de direction,
que se dépouiller équivaut à rester sur place.

au nord du nord

Et même ce qui n’existe pas peut mourir,
pareil à la vie d’un animal boréal
dont nous n’avons jamais su
de quoi était fait l’état crépusculaire.
Il apparaissait parfois
dans ta manière de marcher,
mais j’étais trop somnolent pour le voir.
Parfois il chantait dans tes yeux
lorsque tu regardais à travers moi
vers mon adolescence.
Il prolongeait parfois ta main.
Ajoutait à ton parfum
l’odeur suave de la décomposition
d’un squelette de flocon de neige.
Jamais je n’ai senti sa présence,
même pas en ce moment
où, glacé, je suis du coup solidaire
de tout ce qui n’existe pas.
Hélas, même ce qui n’existe pas peut mourir.


la respiration de l’air sous l’aile

              dédié à Sorin Dumitrescu

Non, ce n’est pas possible
qu’un aigle solitaire,
sans roues
puisse demeurer dans le ciel.
L’oiseau, le grand
qui est en train de voler
je vais l’abattre
avec ma respiration.
D’un seul gonflement
je lui aspirerai
l’air suri
de sous les ailes.
Et je le laisserai tomber
comme une comète
avec sa queue
sur mon poitrail.
Qu’il me soit collier
et dentelle.
Ah, tache blanche
Ô, bleu crade.

la chute d’un aigle dans un homme

L’aigle m’a frappé en s’écrasant sur mon épaule.
Son bec a privé d’air mes poumons, -
tout en étant encore éveillé je me suis réveillé,
l’intérieur rempli de tous les volatiles du ciel.

Qu’on m’épargne d’avoir en moi le ciel et les étoiles.
Elle est trop brève ma vie, donc
je libère la vue, et son rayon
je le libère.

Seulement, je vous prie, ôtez l’aigle de mes poumons.
Je le porterai sur mon dos pour l’enterrer au sommet de la montagne.
Seulement, je vous prie, ôtez l’aigle de mes poumons.
J’étouffe ; ses plumes remplissent ma respiration.
Étranger qu’il est de ma mort
l’aigle mort.


finish

Je courais si vite
qu’un œil est resté derrière
et lui seul m’a vu
pendant que je me réduisais, -
une frange d’abord, puis une simple ligne…
Vide noble traversant le rien,
la partie rapide de l’inexistant
traversant la mort.


le hiéroglyphe

Quelle solitude
de ne pas comprendre le sens
lorsqu’il existe un sens

Et quelle solitude
d’être aveugle en plein jour, -
et sourd, quelle solitude
au plus fort de la chanson

Mais ne pas comprendre
lorsqu’il n’y a pas de sens,
être aveugle au plus profond de la nuit
et sourd quand le silence est parfait, -
ô, solitude de la solitude !

Les Non-mots, 1969


Le mangeur de libellules

Je mange des libellules parce qu’elles sont vertes
et qu’elles ont les yeux noirs,
parce qu’elles ont deux rangées d’ailes
transparentes,
parce qu’elles volent sans faire de bruit,
parce que je ne sais pas qui les a faites ni pourquoi
qui les a faites,
parce qu’elles sont belles et douces,
parce que je ne sais pas pourquoi elles sont belles et douces ;
parce qu’elles ne parlent pas et parce que
je ne suis pas persuadé qu’elles ne parlent pas.
Je mange des libellules parce que le goût qu’elles ont
ne me plaît pas,
parce qu’elles sont vénéneuses et
que ça ne me fait pas de bien.

Je mange des libellules parce que je ne les comprends pas,
je les mange parce que je suis contemporain avec elles,
je les mange parce que j’ai essayé de me manger,
moi, d’abord mes propres mains,
et qu’elles étaient infiniment plus écœurantes,
je les mange parce que j’ai essayé
de me manger la langue,
ma propre langue de chair,
et qu’avec terreur j’ai vu
qu’elle avait essaimé ses propres mots
verdâtres, aux yeux noirs,
loin de moi, affamée.


Qui suis-je ? Quelle est ma place dans le cosmos ?

Sans moi, rien ne se peut, preuve que je suis.
Sans moi rien ne s’est pu ;
preuve que je me suis extrait de moi-même
je veux dire de ce moi qui a été.

Je suis celui sans qui rien ni lui-même ne se peut.
Je suis celui sans qui rien ni lui-même ne s’est pu.
Je suis celui qui a porté témoignage
de l’existence de Dieu.

Je suis celui qui a porté témoignage
de la non-existence de Dieu, parce que
c’est moi qui ai fait Dieu visible.

Et je suis fait par Dieu, parce que
c’est moi qui ai fait Dieu.

Je ne suis ni bon ni méchant
mais purement et simplement : je suis.

Je suis ce mot : je « suis »
Je suis l’oreille qui entend le mot « suis »
Je suis l’esprit qui comprend le mot « suis ».

Je suis le corps absurde du mot « suis »,
ses lettres.
Je suis le lieu dans lequel existe « suis »
et son lit, où il dort.


Les idoles de l’herbe

De temps en temps, en lieu et place de brin d’herbe surgit,
çà et là, une idole fine et verte.
Les chevaux la contournent avec stupeur
comme les colonnes de fourmis…

Elles illuminent la nuit comme le tranchant d’un couteau
menaçant les étoiles et la lune.
Les chevaux fuient du côté du ruisseau, sur les cailloux -
de fourmis, on n’en voit plus une seule.

Elles sont l’herbe d’un cheval qui n’est pas né.
On ne pourra les paître que dans le futur.
Je les ai vues, oui, je les ai vues
Mais je n’ai pas soutenu le face à face.

La Grandeur du froid (le roman d’un sentiment), 1972


Transfiguration

Ne l’oubliez pas : je n’ai pas faim maintenant,
je n’ai pas soif.
Mon point de vue est celui de la pierre.
Je ne suis pas fatigué, non, je ne suis pas fatigué
et je n’ai pas soif
et je n’ai
pas non plus l’intention de rester étendu
sur le tympan d’un quelconque crocodile.

Marcher ou rester immobile, ce m’est tout un
et cependant je suis gorgé d’air, je respire.
Ne l’oubliez pas : je n’ai pas faim et
je n’ai pas soif,
du fait que je ne suis plus jeune n’allez pas conclure
que je sois vieux non plus.

Le suave zéphir auroral
je peux l’étreindre dans ma gorge suave
sans avoir à déployer beaucoup d’effort
et je peux même donner du pied
dans le ruisseau maigrelet sans force
qui ne contient pas de poissons.
Dans le ruisseau qui ne vaut pas plus
que la queue d’un chien.

Maintenant, si je me décide à faire quelque chose, je le fais.
J’ai gaspillé tant de jours,
un jour de plus qui se défait
ne me rend pas plus pauvre.

Et ce n’est pas non plus le désir de survivre
qui me fait respirer plus profond.
Et la mort ne me paraît pas non plus
devoir être si fière.

Il est bon ce système planétaire
mais sans plus.
Ce soleil est lumineux.
Lumineux. Pas aveuglant, pas aveuglant.

Si jamais le matin ne devait pas se lever demain matin,
ce serait une grande perte.
Mais pas plus, non plus, qu’une grande perte.

Je pourrais me mettre à fustiger les choses mais je ne le fais pas.
Pas tant par conviction que les choses
ne sentiraient pas la douleur
que parce que cela userait inutilement mon fouet.

Je ne te tire pas la langue,
parce que je ne veux pas que tu ailles t’imaginer que je voudrais te goûter.
Simplement je te parle.
C’est encore une façon de tirer la langue à demi.

Si tu me comprends - bien -
Aujourd’hui et tant que tu me comprends je serai heureux.
Simplement heureux.
Mais seulement aujourd’hui.

Si tu ne comprends rien, je serai triste
et même, vers la fin du soir (disons-le), mélancolique.
Mais pas plus longtemps que ce soir
parce qu’au milieu de la nuit
vient l’ange.

Il me dira :
- Prépare-toi à changer.
- Transfigure-moi, lui dirai-je.
Et il me changera de figure.

Après cela, à mon tour, j’irai trouver le cheval
et je lui dirai :
- Cheval, prépare-toi à changer.
- Iihhiiih, répondra-t-il
mais je ne comprendrai pas s’il faut
que je le transfigure
ou s’il veut que je le transfigure.

Et je ne comprendrai pas si je suis pour lui
ce que l’ange est pour moi.
- Je suis venu pour te transfigurer, cheval.
- Iihhiiih, me répond le cheval.


Questions

Vivons-nous un présent pur ?
Vivre implique-t-il du temps ?
Le temps est-il tout ce que nous ne comprenons pas ?
Le temps est-il tout ce que nous ne sommes pas, nous ?
Existe-t-il du temps là où il n’existe rien d’autre ?
Le temps est-il sans existence ?
Le temps est-il Dieu lui-même ?
Le temps a-t-il des vitesses inégales ?
Le temps a-t-il de la vitesse ?
Le temps est-il un acte de langage ?
Le temps est-il en soi, –
ou bien un témoin fixe ?
Est-ce que mon cœur bat dans le temps ?
Les sons, les odeurs,
le toucher, le goût, la vue,
sont-ils des formes du temps ?
L’histoire est-elle du temps ?
Le temps est-il lié aux choses ?
Le temps est-il lié aux mots ?
Les pensées sont-elles du temps ?
Le temps est-il Dieu lui-même ?
Être signifie-t-il temps ?
Avoir signifie-t-il temps ?
Les horloges nous servent d’églises,
bracelet-montre ou de poche,
ou au mur…
Nous prions en prenant connaissance
de leur battement
inscrit sur des cadrans…
Qui sommes-nous ?
Où sommes-nous ?
Pourquoi sommes-nous ?

Nichita Stănescu (1933-1983)

Pour présenter Nichita Stănescu à un lecteur français et tenter de lui faire comprendre l’importance de son œuvre, je risquerais ici une analogie : il représenterait pour la littérature roumaine ce que Vélimir Khlebnikov a représenté pour la littérature russe, un catalyseur de toutes les énergies de la langue et de la pensée.

Stănescu considèrera toujours « sa » langue, le roumain, comme suffisamment plastique et vivante pour accueillir la pensée formulée dans toutes les langues, et capable aussi d’une reformulation – littéralement translinguistique et supranationale – de toutes les questions, générales ou universelles, à travers son particularisme propre, voire ses idiomatismes. Une telle façon de concevoir le rapport à la langue n’est pas sans évoquer la fameuse formule de Khlebnikov : « Je penserai comme s’il n’y avait pas d’autre langue que le russe. »

Par un paradoxe qui tient à la nature même du texte littéraire, le goulet d’étranglement de la langue singulière, entendue au sens d’une langue qui ne serait pas de grande circulation, permet en fait (par capillarité avec toutes les autres langues et par restriction à une qui les contiendrait toutes) une véritable communication, non entropique, de nature esthétique.

C’est ce qu’écrit Stănescu [in «  La physiologie de la poésie ou à propos de la douleur  »] quand il cherche à définir la spécificité de la communication littéraire : « Ce mode de communication, d’ordre esthétique, est le plus profond mode de communication qu’on puisse opposer à l’entropie (en comprenant par esthétique, la zone où l’éthique se réalise le plus pleinement) […] Le mot vu […] produit un double effet : sur l’émetteur et sur le récepteur, réalisant la communication par le particulier, à travers la monade. »

[Pierre Drogi, d’après « Trouver le ton », préface au volume Nœuds et Signes, Lanskine, 2019, extrait]

Nichita Stànescu est l’auteur d’une vingtaine de livres de poésie ainsi que de nombreux articles en prose de caractère théorique regroupés par lui peu avant sa mort, mais publiés seulement après décembre 1989 sous le titre La Physiologie de la poésie. Considéré dès la fin des années ‘60 comme un poète majeur, non seulement en Roumanie mais aussi dans l’ex-Yougoslavie et dans d’autres pays d’Europe de l’Est. Très vite traduit, d’ailleurs, en de nombreuses langues. Probablement le plus populaire encore aujourd’hui des poètes roumains du XXe siècle. Proposé à deux reprises pour le prix Nobel (1978 et 1980). Sa liberté de ton lui aliéna les autorités, particulièrement à la fin de sa vie.
Deux dossiers lui ont été consacrés dans la revue Europe, n° 928-929 (2006) et 948 (2008).
Un livre regroupant poèmes et textes théoriques est actuellement en préparation aux éditions Lanskine.


En français  : Onze Élégies, édition bilingue, traduction du roumain par Andrée Fleury, avant-propos de Pierre de Boisdeffre, éd. Eminescu, Bucarest, 1970 ; La Leçon sur le cube, trad. de Constantin Crişan, éd. Minerva, Bucarest, 1988 ; Poèmes (1960-1983), trad. de Nicole Laurent-Catrice et Constantin Crişan, éd. Cahiers Bleus, Troyes, 1999 [en fait une révision de la traduction de Constantin Crişan mentionnée précédemment] ; Onze Élégies, trad. de Mariela Rotaru Constantinescu et André Doms, éd. L’Arbre à parole, Amay, 2002 ; Éclats, cinq poètes roumains, trad. Pierre Drogi, éd. Comp’Act, Chambéry, 2005 (figurent dans cette anthologie, à côté des textes poétiques, aussi des textes théoriques) ; Les Non-mots et autres poèmes, trad. de Linda Maria Baros, Pierre Drogi, Jan H. Mysjkin et Anca Vasiliu, éd. Textuel, Paris, 2005.

Trois dossiers ont été consacrés en totalité ou en partie à Nichita Stănescu dans les revues Europe, n° 928-929, août-septembre 2006, n° 948, avril 2008, et Action poétique, n° 189, septembre 2007. Ils présentent, à côté de textes poétiques, également des textes théoriques. La revue Passages à l’Act (éd. L’Act Mem) a publié en juin 2008, dans une mise en page qui fait mal la part entre présentation des textes et textes de Stănescu lui-même, un autre court dossier intitulé « Arrêter les verbes ».
Des traductions récentes (« Contre les mots », cycle tiré de Laus Ptolemaei, 1968) ont paru dans le numéro de juin 2018 de la revue Triages, Saint-Benoît-sur-Sault.

Sous l’angle critique, « Avec les deux égarés », une étude comparative rapprochant les œuvres de Nichita Stănescu et d’Henri Michaux, figure dans le volume Métamorphoses, paru en 2008 aux éditions du Pommier, pp. 118-149.

Dossiers consultables en ligne : sur poezibao et sur remue.net

Textes retenus pour ce dossier anthologique :

  • Epica magna (une iliade), 1978
  • Une confession (éd. Textuel, Paris, 2005, p. 133)
  • Au nord du nord (ibidem, p. 134)
  • La respiration de l’air sous l’aile (ibidem, p. 127)
  • La chute d’un aigle dans un homme (ibidem, p. 128)
  • Finish (ibidem, p. 129)
  • Le hiéroglyphe (Action poétique n° 189, septembre 2007, p. 90)
    [Traduction d’Anca Vasiliu]
  • Les Non-mots, 1969
  • Le mangeur de libellules (éd. Textuel, Paris, 2005, p. 100)
  • Qui suis-je ? Quelle est ma place dans le cosmos ? (in Eclats, cinq poètes roumains, éd. Comp’act, Chambéry, 2005, p. 63)
  • Les idoles de l’herbe (ibidem, p. 64)
  • La Grandeur du froid (le roman d’un sentiment), 1972
  • Transfiguration (éd. Textuel, Paris, 2005, p. 118-121)
  • Questions (inédit)
    [Traduction de Pierre Drogi]

Pierre Drogi


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