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Adeline Baldacchino, traduite par David Leo Sirois

mercredi 11 avril 2018, par Sabine Huynh

ADELINE BALDACCHINO, née en 1982 à Rillieux-la-Pape, a étudié la philosophie et l’ethnologie avant d’entamer un cursus en politique publique qui la mène à la Cour des comptes. Elle publie de la poésie depuis 1999. Ses deux derniers recueils sont parus chez Rhubarbe : 33 poèmes composés dans le noir (pour jouer avec la lumière) en 2015 et 13 poèmes composés le matin (pour traverser l’hiver) en 2017. Elle anime depuis deux ans un cycle de rencontres mensuelles de poésie vivante au Théâtre des Déchargeurs en partenariat avec le Printemps des poètes. Enfin, elle collabore régulièrement à l’aventure du collectif et du magazine Ballast. Son site : http://abalda.tumblr.com/
Retrouvez Adeline Baldacchino ailleurs dans Terre à ciel : Poèmes inédits et bibliographie

Les poèmes suivants sont extraits des recueils publiés aux éditions Rhubarbe 13 poèmes composés le matin (pour traverser l’hiver) et 33 poèmes composés dans le noir (pour jouer avec la lumière).

Premier poème
Neuf janvier au matin – dans la brume

Le matin bruisse de fils de fer et d’argent tordus dans la brume
Qui descend sur Paris
J’y vais aussi
L’âme à l’envers brodée de cauchemars
J’y vais aussi
Vers la ville aux tentacules
De béton qui m’enserrent la poitrine
Déchirent un peu la cornée
S’infiltrent jusque dans la joie
De vivre qui ne bondit plus comme une bête
Encagée qu’elle est
Dans le zoo des jours

J’y vais aussi
Le cartable plein de livres
Pour s’ancrer sur la terre
Qui surnage dans la brume
Pleine de fils de fer et d’argent tordus
Qui s’enfoncent à vif dans la chair de l’âme
Il faut des livres pour contrer la mort
Des lignes pour habiller l’oubli
Des mots pour se désempaler
Se rassembler
Se ressembler
Recommencer

Des mots vains comme
Tout le reste et comme si
Des mots qui disent on fera comme si
L’amour existait
Comme si la vie en valait
La grande peine bleuie des morts
Qui nous ravaudent la mémoire
Des mots comme si l’on s’avançait
Dans une forêt de livres gonflés comme
Des baudruches comme si les livres étaient des ballons
Pour s’envoler par-dessus le temps
La route et le vide les fossés les douves
Comme si du ballon je pouvais voir
Angkor ou le Macchu Picchu
Persépolis et Teotihuacán

Comme si l’absence prenait figure
De corps chaud lové dans nos bras
De souffle et de caresse
Et qu’en fermant les yeux
Comme si tu me tenais la main
Je refaisais le monde à l’image
D’un autre
Qu’on pourrait aimer

Comme si l’enfance nous revenait
Tout droit dans la figure avec son odeur
De paille rance et d’effroi
D’émerveil et de peur
Comme si l’on pouvait se refaire
Une vie se refaire un amour
Se refaire tout court
De fond en comble
Tout reprendre à zéro
Combler tous les écarts
Entre ce que le cœur désirait
Tout ce qu’il arrachait au battement de nos tempes
Et ce que le corps achevait
Dans l’espace réduit du possible
Où s’agitent les nerfs à vif
Qui chevauchent la nuit
L’attente comme une drôle de monture
Dessellée qui mord son mors
Qui s’invente des lendemains
Qu’on étouffe au petit jour
Quand les rêves s’enroulent
Autour des mots qu’on n’a pas dits

Qu’il aurait fallu dire
Et qu’on ne dira pas
Car on ne les savait pas.

First poem
9th of January, morning – in the mist

Morning bristles with wires of iron & silver twisted in the mist
that descends over Paris
I go there also
The soul’s fabric backward
embroidered with nightmares
I go there also
Toward the city whose concrete
claws grip my chest
Tear the cornea a little
Leach into that joy
which no longer leaps like a beast
caged in the zoo of days

I go there also
Backpack full of books
To drop anchor on the Earth
that floats in mist
filled with twisted iron & silver wires
that sink alive in the soul’s flesh
There must be books to counter death
Lines to dress forgetfulness
Words to dis-impale
Assemble
Resemble
Begin anew

Vain words
like all the rest
As if words hint we will act
like love existed
As if life were worth
the dead’s great blue grief
that mends the memory
Words as if we advanced
in a forest of inflated pages
as if books were balloons to fly above time
The road & the void the ditches & moats
As if I could see from a hot air balloon
Angkor or Macchu Picchu
Persépolis & Teotihuacán

As if absence assumed a form
Warm body curled up in our arms
of breath & caress
& by the closing of eyes
as if one held this living hand
I remade the world in the image
of another
one could love

As if childhood returned to us
The face straight ahead with its smell
of rancid straw & dread
wonder & fear
As if we could remake
a life recover love
redo everything
from top to bottom
turn back all clocks

Fill all distances
Between what the heart wished for
All it tore away from the beating of our temples
& what the body completed
in the reduced space of the possible
where flayed nerves stir
straddling the horse of night
The wait is a strange mount
Unburdened mare that bites at its bit
& that invents the coming days
& that we suffocate on the cusp of dawn
when dreams wind around
words we did not say

words that would have needed to be spoken
& we will not say
because we never knew them.

Poème pour rien

Toutes les nuits je me rappelle d’une chose
urgente et qui m’échappe je me promets
de voler jusqu’à elle
toutes les nuits je répare les fragments
de cette chose qui me ressemblait
poupée de bois qui disait des poèmes
dans la forêt d’hiver

Je me réveille souvent dans le noir
sans demeure sans visage
si demain pouvait être un autre
jour plus vite levé
le ciel est gris larvé de pourpre et déjà
le voisin rallume la lampe sangsue de soleil
à la fenêtre sans nom

Nul ne connaît la vraie force des corps
qui tiennent la nuit en échec
et matent l’esprit dérobé
qui gravit sans cesse les escaliers de l’insomnie
de pas en pas dans la douceur abolie
puisque rien ne résiste
à la présence immobile

Envahie de conscience je ne peux dormir
ni le singe fou dedans moi qui trépigne de sommeil
ni la femme qui s’épouille
des tourments du jour
en caressant ses cheveux
tandis que les jambes serrées pensent
à l’homme absent qui les écartera

J’habite la grotte éphémère
où s’enfoncent les monstres heureux
je fabrique des lunes
je déroge aux règles du temps
je me perds aux labyrinthes du langage
dans un dictionnaire impossible
qui parle d’Alexandrie brûlée

Ne me redis pas que je suis
de l’autre côté des mots parce que tu ne comprends pas
quand je dis seulement qu’aimer c’est autre chose
une autre blessure un vent qui soude
le corps à la terre avant de la quitter
quand je te dis seulement n’aie pas peur je n’attrape
que mon rêve dans la nuit sans étreinte.

Poem for nothing

All these nights I recall one urgent
thing & it escapes me I promise myself
to fly straight to it
all these nights I fix the fragments
of this thing that looked like me
this wooden doll uttered some poems
in the winter forest

I often wake in the dark
without a resting place without a face
if tomorrow could be another
day more quickly risen
the sky is grey laced with purple & already
the neighbor relights his lamp leech of the sun
at the anonymous window

No one knows the true strength of our bodies
that hold the night in check
& put down the stolen spirit
which ceaselessly climbs the stairways of insomnia
step after step in the abolished sweetness
since nothing can resist
this motionless presence

Invaded by consciousness I cannot sleep
nor the crazy ape inside me impatient for rest
nor the woman who plucks off the lice
of the day’s torments
stroking her hair
while tight legs think
of the absent man who will spread them

I live in the ephemeral cave
where happy monsters sink
I make moons
I break the rules of time
I get lost in the labyrinths of language
in an impossible dictionary
which speaks of burnt Alexandria

Do not repeat to me that I am
on the other side of the words because you do not understand
when I only say that to love is another thing
another wound a wind that welds
the body to the ground before leaving it
when I only tell you don’t be afraid I catch
nothing but my dream in the night without embrace.


Poème pour la colère

Il me semble parfois que la rage abîme
elle plante des clous dans le ciel
qu’on retire à mains nues
poings
pleins de pointes barbelées
je bouillonne par où je crie
je m’écris de panique

Voici qu’on s’enfonce dans la douleur
terrain conquis
des balles sifflent entre la roche
et les poulpes violets du désir
pendant qu’on tombe dans le poème
d’autres tombent sous les balles
qui ne rêvent plus depuis longtemps

L’être que nous sommes oublie
si facilement ceux que nous avons été
qu’il ne tiendrait qu’à nous
de nous prendre pour un autre
livre de nous écraser
contre un miroir de murailles
emportés par le temps mitrailleur

Je sais que les mots sont de pauvres
choses des machines à supporter
que tout leur succombe la moindre larme
est un cri plus fort
que l’encre dérive loin des corps
blessés
dans le sang qui tache

Mais jamais l’heure ne vient
de se taire de croire aux bâillons
détrousser la colère ne pas l’enfermer
dans ses chaudrons de verre
aux fourneaux de l’hiver
qui font des engelures d’âme
– le silence serait un autre bagne –

Il reste alors
dans l’éructation des soirs sans fin
cette épaisseur indignée de la parole
qui déchire la page
forêts mortes du regard je vous force
à brûler dans la lumière
comme on ébruite un scandale.

Poem for anger

Sometimes seems rage’s abyss
pounds nails into night sky
which one pulls out with naked hands
fists
filled with barbed points
I boil in the place where I cry out
I write to myself of panic

Look there where one sinks into sorrow
beaten terrain
bullets whistle between the rocks
and the violet pulp of desire
when we fall into the poem
others drop beneath the bullets –
who ceased to dream for so long

The being we are forgets
all-too-easily those we have been
it could clutch nothing but us
to take ourselves for another
book to crush our forms
against a mirror of fortresses
taken by time which fires questions at our faces

Aware that words are of the poor
machines made to support
& all succumb to them the slightest tear
a stronger scream
than ink that drifts far from our bodies
wounded
in the blood that stains

However the hour has never
been mute to believe in gags
to steal anger do not lock it up
in the glass cauldrons
of winter’s furnaces
which cause frostbite of the soul
– silence would be another slavery –

It remains then
in the belching of endless evenings
this indignant thickness of the word
which tears the page
dead woods of the look I force you
to burn in the brightest light
like one who reveals a scandal.


Poème pour la jouissance

Il suffirait de fermer les yeux
puis de les rouvrir tu te penches sur moi
tu regardes profond
je m’écarte absolument
tu me veux et je t’ouvre
tu me prends et je te donne
il suffirait

Que tu veuilles cela me faire crier
d’une autre joie plus entière
et je te cèderais
comme on devient ce corps de sucre
fondu léché sous d’autres lèvres
et je t’avalerais de toute
ma gorge il suffirait

Que ta main retrouve le chemin
secret je me soulève en toi
tu m’élèves en nous
je suce des pierres
je marche sur le mur extérieur
d’un temple invisible
tu me débordes

Les os de tes doigts sont plus durs
que l’émail de mes dents qui les mord
je te suis jusque dans le vertige
je tombe dans tes yeux
qui m’obligent au plaisir
la chute est longue, et plus dur
ton corps il suffirait

Que plus rien n’arrête le passage
du temps muré dans un gémissement
au bord de nos bouches écartelées
tu salives entre
tu me forces
à te vouloir plus entier
dans la puissance éphémère

Il me suffit de fermer les yeux
de laisser battre ton sang dans mes veines
comme si l’on pouvait franchir
la dernière barrière
s’atteindre derrière
les peaux qui bruissent
de l’intérieur.

Poem for Pleasure

It was enough to close my eyes
then open them again you lean over me
you gaze deeply
I spread myself to the absolute
you want me & I open you
you take me & I give to you
it was enough

That you want it makes me cry out
from another fuller joy
I grant you all
while we become this body of melted
sugar licked from under one another’s lips
& I swallowed you with all
my throat it was enough

That your hand found the secret path
again I lift myself within you
you raise me in us
I suck some stones
I walk along the exterior wall
of an invisible temple
you flow over my edges

The bones of your fingers harder
than the enamel of these teeth that bite them
you take me to the verge of vertigo
I tumble into your eyes
that oblige me to discover pleasure
the fall is long, & your body
harder it was enough

That you no longer stop the passage
of time ripened into a moan
on the edge of our mouths wide
open you salivate
you force me to
want you more fully
in this ephemeral power

It is enough for me to close my eyes
to let your blood beat in my veins
this way we could cross over
the final barrier
to reach behind
skins that murmur
of their interior.


DAVID LEO SIROIS
est poète et traducteur. Né au Nouveau-Brunswick, au Canada, il a grandi de l’autre côté de la frontière à Madawaska dans le Maine, et possède la double citoyenneté américano-canadienne. Ses poèmes ont été publiés dans les revues anglophones parisiennes THE BASTILLE, Belleville Park Pages et Paris Lit Up, ainsi que dans de nombreuses revues américaines. Décrit par TimeOut Paris comme « une espèce de Woody Allen en rimes, qui captive l’audience avec une science toute personnelle du récit », il a récemment terminé un manuscrit intitulé Silver Shiver Fragment.
Retrouvez David Leo Sirois ailleurs dans Terre à ciel :
David Leo Sirois traduit de l’anglais (USA) par Carole Birkan-Berz
Deborah Heissler, traduite par David Leo Sirois

(Page réalisée avec la complicité de Sabine Huynh)


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