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Alda Merini traduite par Franck Merger

vendredi 14 octobre 2016, par Roselyne Sibille

Présentation par Franck Merger publiée dans la revue Conférence, n° 26, (printemps 2008) pour accompagner les extraits de ses traductions de L’Autre Vérité. Journal d’une étrangère.

Les derniers poèmes d’Alda Merini à avoir été publiés avant un long silence l’ont été par Salvatore Quasimodo dans l’anthologie Poesia italiana del dopoguerra parue en 1958.
Alda Merini avait donné les premiers signes de maladie mentale dès 1947 – elle avait seize ans -, mais c’est en 1965 que son état s’est aggravé au point qu’elle a été internée à l’hôpital psychiatrique Paolo Pini de Milan, où elle est restée jusqu’en 1972. Elle était quelquefois autorisée à en sortir pour des périodes plus ou moins longues et c’est au cours de ces sorties qu’elle a donné naissance à deux filles, Barbara et Simona (Alda Merini avait déjà eu deux filles avant d’être hospitalisée).
Alda Merini a recommencé à écrire après un silence de vingt ans, en 1979. Elle a écrit alors les poèmes qui allaient constituer le recueil La Terra Santa, paru en 1984. De nombreux recueils poétiques ont suivi cette publication. Alda Merini s’est aussi consacrée à l’écriture de la prose. Son premier ouvrage en prose à avoir été publié est L’altra verità. Diario di una diversa paru chez l’éditeur Scheiwiller en 1986. C’est l’internement à l’hôpital Paolo Pini qui forme la matière des deux œuvres conjointes La Terra Santa et L’altra verità.

L’Autre vérité - (Editions de la revue Conférence) : http://www.revue-conference.com/ind...


Extraits de La Terre sainte

L’asile est une grande caisse de résonance
le délire se fait écho
l’anonymat mesure,
l’asile est le mont Sinaï,
terre maudite où tu recevais
les tables d’une loi
aux hommes inconnue.

Le docteur implacable dans la nuit
vient à pas de loup vers ton destin,
et regarde en ricanant les visages tristes
des malades, puis t’administre
une bonne dose de sédatif
pour combler ton sommeil et dans ton bras
il fixe une perf’ pour agiter
ton sang impétueux de poète.
_____ Puis il s’en va sûr de lui, ravagé
_____ par son incroyable folie,
_____ le docteur de garde, et toi, tu regardes
_____ les barres dans le sommeil comme halluciné
_____ et tu te chantes les lamentations du martyre.

J’étais un oiseau
au doux ventre immaculé.
Qui donc m’a coupé la gorge
_____ pour rire de moi ?
_____ Je ne sais pas.
J’étais un grand albatros
et je planais au-dessus des mers.
Qui donc a interrompu mon voyage,
sans pitié pour ma voix ?
Mais même étendue par terre
aujourd’hui je chante pour toi
mes chansons d’amour.

Les poèmes les plus beaux
s’écrivent sur les pierres
le genou blessé
et l’esprit aiguisé par le mystère.
Les poèmes les plus beaux s’écrivent
devant un autel vide,
encerclé par les agents
de la divine folie.
En cet état, fou et criminel,
tu dictes tes vers à l’humanité,
les poèmes de la rescousse
et les prophéties bibliques
et tu es frère de Jonas.
Mais dans la Terre promise
où poussent les pommes d’or
et l’arbre de la connaissance
Dieu n’est jamais descendu, ne t’a jamais maudit.
Mais toi, si, tu maudis
heure après heure ton chant
parce que tu es descendu dans les limbes,
où tu aspires l’absinthe
d’une survie qu’on t’interdit.

Quand je suis entrée
_____ trois yeux m’ont cueillie
_____ dans leur orbite,
_____ trois yeux durs affolés
_____ de malades de démentes :
alors je me suis évanouie
j’ai compris que ce lac
d’azur était un marais
fangeux de déchets cabossés
où j’allais me noyer.

La lune s’éploie dans les jardins de l’asile,
des malades soupirent,
_____ main dans la poche nue.
_____________ La lune réclame des tourments
_____________ et réclame du sang aux reclus :
_____ j’ai vu un malade
_____ mourir exsangue
_____________ sous la lune allumée.

Je suis bien sûre que rien n’étouffera plus mes rimes,
_____ le silence je l’ai gardé pendant des années enfoncé dans ma gorge
_____________ comme un piège à sacrifices,
_____________________ le moment est donc venu de chanter
_____________ un requiem pour le passé.

La Terre sainte

J’ai connu Jéricho,
_____________ j’ai eu moi aussi ma Palestine,
les murs de l’asile
_____________ étaient les murs de Jéricho
_____ et une flaque d’eau souillée
_____ nous a tous baptisés.
_____ En ces murs nous étions juifs
_____ et les pharisiens étaient en haut
_____ et le Messie était là aussi
_____________ mêlé à la foule :
_____ un fou qui hurlait au Ciel
_____________ tout son amour en Dieu.

_____ Nous tous, troupeau d’ascètes,
_____ étions comme les oiseaux
_____________ et parfois un filet
_____ obscur nous emprisonnait
_____ mais nous allions vers la moisson,
_____ la moisson de notre Seigneur
_____ le Christ Sauveur.

On nous lava et on nous enterra,
nous embaumions l’encens.
_____ Et ensuite, quand nous aimions
on nous faisait des électrochocs
parce que, disait-on, un fou
n’a pas le droit d’aimer.

Mais un beau jour moi aussi je me suis réveillée
et je suis sortie du sépulcre
et moi aussi comme Jésus
j’ai eu ma résurrection,
mais je ne suis pas montée au ciel
je suis descendue en enfer
d’où je regarde étonnée
_____ les murs de l’antique Jéricho.

Toilette

La triste toilette du petit matin,
corps déçus, chairs décevantes,
autour du lavabo
la noire puanteur des choses infâmes.
Ah ! Ce tremblement de chairs obscènes,
ce froid obscur
et cette chute inhumaine
d’une malade sur le sol.
Voilà l’entassement que la stratosphère
jamais ne connaîtra, voilà l’infamie
des corps nus que l’on flambe
à la lumière atavique de l’homme.

Mon premier enlèvement de mère
survint une nuit d’été
quand un fou me prit
et m’allongea sur l’herbe
et me fit concevoir un fils.
Oh ! Jamais la lune ne cria autant
contre les étoiles offensées,
et jamais ne crièrent autant mes viscères,
et le Seigneur ne détourna jamais la tête
comme en cet instant précis
en voyant ma virginité de mère
soumise à l’offense et à la risée.
Mon premier enlèvement de femme
survint dans un coin obscur
sous la chaleur impétueuse du sexe,
mais naquit une enfant aimable
au sourire très doux
et tout fut pardonné.
Mais moi je ne pardonnerai jamais
on enleva cet enfant à mon sein
et on le confia à des mains plus « saintes »,
mais c’est moi qui fus outragée,
moi qui montai aux cieux
pour avoir conçu une genèse.

(Traductions de Franck Merger, publiées dans la revue Conférence, n° 34, printemps 2012)


Présentation de Franck Merger

Quand il était plus sérieux, a commencé une carrière universitaire, à l’Université de Yale et à la Sorbonne. A soutenu une thèse sur les romans d’Aragon dans l’entre-deux-guerres et publié un certain nombre d’articles sur cet auteur et sur le surréalisme. A publié quelques ouvrages pour les lycéens et les étudiants, par exemple une édition du Livre de ma mère d’Albert Cohen chez Gallimard en 2005, ou encore une étude sur Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy chez Bréal, la même année.

Donne du jeu à sa vie de différentes manières, entremêlées – en enseignant maintenant la littérature en hypokhâgne et en khâgne à Aix-en-Provence, en traduisant en français de la poésie italienne et de la poésie persane, en participant à des lectures publiques de poésie persane, en animant des ateliers de traduction du persan et en co-organisant à Salon-de-Provence le festival « Les Archipels de la poésie ». Retour ligne automatique
A trouvé dans la revue Conférence et dans les Éditions de la revue Conférence un lieu accueillant pour ses traductions de poètes italiens et suisses italophones : Alda Merini, Filippo De Pisis, Franco Buffoni, Fabio Pusterla, Alberto Nessi. A participé à la traduction des œuvres poétiques complètes d’Abbas Kiarostami, publiées chez Érès dans la collection « Po&psy » en 2014. Retour ligne automatique
La publication de deux traductions du persan qu’il a réalisées en collaboration, avec Niloufar Sadighi et Amin Kâmrân, est prévue à ce jour : traduction des haïkus qu’Abbas Kiarostami a élaborés à partir des poèmes de Sa’di (à paraître chez Érès dans la collection « Po&psy ») et traduction d’un recueil de Rezâ Sâdeghpour (à paraître chez Cheyne dans la collection « D’une voix l’autre »). Vient d’achever, en collaboration avec Filomène Giglio, la traduction d’un choix de poèmes de Maria Carta, et poursuit actuellement cette collaboration en travaillant à la traduction d’un choix de poèmes de Gianni D’Elia.


Articles sur les traductions de Franck Merger déjà parus dans Terre à ciel :
http://www.terreaciel.net/Filomene-...

http://www.terreaciel.net/Niloufar-...


Fondation Alda Merini : http://www.aldamerini.it/


(Page établie grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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