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Lisa Pasold, traduite de l’anglais par Sabine Huynh

samedi 31 octobre 2020, par Sabine Huynh

Lisa Pasold est une conteuse, journaliste et poète qui vient de Montréal. Son quatrième livre, Any Bright Horse, a été pré-sélectionné pour le prestigieux prix du Gouverneur général du Canada. Son travail a été publié dans des revues telles que The Atlanta Review, ROOM, Fence et New American Writing. Elle vit à la Nouvelle-Orléans. On peut la retrouver sur son site, sur Twitter (pasoldla) et sur instagram (lisapasold). Photo : Chris Frampton.

Lorsque Marco Polo fut capturé par les Génois, il passa son année en prison a dicter ses mémoires, qui fut d’abord accueilli sous le titre « Le Livre des merveilles ». Lisa Pasold s’est inspirée des récits de Marco Polo sur l’Afghanistan, la Russie et la Chine pour écrire Any Bright Horse (« n’importe quel cheval brillant »), sa propre méditation sur le pouvoir qu’ont les voyages de transformer ceux qui en particulier insistent pour découvrir des merveilles.


EXTRAIT DE ANY BRIGHT HORSE (Frontenac House Poetry, 2012)

par Lisa Pasold, traduit de l’anglais (Canada) par Sabine Huynh

 
 

 
 
 
I.

Un homme entreprend un voyage.
À son retour, il est transformé.
Cette histoire n’est pas originale. Elle se produit tout le temps.
Voici l’une des façons dont elle peut se dérouler.
 
 
 


 
 
 
Un homme part en voyage dans le Pamir, sur le toit du monde, là où l’air est si ténu qu’il doute que les oiseaux puissent voler.

C’est de cet endroit que Lucifer nous apporta la lumière.

Je regarde les cheminées de fée du sud de l’Alberta
mais je pense à son désert du Taklamakan.
 
 
 


 
 
 
Taklamakan, ou : ceux qui y pénètrent n’en reviennent jamais.

Le problème avec cette histoire c’est qu’il est revenu, mais qu’il n’est plus le même.

Bon, après un tel voyage, qui le serait ? Et puis, n’était-ce pas le but ?

Et si à votre retour le paysage vous semblait étrange ? Votre esprit ne trouve plus ses repères, les dimensions ont l’air d’avoir été mal calculées, inclinées par le vertige. Votre maison n’est pas comme vous aviez prévu de la retrouver. Vous êtes réveillé trop souvent en plein milieu de la nuit par ce qui ressemble à la rumeur d’un océan.

Vous êtes à bord d’un bateau, repoussé à deux reprises par de violentes rafales de vent venues du sud-ouest. Vous enfermez tout cet océan dans votre tête. Pas étonnant que vous ne parveniez pas à dormir. Vous êtes rentré en parlant une langue que vos voisins refusent de comprendre.

L’homme se sent souvent souffrant après son retour, peut-être a-t-il attrapé une maladie tropicale pendant ses voyages.
 
 
 


 
 
 
En octobre 1298, un homme est emmené à Gênes. Il n’est plus tout jeune. Il a trop vu du monde. Il sait qu’un véritable ennemi ou un ami de confiance sont des créatures qui n’existent pas.
 
 
 


 
 
 
Laissez-moi vous raconter une histoire, dit-il à ses geôliers.

Il pense à Shéhérazade –
à comment elle murmurait laissez-moi vous raconter une histoire, un conte pour séduire et sidérer.
Mais c’était une femme attirante qui savait tisser les mots, qui gardait la tête haute en déjouant les plans de son Sultan difficile.

On peut charmer la plupart des dirigeants avec le bon discours, pense-t-il, en se remémorant ses différents emplois.

Mais Shéhérazade était une femme connue autant pour ses voiles de soie que pour ses histoires. Des grelots autour des chevilles, sa belle peau ornée de motifs tracés au henné – pourquoi n’assassina-t-elle pas le Sultan avec un simple couteau dissimulé au creux de sa douce main ? Elle aurait pu se libérer de sa prison. Les conteurs ne sont-ils pas des sanguinaires ? Elle était un ornement si exalté, pense-t-il, elle savait sûrement quelles étaient les alternatives qui s’offraient à elle. Elle prit la meilleure voie possible.

Il ne possède pas ses charmes.

Il n’est pas rasé. Il est sale. Il est persuadé d’être trop âgé pour ravir les yeux de qui que ce soit.

Il est le commandant d’une flotte vénitienne qui a perdu une guerre. Un prisonnier parmi d’autres. Il le sait d’expérience, tout ce qui continuera à contribuer à sa survie se trouve dans son histoire. Il enchantera les oreilles de ses ravisseurs. Il enchantera leurs esprits.

Permettez que je commence, dit-il.
 
 
 


 
 
 
Ce qu’il raconte est trop beau pour être cru.

Mais écouter ne fait pas de mal, disent les Génois, qui se rassemblent pour l’entendre parler.

La ville entière se presse à la porte de sa cellule.

Sa voix tire les honnêtes bourgeois de leurs lits, les sages-femmes des accouchements, les boulangers de leurs fours, les lavandières de leurs lessives, les forgerons de leur feu, les putains de leurs rapiéçages, les généraux de leurs cartes géographiques, les peintres de leurs fresques, les décideurs politiques de leurs querelles, les vierges de leurs confessions, les prêtres de leurs indulgences. Tout ce que Gênes compte de créature vivante est venu écouter cet homme dans sa chambre de pierre brute.

Il est assis sur un banc de pierre près de la fenêtre à barreaux.

Ils remplissent la cour, ils s’allongent sur les toits avoisinants, pour saisir ses paroles – à ce commandant vénitien qui ne commande rien d’autre que son histoire.

C’est une histoire infernale.
 
 
 


 
 
 
Il murmure :

Pourquoi suis-je venu ici ? C’est ce que les douaniers m’ont demandé quand je suis rentré. J’étais confus, cela faisait si longtemps que la fausse identité de mon laisser-passer me collait à la peau. Ma mascarade de lieux, noir sur blanc. J’ai appris que tant d’autres avaient des raisons beaucoup plus valables que moi de se sentir déracinés. Privés de nos bagages, nos mouvements constamment entravés, nos vies s’effondrent comme des maquettes en balsa mal collées.

Elle m’a eue, cette douanière, c’est un fait. Il sourit, et son sourire est aussi embarrassant qu’une peinture obscène. Je crois que j’aurais vraiment dû être traité comme quantité négligeable, alors pourquoi a-t-elle insisté ? Elle ne m’a pas laissé le choix. J’étais debout devant elle à la frontière de ce pays. J’ai déchiré les coutures de mes vêtements avec la plume en bronze d’un stylo conçu pour remplir des formulaires de déclarations mensongères. J’ai déchiré ces coutures et elles se sont déversées dans mes doigts pour que je puisse lui offrir des colliers de perles aussi blanches que des yeux de serpent, des poignées de rubis non taillés luisants de sang coagulé.
 
 
 


 
 
 
C’est la vérité, leur dit-il, mais ils savent qu’il ment.
 
 
 


 
 
 
Être profondément transformé par l’histoire.

Négocier l’enlèvement, l’espace dans lequel des chambres doivent s’attarder, même cette chambre-ci, qu’il ne peut quitter. Broder une histoire assez vaste pour inclure non seulement une chambre (cet enlèvement) mais aussi une ville, entière, jusqu’à ses portes fortifiées. Pour détourner l’esprit. Pour englober, éclairer, distraire.

Pour enchanter – sans nul doute cela est-il aussi important.

Combien de jours est-il détenu dans cette prison ? Des mois ? Des années ? Combien d’histoires peut-il raconter pendant ce laps de temps ?
Croit-il qu’un dieu écoute ?
 
 
 


 
 
 
Un vénitien d’âge mûr qui survit grâce à des souvenirs et des histoires à dormir debout, qui, en parlant, croit dur comme fer à chacune des fables qu’il raconte.

Il se plaint de troubles du sommeil. Y a-t-il un cours d’eau près d’ici ? demande-t-il. N’entendez-vous pas ces sabots qui courent en frappant les rochers au bord de la rivière ? Un bruit bien précis.

Comme si c’était cela qui le tenait éveillé. Mais il n’y a pas de rivière, seulement la cour silencieuse en pierre, les bâtiments, et les pavés carrés d’une rue qui patiente au-delà des confins de cette chambre ordinaire.

Cet espace est aussi probable que n’importe quel autre, dit-il soudain, en examinant attentivement tous les coins et recoins. C’est une question de perception, que celle d’accepter volontairement l’incertitude.

Un état proche de l’émerveillement.

[...]
 
 
 


 
 
 
II.

Quand j’avais cinq ans, nous vivions près de la rivière Credit et j’attendais le cardinal. Je me souviens ne l’avoir vu que cette fois-là. J’étais une enfant engoncée dans une robe qui grattait et ma mère montra la fenêtre du doigt : Regarde, chut. Il est là. C’est l’oiseau. C’est magique, c’est rouge – l’oiseau alors me paraissait très grand, perché sur notre clôture. Il émit un son dont je ne me souviens pas, avant de marquer une longue pause, pour écouter. Puis il s’envola. Je fixais l’espace dont il était désormais absent, jusqu’à ce que ma mère m’intimât de décoller ma bouche de la vitre. Plus tard, le faisan. Plus tard, le renard. Différents moments d’acajou, d’écarlate, de bordeaux. Différentes sortes de célérité, d’accélération.
 
 
 


 
 
 
Je crois en la chance, je crois que chaque pièce de monnaie doit être ramassée, qu’une double paire d’as et de huit doit être mise de côté et qu’on doit laisser tranquille un chien endormi, bien que mon voisin ait tout du vieux corbeau piégé dans un coin de sa tête, les ailes coupées. Il passe trop de temps à converser avec les morts, dit la femme qui vit en haut de la rue. Le matin elle se rend à pied à l’église. Mais n’en avons-nous pas tous envie, des fois ? La gamme complète des trois octaves de mon voisin, de l’eau coulant à travers les syllabes du bon sens.

 
 
 


 
 
 
Et si mon voisin se prenait pour Marco Polo ?

Je suis seule, debout dans l’escalier de secours du deuxième étage. Il est assis sous sa véranda, de l’autre côté de la rue étroite.

Et si je me penchais un peu par-dessus le rebord de mon escalier de secours pour lui parler – mais ça ressemble à peine au balcon de Juliette, et puis il ne m’appelle pas Juliette.

Et si je lui racontais toutes les histoires que je connais – chaque tournée, chaque spectacle, chaque récit.

Que me raconterait-il en échange ?

Un oiseau rouge que ses mains ont relâché vole au loin.
 
 
 


 
 
 
Tant de matins, tu t’en reviens, dit-il, avec ce bagage te talonnant.

Comme soulevé de joie, un écureuil roux s’est éloigné en courant entre le jardin et l’allée, à moins que ce ne soit une espèce de toute petite belette, d’un acajou si profond. Ce que tu as vu. Pas comme un oiseau, plutôt comme cette partie rouge foncé sur un renard, quand il est recroquevillé dans la neige et que tu roules sur la Dempster Highway et que tu l’aperçois au loin, dans cette lumière vive de février, la rougeur pâle du renard te soulageant du bleu blanchâtre qui t’aveugle, teinte toujours plus précise et ravissante que celle du renard arctique. Quoi qu’il en soit, ce truc était rouge, et ça bougeait, en bondissant, et ça ressemblait à de la joie.

Maintenant tu veux qu’il revienne, dit mon voisin.

 
 
 


 
 
 
Il y a du café chez toi ? Mon voisin appelle depuis sa véranda alors que ma valise se cogne chez moi.

Il est quatre heures du matin passé et sa voix n’a pas changé.

Il dit : Qu’est-ce qui t’est arrivé, trésor, un mauvais voyage, un mauvais rencard, un mauvais vol retour pour te retrouver devant une serrure à nouveau remplacée ?

Je vous apporte du café, je lui dis.

Il dit : Pourquoi calculer la distance en années de chien ? Le soleil sera à son zénith dans une petite heure, tu peux jeter un bon coup d’œil autour de toi, en chantant.

Je monte les marches qui mènent à l’endroit où il est assis. Je ne suis pas une chanteuse, je dis, en lui tendant une tasse.

 
 
 


 
 
 
Quand ils ouvriront mon cœur, dit mon voisin, ils y trouveront ce matin de juin, aussi rouge que n’importe quel carnaval. Des tramways glissent ding-ding le long de la rue du Canal. Des pétales de chèvrefeuille d’un blanc jaunâtre provenant d’une haie douteuse, leur parfum embaume le quartier et près d’eux, près d’eux, les détritus, le café – le mois de juin dans cette ville et chaque instant de solitude se pressant lui-même contre, ou sur, tous les autres.

Les trams vont me manquer, dit-il, avec leur façon d’être toujours clairement on their way. Se réveiller à l’aube au début de l’été et les entendre passer sur leurs roues d’acier, sur leur rails. C’est presque aussi convaincant qu’un bruit de sabots, ce bruit que nous faisons tous en allant de l’avant. Ça va me manquer.

 
 
 


 
 
 
Vous allez quelque part ? je demande.

De l’avant, dit-il. Tu parles si gentiment, comme si nous nous connaissions.
 
 
 

(Lisa Pasold, Any bright horse, Frontenac House Poetry, 2012)


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