Le poète Yòrgos Thèmelis est né en 1900 dans l’île de Samos. Professeur de philologie à Thessalonique, il donne aussi des cours à l’École d’art dramatique. Il publie des poèmes en revues et collabore à différents périodiques littéraires. C’est seulement en 1945 qu’il fait paraître son premier recueil, Fenêtre nue. Auteur par la suite de nombreux autres recueils poétiques, il a aussi publié des œuvres théâtrales, des essais et des traductions. En 1962, il a reçu le Prix national de poésie. Poète, essayiste, dramaturge, traducteur, Yòrgos Thèmelis est mort en 1976 à Thessalonique.
Influencé par le symbolisme et le surréalisme à ses débuts, il a cherché à réaliser une synthèse entre poésie moderne et poésie antique. Chez ce poète de la mémoire et de l’avant-garde, l’interrogation intellectuelle se mêle à l’inquiétude existentielle. Peu de temps avant sa mort, il avait fait paraître Ars poetica (1974) et Poèmes bibliques (1975), comme un testament poétique. En même temps qu’il y trace avec vigueur les contours de son art poétique, il dénonce avec une rare force, en s’inspirant très librement de versets bibliques, l’empire contemporain de l’argent, l’hédonisme triomphant qui occulte la vraie lumière.
A l’opposé d’un monde devenu « maison de commerce », où tout s’achète, tout se vend, le poète, veilleur, messager et prophète, représente aux yeux de Yòrgos Thèmelis celui qui peut sauver l’homme de l’idolâtrie du profit et accueillir dans sa maison à l’écart l’espérance comme une « fine lune ». Lyrisme et pensée voisinent dans une poésie attentive à ces éclairs qui nous révèlent un peu de l’invisible, nous disent le sens de l’existence, enracinant notre vie dans la beauté. L’attrait qui se dégage du chant brûlant de Yòrgos Thèmelis tient à sa peinture lucide de notre condition, l’incessante interrogation sur la nature véritable de la poésie, l’être intérieur du poète et la recherche tragique de la lumière. L’auteur d’Ars poetica et de Poèmes bibliques s’approche du mystère en traversant la chair. Par ses deux derniers recueils il nous fait don d’un appel pressant à vivre au plus près de ce qui importe, la lumière proche et lointaine, afin d’échapper au risque menaçant de la déshumanisation.
Bernard Grasset
Tirés du volume venant de paraître aux éditions Ressouvenances, les trois poèmes qui suivent, dont les deux premiers sont extraits d’Ars poetica et le troisième de Poèmes bibliques, peuvent être considérés comme emblématiques de la poésie de Yòrgos Thèmelis, poète important et singulier.
Tu as changé. Autre tu t’en es allé, autre tu t’en es retourné.
Tu parles une autre langue.
Autrement tu mesures les êtres,
Des noms autres, nouveaux, tu leur donnes.Tu dis : l’amour est feu, l’embrassement éclair, la rose
promesse,
L’homme pesante croix, la mort belle Porte…Avec d’autres chiffres, d’autres actes, tu résous les questions sidérales.
Mesure les étendues tout asséchées de notre sommeil
depuis l’origineExorcise par des incantations les démons déments qui
piétinent en dansant, bannissent
nos corps vivants.
Promesse est le Poème,
Promesse ineffaçable
Signe d’Alliance,
Pont − arc-en-cielEntre Haut et Bas,
Entre Pluie et Ciel serein,Vision de l’Invisible
Comme une Fenêtre entrouverte
Au flanc libre du Monde
Angoisse en nous
Le Poème, attenteDe quel amour à naître,
Quelle Annonce d’avenir ?Annonce est le Poème,
Juste Annonce
De même que l’acte d’Aimer
Qui portera fruitPrésage de Celui qui vient
Message est le Poème,
Message de rêve
Il lutte pour s’accomplirVite en déchirant du sommeil
Le désert infiniTourné vers l’aurore et le réveil
Arête
De Lumière.
POEMES BIBLIQUES
Le vilain oiseau
en effet nous avons été sauvés dans l’espérance.
L’espérance vue n’est pas espérance ; ce que quelqu’un en effet voit, comment l’espérerait-il aussi ?
Épître aux Romains (8,24)Si tu peux vivre d’espérance, espère dans le Poème,
Si tu peux croire au miracle, crois dans le
Poème.
Crois et espère.
Ars PoeticaComme le vilain oiseau ils la chassent
Ils la pourchassent de coups, de ballesIls la traquent.
Ils piochent la terre, sondent l’abîme de la mer,
La mer inépuisable. Ils l’épuisent.La nuit ils l’ont bannie avec des lunes factices.
Le Ciel n’est plus caché, invisible, sacré,
Le Ciel immense, illuminé.Le Monde a perdu son éclat, une sphère de verre.
Elle n’a pas de lieu où demeurer.
Une étincelle ici, un éclat plus loin,
Une scintillation à bout de souffle, et s’éteint
L’espérance désespérée, elle se perd dans
la lumière brisée.Il n’est sur la terre aucune âme vivante pour l’accueillir.
(À découvert sont leurs maisons, en verre,
Secs sont leurs yeux, cristallisés)
Et les morts se lassaient sans espoir
De supporter la mort infinie, de l’endurer.
Et les Anges, et les Anges se désespèrent,
Nul endroit pour eux où demeurer et exister,
Mémoire, flamme sacrée, miroir, éclat de rêve,
Haute marche sur l’Échelle du Terrible.Elle n’a pas de cachette pour se cacher, de refuge
pour se réfugier.
Seulement dans la maison du Poète
À l’écart, comme au désert,
Telle la cellule de l’Ermite,
Ascète, Retiré du monde.Là où loge la Solitude, s’exhale la Pauvreté,
Entre comme la fine lune et l’espérance l’éclaire
Pour qu’il voie ce que ne voient pas les yeux délavés,
LuisantsPour qu’il voie l’invisible dans le visible,
Et qu’il espère.
Yòrgos Thèmelis, Ars Poetica, Poèmes bibliques, présentés et traduits du grec moderne par Bernard Grasset, éd. bilingue, Cœuvres-et-Valsery, Ressouvenances, 186 p., 21,99 €
http://www.ressouvenances.fr/epages/62046842.sf/fr_FR/?ObjectPath=/Shops/62046842/Products/329