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Trois poètes italiens traduits par Francis Catalano*

lundi 4 avril 2016, par Cécile Guivarch

Valerio Magrelli

I.

_________ Sfilano le sacerdotesse del lusso
______________ Elio Pagliarani

Saranno cinquant’anni, e sempre, se sto in bagno,
sempre le vedo incedere, altere, corrucciate
contro di me che trepido le osservo.
Camminano, camminano, ma dove vanno ?
Dove ? Con quei loro abitini
perennemente nuovi e costosissimi.
E sfilano così da mezzo secolo…
La madre, una sorella, poi la moglie e una figlia,
e sempre trovo in bagno la stessa processione.
Dove conduce ? dove ? questa folle
Crociata di Fanciulle che marciano altezzose
in lunghe, liturgiche file,
muovendo contro un Regno Saracino
senza alcuna speranza di vittoria.
Vanno spavalde, nude, disarmate,
armate solo dei loro vestitini
per espugnare una loro remota
Gerusalemme celeste.

I.

_________ Les prêtresses du luxe défilent
______________ Elio Pagliarani

Cela doit faire cinquante ans, et toujours, si je suis dans la salle de bains,
toujours je les vois avancer, hautaines, fâchées,
contre moi qui les observe avec anxiété.
Elles marchent, marchent, mais où vont-elles ?
Où ? Avec leurs petites robes
éternellement neuves et très dispendieuses.
Et elles défilent ainsi depuis un demi-siècle…
La mère, une sœur, puis l’épouse et une fille,
et dans la salle de bains je retrouve toujours la même procession.
Où mène-t-elle ? Où ? Cette folle
Croisade de jeunes Filles qui marchent au pas, hautaines
en de longues et liturgiques files,
avançant contre le Royaume des Sarrazins
sans aucun espoir de victoire.
Elles vont, cavalières, nues, désarmées,
armées que de leurs petites robes
pour s’emparer d’une lointaine
Jérusalem céleste.

II.

_________ “Questa è la mia preghiera del mattino”
_________ “[...] nous devrions pourtant [...]”
_____________ Baudelaire

Questa è la mia preghiera del mattino :
controllo il mio cc ma come password
ogni volta ritrovo la tua data
di nascita.
Passo l’intero giorno senza pensarti mai,
eppure non c’è alba in cui dolente
tu non mi vieni incontro,
mentre effettuo un bonifico,
come un Lazzaro uscito dalla tomba.

Ti levi dal sepolcro del computer
e mi saluti per rimproverarmi
con l’amarezza, con quell’astio dei morti
di cui portavi in te il seme profondo
già viva. Che vogliono i morti ?
Che vogliamo dai morti, per chiamarli,
con un turpe cinismo mnemotecnico ?
Io sfrutto il tuo ricordo per sistemare i conti,
mentre tu torni a me, la tua figura dura,
per fare i conti con la mia tortura.

II.

_________ « Ceci est ma prière du matin  »
_________ « […] nous devrions pourtant […] »
_____________ Baudelaire

Ceci est ma prière du matin :
je vérifie mon compte courant mais comme mot de passe
chaque fois je retrouve ta date
de naissance.
L’entière journée, je la passe sans jamais penser à toi,
pourtant il n’est pas une aube où désolée
tu ne viens point à ma rencontre
tandis que j’effectue un transfert bancaire,
tel un Lazare sorti de la tombe.

Tu te lèves du sépulcre de l’ordinateur
et me salues pour me gronder
avec amertume, avec cette rancœur propre aux morts
de laquelle en ton sein tu portais la semence profonde
déjà de ton vivant. Que veulent les morts ?
Que voulons-nous des morts, pour ainsi les appeler,
avec cet abject cynisme mnémotechnique ?
Moi, j’exploite ton souvenir pour régler mes comptes,
pendant que tu me reviens, ta figure dure,
pour en finir avec ma torture.

III.

Mamma 2 : la vendetta

________ Come tornai da la Madon-dell’-Orto […]
_____________ G. G. Belli

Anche a volerti dimenticare,
ecco il baleno di un’ombra sulla spiaggia
e appare il tuo profilo dentro il mio,
che porta il tuo profilo, nascosto teschio,
dentro di me.

Ognuno porta in testa una testa di morto,
ma non una qualsiasi :
io nascondo la tua
che ovunque vada, avanza.
Rimprovero e colpa – matrice.

III.

Maman 2 : la vengeance

________ Come tornai da la Madon-dell’Orto […]
_____________ G.G. Belli

Même si je voulais t’oublier,
voici l’éclair d’une ombre sur la plage
et ton profil apparaît à l’intérieur du mien,
qui porte ton profil, crâne caché,
à l’intérieur de moi.

Chacun porte dans la tête une tête-de-mort,
mais pas n’importe laquelle :
moi je cache la tienne
qui partout où je vais, avance.
Reproche et faute – matrice.

_________
_________
_________

Gianluca D’Andrea

Transito all’ombra

TRASPOSIZIONE (O L’IDENTITÀ DEL POETA)

Il fatto di essere non sussiste
esiste l’essere come un fatto
del sentire. Allora io sarà il nucleo
per cui posso essere me stesso,
non il triciclo abbandonato in strada
accanto ai bidoni ustionati.
Mia figlia pedala.
Io è le mutande del ragazzo
al semaforo che vende accendini.
Dopo un giorno di lavoro
brucio i fazzoletti abusivi
e raccolgo parole da uno schermo,
ustionato da tutti i contatti.

Passage à l’ombre

_________
TRANSPOSITION (OU L’IDENTITÉ DU POÈTE)

Être n’a pas de fondement,
existe l’être comme un fait
de sensation. Alors je sera le noyau
par lequel je peux être moi-même,
non pas le tricycle abandonné dans la rue
à côté des bidons incendiés.
Ma fille pédale.
Je est le caleçon du garçon
au feu de circulation qui vend des briquets.
Après un jour de travail
je brûle les mouchoirs illégaux
et recueille les mots d’un écran,
incendié par tous les contacts.

L’IDENTITÀ (O TRASPOSIZIONE DEL POETA)

Sentiva di spostarsi e accadimenti
intercedevano per lui che si spostava,
sospinto dalla piena presenza
di se stesso. Impercettibilmente
ad agire era un moto secondario,
che diventava consistente e si perdeva.
Camminava pienamente.
Si alternava in tutto il movimento
la sensazione vera di non essere
se non se stesso in contatto perenne,
come accade nelle passerelle
agli aeroporti dopo un giorno
in piedi a calpestare i propri passi.

L’IDENTITÉ (OU TRANSPOSITION DU POÈTE)

Il sentait qu’il bougeait et des événements
intercédaient pour lui qui bougeait,
poussé par la pleine présence
de soi. Imperceptiblement
c’était un geste secondaire qui agissait,
qui devenait consistant et s’estompait.
Il marchait pleinement.
Il s’alternait dans l’ensemble du mouvement
une sensation vraie de non être
sinon d’être soi-même en contact immuable,
comme cela arrive sur les passerelles
des aéroports après une journée
debout à piétiner ses pas.

ASPETTAVO LA STORIA DI UN
QUADRO MILLENARIO

Vedevo lo spettro nell’immagine
lenta, che rallentava gradualmente ;
per un istante le figure si muovono appena :
case sullo sfondo, in un parco
bambini e famiglie, madri in maggioranza,
compiono le loro azioni.
In un pomeriggio di aprile –
dentro il quadro mia figlia e mia moglie
nel loro angolo, sedute sulla ghiaia.
Aspetto ancora un po’ prima di entrare,
ho il tempo di sperare che qualcuno
colga da un altro spiraglio il quadro,
che il tempo senza tempo si ricordi
in molti modi, senza nostalgia,
senza la mia stessa speranza,
nell’oblio di un ricordo che non può essere ricordato,
nella compassione lontana
di chi non ne sa parlare.

J’ATTENDAIS L’HISTOIRE D’UN
CADRE MILLÉNAIRE

Je voyais le spectre dans l’image
lente, qui ralentissait graduellement ;
pour un instant, les figures se déplacent à peine :
maisons en arrière-plan, des enfants
des familles dans un parc, en majorité des mères,
accomplissent leurs actions.
Un après-midi d’avril –
à l’intérieur du cadre ma fille et ma femme
dans leur coin, assises sur le gravier.
J’attends encore un peu avant d’entrer,
j’ai le temps d’espérer que quelqu’un
saisisse le cadre par une autre ouverture,
que le temps sans temps se souvienne
de plusieurs façons, sans nostalgie,
sans mon espérance même,
dans l’oubli d’un souvenir dont on ne peut se souvenir,
dans la lointaine compassion
de qui ne sait en parler.

_________

Giovanna Rosadini

Infanzia

I.

Un tempo la vita era larga e non si sottraeva,
nella città luminosa, spolverata dall’aria leggera -
viva del mare sospeso nell’intaglio del golfo,
scampoli di blu tramati ad ogni scorcio

E le strade prendevano per mano, portavano
lontano – l’approdo era sicuro, la nonna il parco
il Lido, mai un muro, le cose avevano
un nome solo, nessun agguato ci attendeva al varco…

Enfance

I.

Autrefois, la vie était vaste et ne pouvait se soustraire,
dans la ville lumineuse, dépoussiérée par l’air léger –
vif de la mer suspendue dans l’échancrure du golfe,
retailles de bleu tramées à chaque raccourci

Et les rues prenaient par la main, menaient
loin – l’abordage était sûr, la grand-mère le parc
le Lido, jamais un mur, les choses n’avaient
qu’un seul nom, aucune embuscade ne nous attendait au détour…

II.

Da piccola non c’erano guerre, e il mondo
sorrideva, pettinato e ben educato.
Ci chiamava un riflesso iridescente,
modellava il nostro sguardo, ne asciugava
le ombre, sarebbe sempre stato così.
Luce alta e diffusa disegnava strade e case,
i luoghi semplici del nostro divenire,
giardini ricolmi dei misteri colorati dei fiori
cuciti dal ronzio degli insetti, quella
sospesa immobilità nei pomeriggi
delle stagioni di mezzo, è sempre maggio
riguardando indietro, è sempre tempo
di promesse, e complicità salde e leggere
che sono e non occorre dire.

II.

Quand j’étais petite il n’y avait pas de guerre
et le monde souriait, coiffé et bien éduqué.
Un reflet iridescent nous appelait,
façonnait notre regard, en asséchait
les ombres, cela aurait toujours été ainsi.
Haute et diffuse la lumière dessinait rues et maisons,
les lieux simples de notre avenir,
jardins remplis des mystères colorés des fleurs
cousues par le bourdonnement des insectes, cette
immobilité en suspens dans les après-midis
d’été, c’est toujours le mois de mai
quand on regarde en arrière, c’est toujours
un temps de promesses, complicités sûres et légères
qui sont réelles et n’ont pas besoin d’être dites.

Respiro nel respiro, ascolto la notte.
Ombre lunghe tendono abbracci,
invitano a proseguire oltre la siepe
sul confine dello sguardo. Accade,
ancora, di ritrovarsi nudi, esposti.
Restare allora nella notte, accogliere
la sua lusinga è un balsamo per chi
non lascia tempo alla paura, tenebra
è una parola che risolve e cura.
Je respire dans le respir, j’écoute la nuit.
Des ombres étirées tendent leurs bras,
invitent à continuer au-delà de la haie
à la frontière du regard. Il arrive,
encore, de se retrouver nus, exposés.
Rester alors dans la nuit, recevoir
ses charmes est un baume pour quiconque
ne cède pas à la peur, ténèbres
est un mot qui résout et soigne.

Né à Rome en 1957, Valerio Magrelli a publié six recueils de poèmes dont le plus récent, Il sangue amaro (Einaudi, 2014), un cycle de quatre volumes en prose terminé avec Geologia di un padre (Einaudi, 2013) et les essais Che cos’è la poesia ? (livre et cd, Sossella, 2005, Giunti, 2013), Sopralluoghi (livre et dvd, Fazi, 2006), Il Sessantotto realizzato da Mediaset (Einaudi, 2011), La lingua restaurata (Manni, 2014), Lo sciamano di famiglia. Omeopatia, pornografia e regia in 77 disegni di Fellini (Laterza, 2015) et l’anthologie Millennium poetry. Viaggio sentimentale nella poesia italiana (Il Mulino, 2015). Professeur de littérature française à l’université de Cassino, il s’est intéressé à l’avant-garde (Profilo del Dada, Lucarini 1990, Laterza 2006), à Joseph Joubert (La casa del pensiero, Pacini 1995, 2006), à Paul Valéry (Vedersi vedersi, Einaudi 2002, 2010, l’Harmattan 2005) et à Baudelaire (Nero sonetto solubile, Laterza 2010). Il a dirigé la collection de poésie « La Fenice » Guanda et la série trilingue “Scrittori tradotti da scrittori” Einaudi (Prix National pour la Traduction 1996). En 2002, l’Accademia Nazionale dei Lincei lui a remis le Prix Feltrinelli pour la poésie italienne.

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Gianluca D’Andrea est né à Messine en 1976. Il a publié les recueils : Il laboratorio (2004) ; Distanze (2007) ; Chiusure (2008) ; [Ecosistemi] (2013). Le prochain livre, Transito all’ombra, duquel sont extraits les poèmes présentés ici, est à paraître chez Marcos y Marcos à l’automne 2016. Ses textes, interventions critiques et traductions dans des anthologies, paraissent dans différentes revues italiennes et sur Internet. Il est le fondateur et rédacteur du site de poésie et critique Carteggi letterari. À titre de critique, il collabore aux revues en ligne Alfabeta2 e Doppiozero. Il vit à Treviglio (Bergamo).

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Née à Gênes en 1963, Giovanna Rosadini est diplômée en Langues et littératures orientales à l’Università di Cà Foscari de Venise. Elle a été directrice de poésie pour la maison d’édition Einaudi jusqu’en 2004, année où a paru par ses soins, chez le même éditeur, Clinica dell’abbandono d’Alda Merini. Elle a publié le recueil Il sistema limbico chez les Éditions Atelier en 2008 et d’autres textes poétiques en revue et dans des anthologies collectives. En 2010 a paru Unità di risveglio dans la Collection de poésie Einaudi. Pour le même éditeur, elle a préparé Nuovi poeti italiani 6, une anthologie de voix poétiques de femmes qui a suscité un vif débat et a eu un large écho, parue en 2012. Son dernier recueil de poèmes, il numero completo dei giorni, a été publié chez Nino Aragno editore en 2014. Giovanna Rosadini vit et travaille à Milan.

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Francis Catalano est né à Montréal en 1961. Il a publié en poésie les livres suivants : Au cœur des esquisses (Éditions de l’Hexagone, 2014), Qu’une lueur des lieux (Éditions de l’Hexagone, 2010), Panoptikon (Triptyque, 2005), M’atterres (Trait d’union, 2002), Index (Trait d’union, 2001) et Romamor (Écrits des Forges, 1999). Il a également publié un récit, On achève parfois ses romans en Italie (Éditions de l’Hexagone, 2012). En traduction ont paru Where spaces glow (Guernica Editions, Toronto, 2013), Lo global y lo invisibile (Mantis, Guadalajara, 2015) et La fatiga de las estrellas (Lustra, Lima, 2016). Traducteur de poésie, il a fait paraitre Le vase brisé (Le Noroit, 2000) de Valerio Magrelli et Instructions pour la lecture d’un journal du même auteur (Écrits des Forges, Phi, 2006), de même que Yellow (Le Noroit, 2009) d’Antonio Porta. Cofondateur de la revue de création poétique Influx (1980-85), il fait partie depuis 2005 du comité rédactionnel de la revue Exit.

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*Mes remerciements chaleureux à Antonella D’Agostino pour avoir bien voulu revoir mes traductions (Francis Catalano)


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