De son expérience d’internement en hôpital psychiatrique, Alda Merini aura su faire une sorte d’épopée quasi biblique en un recueil intitulé La Terra Santa. L’asile y est présenté comme un lieu de tortures mais aussi de rédemption. Car pour Alda Merini, le poète en sa singularité ne peut être qu’assimilé à un fou. Vivre en poésie, c’est déjà d’une certaine façon, être « enfermé dehors » et chanter l’innommable : « Il faut arrêter de dire, elle a passé vingt ans dans un hôpital psychiatrique ; que l’on dise : elle a été pendant vingt ans, ou une vie, dans la pureté vive de la poésie, qui est aussi une grande lacération et est déjà un enfermement pour qui veut la chanter. [1] » Poésie et voyance, prophétie, sont ainsi rapprochés dans la lignée des Sybilles ou Pythie :
Les poètes proclament le vrai,
Ils pourraient être dictateurs
Et sans doute aussi prophètes,
Pourquoi devons-nous les écraser
Contre un mur incandescent ?
Et pourtant les poètes sont inoffensifs,
L’algèbre douce de notre destin.
Ils ont un corps pour tous
Et une mémoire universelle,
Pourquoi devrons- nous les arracher
Comme on déracine l’herbe impure ? [2]
Le poète dit ce qui ne peut être perçu ou échappe au langage commun, à la raison. Il s’agit d’endosser une sorte de sacerdoce subi plus que choisi où grâce et souffrance se côtoient : « Aucun poète ne peut choisir d’aller bien. Il sait a priori comme les Saints, qu’être élu poète par la vie signifie accepter la grâce de ses calamités. » [3]
Née à Milan en 1931, elle apprend sur les genoux de son père, un intellectuel raffiné, les mots de l’alphabet et à huit ans, elle connaît par cœur toute la Divine comédie. Sa mère était d’une grande beauté. Une belle harmonie règne dans la couple qui fascine l’enfant. A quinze ans, elle souffre d’anorexie, provoquée par la guerre mais aussi par la décision maternelle d’interrompre ses études. Un neurologue de Turin la guérit en lui offrant un livre et en lui ordonnant de lire. Ainsi s’ouvre pour Elda, le chemin salvateur de la sublimation ou de la rédemption par l’écriture car elle sent alors naître en elle la présence d’Orphée : « La poésie sauve, transforme une expérience dévastatrice en pureté ». [4]
Dans l’enfance, sa mère représente « le cosmos en personne ». Ainsi qu’elle l’écrit dans son autobiographie, aucune femme au monde ne peut se substituer à la mère. De santé fragile, elle étudie à la maison solitaire et se réfugie dans la lecture. Après le décès de son premier mari, elle épouse en secondes noces un chirurgien et poète, Michele Pierri. Chaque jour, il arrivait dans la chambre nuptiale avec une rose sur un plateau et un poème d’amour. Il adulait sa première femme dont le portrait était partout dans la maison et était extrêmement jaloux, faisant des cercles autour de sa chaise pour vérifier que personne n’était venu la voir. Survient alors ce qu’elle nommera « le délire amoureux ». Expérience hallucinatoire intense qu’elle décrit comme infernale et paradisiaque à la fois. A la peur d’être violée pendant son sommeil par le concierge de son immeuble succède des moments extatiques. Ceci se greffe sur un traumatisme sexuel infantile lié à un boiteux et un bâton, selon elle, qui la laisse en proie à une sorte de division insoutenable entre souffrance et appel du « corps qui semble vouloir aller vers son bourreau ». Une sorte de jouissance innommable semble alors faire retour entre culpabilité et angoisse.
Ce clivage s’apparente, à ses yeux, à la fois au processus orphique et à la schizophrénie : l’âme va d’un côté et le corps de l’autre. La poésie constitue alors peut être une tentative de donner voix à cet indicible : « Seul le poète réussit à donner corps et musique à ce qu’il est sans doute impossible de dire. [5] » Le langage lorsqu’il est bien articulé devient alors une sorte de lame percutante pour inciser ce réel de la dichotomie : « le processus d’Orphée qui va en enfer, c’est l’âme qui va chercher le corps. Disons un processus de schizophrénie : l’âme est allé s’un côté et le corps de l’autre. Alors les deux doivent se réunir pour devenir le symbole, le phénomène non de l’amour, mais aussi de la mort. Cet amour est tellement grand, tellement parfait, mais il est tellement scindé, tellement séparé, qu’il semble même impensable que corps et âme puissent se réunir. C’est la que la condamnation s’opère vraiment. C’est pourquoi je parle de « poésie-punition » dans certains interviews : effectivement, entre amour et amour il y a toujours une énorme guillotine, cette impossibilité à devenir éternels sur le plan terrestre [6]. » On mesure ici l’ironie mordante et la lucidité d’Alda pour qui le poète n’est que le porte-parole des inquiétudes existentielles de son temps.
A la mort de sa mère, elle prend en quelque sorte refuge à l’hôpital qu’elle décrit comme une deuxième mère, une sorte de matrice où elle peut disposer d’une chambre pour lire et écrire, étayer sa douleur. L’asile devient ainsi un lieu mythique ou biblique où la folie côtoie le sacré. Sa particularité tient sans doute à sa capacité à transcender cet abîme pour en faire le lieu d’une possible rédemption. L’amour et l’art constituent pour Alda, la voie d’accès royale à cette transcendance qui lui permet de supporter cet enfer quotidien de l’internement où les murs de l’hôpital sont comparés à ceux de Jéricho et son calvaire à celui des Hébreux :
Près du Jourdain
Heures perdues en vain
Dans les jardins de l’hôpital psychiatrique,
A aller et venir le long des barrières
Rendues folles de rage par les fleurs,
Tous perdus dans le rêve
D’une réalité qui fuyait
Par je ne sais quelle chimère.
Et après une rencontre
Quelque malade sourit
Aux fausses fêtes.
Temps perdu en tourbillon de pensées,
Enserrés derrière les barreaux
Comme des hirondelles nues.
Alors nous avons écouté les sermons,
Nous avons multiplié les poissons,
Là-bas près du Jourdain,
Mais le Christ n’était pas là :
Il nous avait extirpé du monde. » [7]
Ainsi la magie d’Alda Merini tient sans doute à cette capacité d’extirper la beauté de la souffrance pour nous offrir le plus émouvant des témoignages sur la folie et au-delà sur l’amour qu’elle apparente à la trajectoire illimitée de l’enfance et de la création :
« Et pourtant arrivait parfois au tempo
Un filament d’azur ou le chant
Lointain d’un rossignol ou s’entrouvrait
Ta bouche mordant dans l’azur
Le mensonge féroce de la vie. » [8]
Véronique El Fakir