Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Joanna Chen

samedi 14 décembre 2013, par Sabine Huynh

[blanc]traduite en français par Sabine Huynh[/blanc]

I will always go back

I will always go back to my brother’s voice, counting to ten,
the leaves crackling underfoot, the snag of an oak branch on my old red coat
as I search for a place to hide from him. The smell of damp bracken
from late summer showers, a shudder in the warm air, a whirring of bees,
hundreds of them, whose hive my clumsiness has violated, hunting me down,
swarming full throttle from the depths of the glade, catching up with my awkward
sprint, poison throbbing in their little bodies. They capture me swiftly, clinging
ecstatically to my face, invading my nostrils, attacking my ear lobes, covering the
cuffs of my coat with their rage. When I reach the driveway of our house, I stop
batting my childish hands, stop resisting. I just stand there and let them do it
to me. My brother, hearing my animal screams piercing through the glade,
finds me. He fights them off with his beautiful bare hands.

(This poem was first published in The Poet Lore.)

Toujours je reviendrai

Toujours je reviendrai vers la voix de mon frère, comptant jusqu’à dix,
sous mes pieds les feuilles craquent, un rameau de chêne griffe ma pèlerine rouge
alors que je cherche où me cacher. L’odeur de la fougère-aigle après les averses
de fin d’été, un frémissement dans l’air chaud, et le bourdonnement des abeilles,
des centaines, qui me pourchassent, leur ruche profanée par ma maladresse.
Leur essaim suffoquant jaillit du fond de la clairière, rattrapant ma débandade.
Le poison fuse dans leur petit corps. Elles s’emparent prestement de moi,
s’agrippent avec extase à mon visage, inondent mes narines, harcèlent les lobes
de mes oreilles, étalent leur rage noire sur mes manchettes. L’allée de notre maison
atteinte, je cesse d’agiter mes mains d’enfant, de lutter. Je reste là, debout,
et les laisse faire. Mon frère, suivant depuis la clairière mes cris de bête blessée,
me retrouve. Il se bat contre elles, ses mains nues, si belles.


By The Time You Read This

By the time you read this
it will be late
and I will be far away,
moving through corridors
that make up my life.
Or perhaps
you will be far away
and I will be here,
with my dog,
my cups of coffee,
my fears.
Or maybe
you and I will both
be here, with our
lives and our loves,
far away, and
you will peer over my
shoulder as you pass.

D’ici à ce que

D’ici à ce que
tu aies lu ceci
il sera tard
je serai loin
parcourant ces couloirs
qui tracent ma vie.
Ou peut-être
que tu seras loin
et moi ici
avec mon chien
mes tasses de café
mes peurs.
Ou peut-être
que toi et moi on sera
tous les deux ici
avec nos vies
nos amours
loin
que tu regarderas
par-dessus mon épaule
en passant.

(This poem was first published in The Ilanot Review.)



Bedouin Pastoral

I’m thinking of the Bedouin shepherd near our house
with his fierce dogs and his Kansas City baseball cap pulled down
over his eyes. He’s maybe fourteen and knows how to whistle

so low that only the sheep, grazing on fennel shoots
and hyssop, raise their heads to listen. Last week I stood
on the stony path that runs between the two

sides of the forest, trapped by his dogs,
and I wondered whether he could hear me
yelling and where on earth he got that cap from.

(This poem was first published in The Moon magazine.)

Pastorale bédouine

Je pense au berger bédouin qui vaque près de chez nous
avec ses chiens féroces et sa casquette de baseball de Kansas City
lui masquant le regard. Il doit avoir quatorze ans et il peut siffler

tellement bas que seuls les moutons, qui broutent des pousses
de fenouil et d’hysope, tendent l’oreille. La semaine dernière
je me tenais debout sur le chemin pierreux qui traverse la forêt

de bout en bout, bloquée par ses chiens
je me demandais si mes cris lui parvenaient
et d’où pouvait bien lui venir cette casquette.


The Unfolding

My mother unfolded over
the past year. The certainty
of her death choked my
throat, made my eyes itch,
a tear-gassed demonstration,
right here in the office of the
neurologist. Don’t panic, keep
calm, just observe, I recite in
my head. But what about the villagers
and the foreigners, the soldiers and
the unruly crowd ? What about
the papers to be signed, the news
that must be broken to father,
husband, friends ? There is no
running away, no turning
back, no dispersing of this still air.

Le délitement

Ma mère s’est délitée
au cours de cette dernière année.
Bombe lacrymogène en plein milieu
du cabinet du neurologue, la réalité de
sa mort m’a jugulée, en noyant mes yeux.
Ne pas paniquer, rester
calme, observer
uniquement : ces mots
en boucle dans ma tête.
Mais qu’en sera-t-il des villageois
et des étrangers, des soldats et de la foule agitée ?
Des papiers à signer, de la nouvelle à annoncer
au père, au mari, aux enfants ? Il n’y a pas d’issue
possible, pas de retour en arrière,
plus aucun moyen de dissiper
cet air irrespirable.


Afterwards

The policeman stands
in our kitchen, shifting
from one leg to another.
Forensics are on their way, he

apologizes, knowing he is a large
man in a small room.
He refuses a chair, refuses
coffee, a slice of cake left over

from the week before. He is sorry
he says for my loss, sorry
he is on duty this fine Saturday.
Another policeman arrives, also

sorry for our loss, although she
is still here, lying in the bed,
the morphine slowly dripping
through the tube because we

did not turn it off. And
a statement must be made
in the silence of that morning
and I supply the words although

he will write them down. What
she died of does not matter
now. This is not a story.
This is what happened.

À présent

Debout dans notre cuisine
le policier se balance
d’un pied sur l’autre.
Les experts médico-légaux

sont en route. Il est contrit de la place
qu’il prend dans cette petite pièce.
Il refuse la chaise, refuse le café
la part de gâteau qui reste

de la semaine dernière. Il me présente
ses condoléances, désolé d’être de service
un samedi où il fait si beau. Un autre policier
arrive et témoigne aussi sa profonde

sympathie, alors qu’elle est encore là
allongée dans son lit, avec le lent
goutte-à-goutte de la morphine
dans la perfusion que nous n’avons

pas encore débranchée. Une déclaration
de décès doit être faite
dans le silence du matin
et j’en fournis les mots mais c’est lui

qui les note. Peu importe à présent
de quoi elle est morte.
Ceci n’est pas juste une histoire.
Ceci est juste ce qui s’est passé.


Outpost

Bite into it and feel the sourness bursting in your
mouth : Tapuach means apple, the Jewish settlement
in the West Bank where you arrive early morning.
Animosity covers the red-roofed houses like a dull

headache. Remove the kefiyah from the dashboard,
replace it with yesterday’s newspaper in Hebrew. We
are with you, it signals, depending where you are. Wait
for the gate to be lifted by a soldier with an M16

and an iPhone. Park the car by the side of the road,
walk slowly over to a woman who shakes her head
before you have time to introduce yourself, pushing
a stroller, increasing speed in the dull heat. Walk to the end

of the street and then walk further, take in the broken rock,
the closed sky, a shack perched on the edge of the hill top.
See the washing hanging from iron, stubborn in the breeze.
a faded t-shirt, a pair of jeans. Domesticity with a gun. Knock

lightly at the tin door, as if this were a casual visit to a neighbor,
and all you want is a cup of sugar or directions to the nearest
supermarket. But you want more, you want their reasons
for living here on this hill, you want their confidence, the inside

story. A face as stony as these hills of Judea and Samaria
will tell you about the peace and quiet here, the camaraderie,
the simplicity of it all. You would be better off asking for that
cup of sugar. Walk back to the car. Your tires have been slashed

and the road is full of people who do not have three spare tires,
or the tools to change them, or a cup of sugar, who suggest you
take a hike down the hill to your friends, the Palestinians. Then
fear will rise up and stick in your throat, trapped, with nowhere to go.

Avant-poste

Mords dedans et savoure l’éclosion de l’amertume
dans ta bouche : Tapouah veut dire pomme, la colonie juive
en Cisjordanie où tu arrives tôt un matin. Les maisons
aux toits rouges sont recouvertes d’une animosité

aussi assommante qu’une migraine sourde. Enlever le kéfié du tableau
de bord, le remplacer par le journal en hébreu de la veille. Signes
que nous sommes de votre côté, ça dépend d’où vous êtes.
Attendre que le portail soit levé par un soldat portant un M16

et un iPhone. Garer la voiture sur le bas côté, se diriger à pas lents
vers une femme qui secoue la tête avant même les présentations.
Derrière une poussette elle presse le pas dans la chaleur
accablante. Marcher jusqu’au bout de la rue et continuer,

embrasser du regard la roche abîmée, le ciel fermé,
la hutte perchée au bord d’une falaise, au sommet d’une colline.
Voir le linge sur les fils de fer, opiniâtre dans la brise.
Un tee-shirt délavé, un jean. La domesticité avec un fusil. Frapper

doucement à la porte en fer-blanc, comme si vous étiez un voisin
qui aurait juste besoin d’un peu de sucre ou d’indications pour vous rendre
au supermarché le plus proche. Mais vous en voulez davantage, vous voulez
savoir pourquoi ils vivent là sur cette colline, gagner leur confiance, obtenir

les détails de l’histoire. Un visage aussi pierreux que ces monts de Judée
et de Samarie vous parlera de la paix et du calme des environs, de la camaraderie,
la simplicité de cette vie. Vous auriez mieux fait d’emprunter un peu de sucre.
Retourner à la voiture. Vos pneus ont été lacérés

et sur la route il n’y a que des gens qui n’ont ni roue de secours,
ni outils pour changer une roue, ni même de sucre, et qui vous suggèrent
de descendre voir vos amis au bas de la colline, les Palestiniens. Puis
la peur montera jusqu’à votre gorge, où elle restera coincée, sans échappatoire.

Joanna Chen est une poète, journaliste et traductrice d’origine anglaise. Elle a écrit pour Newsweek, The Daily Beast, Marie Claire et BBC World Service. Son travail le plus récent en tant que poète et traductrice a été publié notamment dans Poet Lore, The Bakery, Moon Magazine, et Recours au Poème. On peut la retrouver sur son site.


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