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De la traduction, par Edouard Pons

samedi 15 juillet 2017, par Roselyne Sibille

La traduction d’un poème commence par une rencontre, par la découverte d’un agencement de lettres, de signes et d’espaces blancs qui font une musique, un rythme, une vibration, d’où naissent un sens, une sensation, un sentiment, une émotion.
Qui, dans la densité de sa parole et son silence, non seulement me fait voir l’inaperçu qui était là, une part d’humain que j’ignorais, mais crée un monde nouveau.
Qui fait naître en moi une impression confuse de n’être plus si seul, de quelque chose qui me répond et qui m’invite à aller plus loin en moi et dans le monde, d’être aspiré par un air de liberté.
J’appelle poésie celle qui m’invite à « vivre avec d’autres yeux, ceux qui vont au-delà du miroir » (Javier Vicedo), qui est là pour « troubler le monde » (René Char) « augmenter l’intensité du présent » (Albane Gellé), « compliquer la réalité » (Barbara Cassin), qui m’ouvre la porte d’un inconnu et m’amène à m’interroger, à prendre plaisir avec ma sensibilité autant qu’avec mon cerveau. Celle qui provoque en moi « l’étonnement des oiseaux devant le matin », comme disait Aragon.

Je lis le poème et le dis. Je l’écoute. Il m’accroche, je le regarde, il me séduit. Je le lis encore. Il me laisse venir, je le laisse s’approcher, et le relis. Il me bouscule. Il me dit des choses sur moi que je ne savais pas. Car il me lit autant que je le lis. Nous nous lions d’amitié et nait en moi le désir de l’emmener dans mon autre chez moi, dans le français. Désir qui est d’abord celui de prolonger le plaisir de la lecture, d’explorer son émotion, d’aller au plus profond du sens, de plonger au cœur de sa langue. Car la traduction va « m’obliger », heureuse contrainte, à goûter toutes ses saveurs, humer tous ses parfums, entendre toutes ses musiques, peser chaque virgule, mesurer les temps, parcourir son arrière-pays, son climat.
Et à chaque lecture, croît l’envie de lumière partagée.

Ainsi donc j’entre dans le poème en mineur de fond, spéléologue, archéologue et musicien. Je déambule, hésitant entre une direction ou l’autre, je prends des sentiers de traverse, je m’arrête, je tâtonne, je me fourvoie aussi et reviens sur mes pas, je creuse, je découvre des lieux insoupçonnés, des reflets, des échos particuliers, des odeurs, des palpitations, des perspectives.
Il s’agit d’ouvrir chaque mot, aller voir ce qu’il cache comme un enfant derrière son dos, comment il fait mine de vouloir entraîner le poème dans un sens pour rebondir dans l’autre, comment il joue avec ses voisins et tisse avec eux les rythmes et les sons pour parvenir à ces combinaisons qui « font jaillir de l’espace même de la langue des vibrations de sens plus sensées que le contenu propre à chaque mot et à son lien ordinaire avec les autres", comme dit Bernard Noël (La Place de l’autre).
Tous ces mots en liberté qui sous prétexte qu’ils sont en poésie, s’inventent des sens inédits, se déguisent, laissant tout de même dépasser le bout de leur nez, nous échappent d’entre les doigts, vont leurs propres chemins, s’accouplent à tout va, engendrent des sentiments nouveaux ! Il va falloir vaincre leur résistance, les capturer, comprendre comment ils en sont arrivés là, d’où leur vient leur densité, leur nécessité, pour leur redonner une nouvelle liberté dans l’autre langue.
Essayer de comprendre, sans toujours y parvenir, « comment ça marche », pourquoi ils nous ont saisis, qu’est-ce qui en nous a été remué, quelle strate de notre personnalité s’est mise à vibrer pour que je me sente ainsi habité, comme dit Gabrielle Althen.
Sous le fourmillement des lettres il faut être à l’écoute de ce qu’Octavio Paz appelait « l’autre voix » du poète, ce qu’expriment ou montrent les mots mais qu’ils ne disent pas, pour tenter de « rendre compte de l’écrit et de ce qui n’est pas écrit », rendre perceptible le halo de lumière qui s’en dégage ou la brume qui les enveloppe. Le philosophe André Hirt soulignait, à propos de l’écrivain allemand Adalbert Stitfer, le grand art qui consiste à « faire lire ce qui non seulement n’est pas écrit, mais qui ne peut s’écrire ».
Comment traduire ce qui est écrit, ce qui n’est pas écrit, ce qui ne peut s’écrire ?
C’est ce défi, que d’aucuns diraient impossible, qu’il s’agit de relever.

La poésie est image ou métaphore mais aussi assonance, allitération, vibration, souffle, cadence. Les mots créent la musique et la musique amène les mots, le son fait sens et le sens fait son, dans une liaison indissoluble, émotion littéraire et musicale à la fois.
« Parfois on met ensemble deux mots qui ne l’ont jamais été et une porte s’ouvre, on découvre un monde. Et cela se produit même par simple attraction phonique, par la musique des mots », note le poète espagnol José-Manuel Caballero Bonald.
Comment trouver dans une autre langue cette même « attraction phonique », ou encore le même « goût des mots entre la langue et le palais », dont parle Juan José Millas ?

J’avance dans le poème sur tous les fronts, indissociables par définition, ou je prends du recul, dans un constant mouvement de pendule entre proximité et distance. Bilingue, je lis dans chaque langue avec les yeux de l’autre, et appréhende mieux ainsi, me semble-t-il, sa richesse particulière. Je me demande si en repassant de ma traduction en français à l’espagnol, en faisant le chemin en sens inverse, j’écrirais comme le poète l’a fait. Pourquoi a-t-il choisi ce terme, cette intonation, et non ces autres, qu’on attendrait plutôt, qui semblent proches ? Qu’est-il en train de vouloir dire de différent ?
Il m’importe aussi de découvrir la clef de voûte qui supporte la structure du poème et d’où il tire son équilibre, d’où il est né, autour de quoi il tourne - parfois un simple mot, voire une lettre, une virgule, un silence - qui va éclairer ma traduction.
Je porte une attention particulière à son ton et à son rythme, ce qui m’a fait l’entendre, cette succession de mots et de silences qui font sa respiration, jusqu’à ce que « la voix reste miraculeusement suspendue sur son propre point d’extinction », comme dit le poète espagnol José Angel Valente. Moment alors de réflexion où s’invite l’arrière-pays où le poète est allé chercher son poème : l’histoire, la géographie, la culture, les gens, qui se sont inscrits dans son mode de signifier.
Traduire García Lorca, ce doit être entrer dans sa mémoire, écouter le bourdonnement de chaleur qui s’élève dans les champs d’oliviers, « qui s’ouvrent et se ferment comme des éventails », le chant cru que scandent les paumes nues du cante jondo, sentir la tension dans l’attente de la parole, entendre avec Aragon « le fracas que fait un poète qu’on tue ».
C’est aussi pénétrer la mémoire de sa langue.
Près de 800 ans de présence arabe colorent le langage quotidien de l’Espagne.
Parce que nous vivons dans notre langue, nous ne dormons pas de la même façon la tête posée sur un « oreiller » – plate référence à l’oreille - que sur la douceur d’une « almohada » espagnole, mot dérivé de l’arabe, « al-mukhádda », coussinet où l’on pose la joue. On se sent enfant d’Arabie reposant dans le désert, on perçoit le murmure des fontaines qui dialoguent dans le silence des nuits de l’Alhambra (« al hamra », la rouge). Le a se souvient qu’il fut alif. Résonne la voix de la mère de Boabdil, dernier roi maure de Grenade, qui lui reproche cruellement devant « le frémir des murailles » de « pleurer comme une femme ce qu’il n’a pas su défendre comme un homme ». Et au réveil, que nous soyons à Albacete (al-bacit, le plateau) ou Alcalá (al-qala, le château) ou sur le bord du Guadalquivir (oued el-kibir, le grand fleuve), nous lèverons la tête de l’almohada, nous poserons les pieds sur l’alfombra (al-hanbal, tapis), enfilerons un albornoz (al-bournous, robe de chambre), nous ouvrirons l’alacena (al- ?azán, placard) pour prendre une jarra (jarrah, broc) pour le café (qahwah) et nous vivrons ainsi toute la journée dans les traces creusées par cette langue sur les chemins.
Comment ne pas en tenir compte ? Et comment, serait-il possible de le rendre dans la traduction ? J’aime, quant à moi, tenter, quand cela est pertinent et possible, de conserver ce parfum arabe, car on ne traduit pas seulement une langue, mais un monde, une culture.

Les langues servent à exprimer nos idées, nos émotions, nos sentiments, chacune à sa manière, mais elles en sont à la fois l’origine et idées, émotions ou sentiments, dépendent des mots que nous avons pour les dire.
La « saudade » si propre aux Portugais, cette « blessure de l’âme », ce sentiment de tristesse partagée, de déchirure sur les quais d’un au revoir que l’on pressent adieu, du temps qui fuit, cette espérance sans espoir de retour à un passé mythique, empreint d’une sorte de complaisance dans la douleur, cette hésitation entre l’ici et le là-bas, la sentiraient-ils s’ils n’avaient pas le mot pour la dire ?
« Saudade » trouverait son origine dans le latin « solitas », qui veut dire solitude, mais ce mot est venu de l’océan, de là où la terre finit et sépare. Il est né du bruissement des vagues se brisant doucement sur la coque du bateau amarré au port qui susurrent « solidao », « sozinho », « so isso », « saudaçao », « adeus » et meurent dans le soupir de ce d en suspens sur le bout de la langue et ce e interminablement muet dans la bouche de celle qui retourne à la maison, une ombre à ses côtés, et pleure à larmes rentrées, silencieuse comme le costume resté dans l’armoire.
Si, comme l’affirme très justement Henri Meschonnic, il ne s’agît pas de « traduire ce que disent les mots, mais ce qu’ils font », comment alors rendre « saudade » en français ? Nous sommes à mille lieues des « mélancolie », « nostalgie », « spleen », « mal du pays », « mal de vivre » de nos pauvres dictionnaires qui n’en peuvent mais.
Il faudra lors de la traduction tenter de créer un contexte de mots, de sonorités et de cadences, de silences aussi, un climat, capable d’amener le lecteur francophone vers ce même rivage.

Si toutes les langues, inachevées et inachevables par nature, sont constamment en train de se fabriquer, le castillan est plus prompt à s’inventer que le français, plus homogène et corseté. Il substantive des verbes ou crée des verbes à partir de substantifs, il « néologise » (comme dirait Littré) sans façon, adapte des mots et des tournures étrangers en n’hésitant pas à « hispaniser » leur orthographe, et les introduit dans le langage de tous les jours. Si on mesure la popularité d’un politique à l’applaudimètre, le castillan a inventé aussi « abucheómetro », qu’il faudrait traduire par « huéemètre », et que le roi tente de s’impliquer de trop dans les affaires de l’Etat, on l’accusera de « borbonear », de « bourbonner » ou se comporter comme un Bourbon.
Le castillan utilise toute une panoplie de diminutifs et peut, par exemple, décliner l’adjectif chico (petit) en « chiquito, chicuelo, chiquitito, chiquitin, chiquitajo, rechiquito, requetechiquito », chacun avec une nuance particulière, de sympathie, de grâce ou de laideur.
Ces diminutifs peuvent s’appliquer aux adverbes ou aux verbes. Ainsi « andando », en marchant, devient « andandito », qui de son rythme sautillant peut signifier en marchant à petits pas ou rapidement ou d’un pas léger. Il peut aussi avoir valeur d’impératif, et signifier allez ! ou du vent !
« Te he planchado la camisa » (je t’ai repassé la chemise), deviendra « te he planchaito la camisa » traduisant le soin ou l’amour avec lequel cela a été fait.
L’adverbe « ahora » (maintenant) peut devenir « ahorita » ou« ahoritita ».
Un petit café « cafecito » se dira aussi « cafelito », mais redresser ce c (?, comme thing en anglais) pour en faire un l en changera le goût et nous emmènera dans un autre monde.
Casse-tête pour le traducteur, la souplesse, ou « liberté de flexion », comme dit joliment Jean-Christophe Bailly, naturelle au castillan, passerait pour une contorsion maladroite et artificielle en français si elle était appliquée mécaniquement et du coup changer le sens et l’intention de l’auteur et la traduction des diminutifs par des périphrases s’avère le plus souvent désastreuse.

La traduction du castillan se complique du fait de l’évolution qu’il a connu dans les différents pays d’Amérique latine. Comme les fruits, les mots ont une façon différente de mûrir, selon le climat auquel ils sont exposés. Le castillan dit « péninsulaire » et les castillans d’Amérique latine diffèrent dans les termes, les accents toniques, la prononciation, mais aussi la grammaire, avec notamment, l’utilisation, tant en Amérique centrale qu’en Argentine ou en Uruguay, d’une deuxième personne, « vos », proche du tutoiement mais d’un usage différent, qui n’existe pas en castillan d’Espagne. Des « nuances » qui n’en sont pas quand il s’agit de poésie.

Chaque poète transgresse la langue pour élaborer la sienne propre, son mode d’expression individuel où « les mots de tous les jours ne sont plus les mots de tous les jours », comme disait Paul Claudel.
« Plus la langue est travaillée, retournée, plus elle est, c’est l’évidence, difficile à traduire : autrement dit, plus la liberté de la flexion, en elle, augmente, plus elle s’éloigne de ses rivages consentis et plus elle produit du propre et donne à buter sur lui. Ce que fait le traducteur, dès lors, confronté à cette résistance, c’est de frotter toute la liberté de flexion de sa propre langue à ce qui se refuse à elle dans celle qu’il traduit » note Jean-Christophe Bailly. Plus le style est concis, plus la tâche du traducteur s’avère également compliquée.
Comment me débrouiller alors avec la langue française, jusqu’à quelles limites la bousculer, en prenant garde de ne pas la trahir ou la défigurer, pour relever le défi de conduire le lecteur francophone là où le poète nous mène en castillan ?
Force est de m’engager dans le même « corps à corps avec les mots, le même effort vers la justesse, dont nul poète ne peut prétendre sortir indemne », dont parle Christine Lombez, de me heurter à l’insuffisance du langage et ses limites expressives, à « l’incomplétude » des langues.
Avec une moindre liberté, cependant, puisque ma capacité d’invention est limitée par mon obligation de restituer la parole du poète, dans le respect et l’exigence. Car il faut rester attentif toujours à préserver la fragilité de cristal de l’écrit, que le moindre dérapage, une virgule oubliée, un mot mal placé peut réduire à néant. Un poème tient souvent à presque rien, et l’essentiel tient à ce « presque » qui le sauve du rien, au détail de précision et de sensibilité qui libère toute sa puissance d’évocation. Il faut traduire au trébuchet pour conserver en français l’équilibre entre les différentes voix du poème dans une écoute globale qui préserve la richesse de toutes ses connotations. Se méfier des évidences aussi et conserver la densité et l’authenticité du langage du poème et la valeur esthétique des effets sonores.
Il s’agit de prêter ma voix à la fois forte et humble au poète pour le faire entrer en « territoire français », sans faire comme les poètes, qui, à en croire Octavio Paz, « sont rarement de bons traducteurs (…) parce qu’ils utilisent presque toujours le poème comme point de départ pour écrire leur propre poème ». Sans non plus imposer mon interprétation en « fermant » le poème mais en veillant au contraire à ce que toutes ses potentialités, toutes ses possibilités d’évocation restent ouvertes, pour recréer chez le lecteur français, mon émerveillement du début.
« La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original, elle ne se met pas devant sa lumière », nous dit Walter Benjamin et sans doute faut-il s’effacer devant la vérité du poète, mais il faut aussi savoir imposer sa présence pour s’en faire le gardien, alterner encore somme proximité et distance.
Communion et cohabitation, parfois « musclée », avec le poème en castillan puis éloignement et rupture. Il faut l’oublier pour vérifier que son « frère » français vit et « fonctionne » dans sa nouvelle langue, qu’il vole de ses propres ailes.
Avec un pincement au cœur, parfois, au moment de mettre un point final, pour n’avoir pu exprimer toute la richesse de ce lien indissoluble entre le son et le sens, de n’avoir pas pu « faire passer » telle évocation fondamentale. « Travail de deuil » que celui de la traduction, dit Paul Ricœur.
Car, oui, il a fallu marchander, négocier avec le poème, accepter tantôt une certaine déperdition de sens contre le meilleur respect d’un rythme ou d’une allitération, tantôt conserver la musique en sacrifiant une partie du sens, pour aboutir à la version que l’on croit la plus juste.
Douloureux arbitrage entre l’exactitude et la recherche d’un effet esthétique. On tente de résister, on rêve de pouvoir s’y refuser et on rend les armes, on consent à la perte, on accepte les compromis, dans l’obligation d’admettre qu’il « n’y a pas d’équivalent poétique à la répartition musicale entre rythme, mélodie, polyphonie » comme affirme Henri Meschonnic.
« Tout bien pensé, toute traduction est un holocauste : on agresse des milliers de sens de millions de phrases, on tue les virgules, les points, on extermine lettre après lettre et il n’y a pas d’alphabet qui puisse résister. (…) Quand nous traduisons une phrase, nous éteignons du visage de celui qui l’a prononcée ou écrite, la lueur de ses yeux », affirme l’écrivain et homme de théâtre espagnol Rodrigo García. « Les poèmes traduits sont des cercueils sans espoir de résurrection », dit quant à lui l’écrivain argentin César Aira. D’autres diront que c’est dans l’intraduisible que réside la richesse d’un poème. Dante lui-même, avait formulé la « rupture » inévitable que comporte la traduction de la poésie : « et que chacun sache que nulle chose harmonisée par lien musaïque ne se peut transmuer de son idiome en un autre, sans rompre toute sa douceur et toute son harmonie ». Certes, c’est entendu, « jamais une langue ne se verse intégralement dans une autre, même proche, jamais la traductibilité n’est absolue », comme le note Jean-Christophe Bailly, et « les mots que l’on peut en apparence faire passer d’une langue vers une autre ne le font jamais sans un léger fléchissement ».
Aussi ne s’est-il pas agi d’aborder la traduction en cherchant à obtenir une impossible concordance de tous les éléments de l’original ou en prétendant à une identité de sens, de forme, de références, mais, en suivant Henri Meschonnic, de faire une re-création la plus proche possible de l’original, une « équivalence » de « l’orchestration » du rythme global qui produise à la lecture une impression semblable à celle de l’original et conduise le lecteur dans l’espace du poète étranger, au plus près. De faire entendre la manière particulière dont il « transforme, en s’y inventant, les modes de signifier, de sentir, de penser, de comprendre, de lire, de voir — de vivre dans le langage ». Avec la même part d’inexprimable et d’impalpable, finalement, que toute poésie qui dépend des mots « dans leur impuissance mais dans leur possible », comme dit Florence Trocmé.

Alors, frustration ?
Bonheur surtout.
D’avoir découvert et transmis une façon de sentir et d’appréhender un univers surgi d’une langue différente, d’un poète singulier, d’avoir participé à dire ce qui n’avait pas encore été dit, d’avoir posé avec lui des questions indispensables et redonner le juste poids aux choses.
Bonheur d’avoir compris, une fois encore, et aidé à comprendre comment la diversité des langues produit des mondes différents, de les avoir fait se parler en marquant l’infrangible singularité des êtres dans leur égalité au delà des frontières.
D’avoir simplement donné une nouvelle vie aux poèmes où j’ai été heureux pour les faire entendre au lecteur francophone.
« Chaque langue humaine représente l’une des possibilités d’un spectre vraisemblablement ouvert de lectures du temps et du monde… Parce que notre espèce a parlé et parle en des langues multiples et variées, elle engendre la richesse des milieux et s’adapte à eux. Nous parlons des mondes. Babel donnée dans la logique de la Genèse comme une punition aura donc été le contraire d’une malédiction. Le don des langues est précisément cela, un don et une bénédiction incalculables », affirme Georges Steiner dans Errata.

Et puis comment se passer de cette poursuite amoureuse des mots qui peut nous tenir en haleine des jours et des semaines, à les tourner cent fois dans la bouche, ce duel amoureux dans l’insomnie de la nuit entre l’une et l’autre langue.
La soudaine lumière portée sur une couleur qu’on n’avait pas vue au premier regard dans le poème et la faire découvrir à son auteur lui-même qui n’avait pas conscience de l’avoir créée.
L’inattendu, la trouvaille.
Les mots qui, ouvrant des portes inattendues, complices, orientent vos pas.
Le plaisir de l’énigme, du doute face à la multiplicité des lectures possibles, avant le choix final.
Le plaisir de l’instant où on trouve ou - peut-être plus encore - l’instant qui précède, celui du c’est ça et ce n’est pas ça, du j’y suis, mais je n’y suis pas encore, je l’ai presque, mais je ne l’ai pas, sans jamais de certitude.
La gourmandise rassasiée.
Ce sentiment de redécouvrir et réapprendre les langues, de les habiter véritablement, de les inquiéter, de renouveler leurs saveurs en les frottant l’une contre l’autre.
Cette impression d’offrir de nouvelles possibilités expressives au français, par ce voyage à l’étranger, d’ouvrir un espace de liberté aux captifs du dictionnaire, de ressusciter les mots d’entre les morts.
Cette danse avec les mots, d’une partenaire à l’autre, sans plus toujours savoir qui est langue étrangère qui est langue natale.

Edouard Pons


Bio-bibliographie

Né en 1947 à Madrid, de mère espagnole et de père français, Edouard Pons a grandi et vécu dans les deux langues.
Après une scolarité passée à Madrid, Lisbonne et Tunis, il entreprend des études de Lettres supérieures au lycée Henri IV à Paris, qu’il interrompt pour « s’établir » en usine pendant un an et se confronter ainsi à « la vraie vie ». Il participe au mouvement de mai 1968 avant de reprendre des études à la Sorbonne. Enseignant d’espagnol dans la banlieue parisienne de 1969 à 1972, il veut aller voir ce dont il parle et part pour l’Amérique Latine, qu’il parcourt pendant deux ans, du Mexique au Pérou, à pied, en camion, voire en pirogue, accueilli jusque dans les villages les plus reculés par « des gens qui n’ont rien et qui offrent tout ». Il en profite pour traduire Gabriel García Marquez.
Tantôt enseignant le français, tantôt participant à la récolte du café ou à la construction de maisons en adobe ou encore collaborant avec une troupe de théâtre, il se veut à l’écoute des mondes qu’il traverse.
Embauché comme journaliste à l’Agence France-Presse à Lima en 1974, il sera correspondant et directeur de bureau pendant vingt cinq ans dans plusieurs pays d’Amérique Latine, en Espagne et au Portugal, écrivant aussi bien en français qu’en espagnol. La couverture de l’actualité de ces pays et ses reportages dans les milieux les plus divers lui permettent d’en acquérir une connaissance profonde et de voyager aussi dans leurs différents modes de parler et leurs littératures. Au cours de ces séjours à Paris, il exerce les fonctions de rédacteur-en-chef et enseigne à l’Institut pratique de journalisme.
La retraite lui permet de se consacrer pleinement à l’écriture, à la traduction et à sa passion pour le flamenco.
On lui doit les ouvrages Lisbonne, terre de rencontres publié chez Autrement en 2008 et Porto, poètes et bâtisseurs chez le même éditeur en 2010. Il a traduit et publié aux éditions Fondencre, une anthologie du poète espagnol Javier Vicedo Alós, sous le titre Insinuations sur fond de pluie / Insinuaciones con fondo de lluvia. Ses traductions d’autres poètes espagnols, comme David Eloy Rodríguez, José María Gomez Valero ou Diego Valverde ont paru dans des revues ou sur des sites. Il est également traducteur de pièces de théâtre.

Quelques traductions d’Edouard Pons sur Terre à ciel :

* Javier Vicedo Alos : https://www.terreaciel.net/Javier-V...
* David Eloy Rodriguez : https://www.terreaciel.net/David-El...
* Jose Maria Gomez Valero : https://www.terreaciel.net/Jose-Mar...

(Page établie avec la complicité de Roselyne Sibille)


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