Brèves notes de lecture, avril 2015
Toujours tant à lire, à découvrir, si je pouvais passer mes journées à écrire sur ce que j’ai lu, je crois que je serais la plus heureuse des femmes. Mais il faut aussi savoir vivre, pour mieux comprendre ce qu’on lit, n’est-ce pas ? En cette saison de renouveau, j’espère vous donner l’envie de lire ces auteurs qui donnent envie de vivre : Marilyne Bertoncini, Horacio Castillo, Fabrice Farre, Matthieu Gosztola, Cécile Guivarch, Luis Mizón, Mateja Bizjak Petit, Roselyne Sibille, John Taylor, et Sanda Voïca. Plus tard dans l’année, et ailleurs qu’ici, vous pourrez me lire sur d’autres livres que je recommande vivement, de Roselyne Sibille (Ombre monde), Christophe Grossi (Ricordi), Christophe Lamiot Enos (The Sun Brings), Chantal Ringuet (Under the Skin of War), etc. Mais en attendant... Bonne lecture !
Marilyne Bertoncini, Labyrinthe des nuits (Recours au poème éditeurs, coll. Contemporains, 2015)
Mateja Bizjak Petit, Alice aux mille bras (Rafael de Surtis / Ecrits des forges, 2014. Poèmes traduits du slovène par l’auteur, en collaboration avec Valérie Rouzeau en 2009, et revus avec Pierre Soletti en 2014.)
Horacio Castillo, Alaska (Recours au poème éditeurs, coll. Ailleur(s), 2014. Édition bilingue espagnol-français.Traduction d’Yves Roullière.)
Fabrice Farre, toucher terre (pré # carré 85, 2015)
Matthieu Gosztola, Nous sommes à peine écrits (Recours au poème éditeurs, coll. Poètes des profondeurs, 2015)
Cécile Guivarch, Renée, en elle (Editions Henry, coll. La Vie, comme elle va, 2015)
Luis Mizón, Corps du délit où se cache le temps (Æncrages & Co, coll. voix de chants, 2014. Dessins de Philippe Hélénon)
Roselyne Sibille, Chaque jour est une page (La Porte, 2014)
John Taylor, Portholes/Hublots (d’après des peintures de Caroline François-Rubino, 2015)
Sanda Voïca, Exils de mon exil (Passage d’encres, coll. Trait court, 2015)
Marilyne Bertoncini, Labyrinthe des nuits (Recours au poème éditeurs, coll. Contemporains, 2015)
Avec ce premier recueil, sans aucun doute longuement mûri, Marilyne Bertoncini nous offre des poèmes extrêmement raffinés, ruisselants de couleurs, de parfums, de visions riches de références à un au-delà ancien, mythologique, se rapportant aux cosmogonies et s’offrant à la place des souvenirs. Du feu, des fleuves, des forêts et de la musique de ces vers mystiques et sensuels émerge Leyla, qui personnifie la passion amoureuse, ainsi que la nuit, qui avale à la fois celui que cet amour fou habite, et la femme qui l’a enflammé. Dans les deux cas, Leyla devient le lieu absolu : le monde-femme, source de vie et de création, d’ivresse et de volupté ; et le labyrinthe ténébreux des pensées où s’égarer. La Leyla de Labyrinthe des nuits, c’est « la Nuit de Lilas » (fleur dont toutes les couleurs sont déclinées dans les poèmes) : la nuit blanche, nuit de lumière infusée des joies et des teintes de la journée, et la nuit noire, celle d’après la séparation, celle de la solitude, de l’absence, annoncée au fil des pages par les petits nuages sombres qui ponctuent les textes. Cette touche graphique nébuleuse n’est pas sans charme et ajoute mystère et modernité à ce recueil envoûtant qui se savoure comme une antique.
Au sortir de la gare Saint-Roch
dans le silence se dressait un cheval bleu
comme un glacierAgitant sa crinière
Il te suivait sur les arches du pont
et ses paroles avaient l’éclat des eaux où s’abreuve la lune.
Mateja Bizjak Petit, Alice aux mille bras (Rafael de Surtis / Ecrits des forges, 2014. Poèmes traduits du slovène par l’auteur, en collaboration avec Valérie Rouzeau en 2009, et revus avec Pierre Soletti en 2014.)
Ce livre mène son lecteur à travers le temps, qui se présente comme lieu, matière, combat, et chemin de retour vers la vie, vers le mouvement, l’éveil du corps, à travers ses agissements (de langue) les plus prosaïques : « Je gratte... je souffle... je tambourine... je tire... j’arrache... je feuillette... je raccommode... je touche... je piétine... j’ouvre... je répète... je marche... je braille... ». Ça bouillonne dans ce recueil gambergeur, à la langue vivace, facétieuse, et en fin de compte assez attachante.
là-bas
au rez-de-chaussée papa
il y a des étoiles qui brillent sur mon ballonil y a des larmes de tournesols desséchés
dans les poches de ton pantalonchez moi
il y a des petites maisons
avec des escaliers en colimaçonil y a de la crème couleur crème et des arcades vertes
le paradis avec le vélo sous le balcon
j’y songe souvent
Horacio Castillo, Alaska (Recours au poème éditeurs, coll. Ailleur(s), 2014. Édition bilingue espagnol-français. Traduction d’Yves Roullière.)
Alaska : de magnifiques poèmes de l’entre-deux (dont le merveilleux « La cité du soleil », que je trouve assez caractéristique de l’esprit indépendant, voire séditieux, d’Alaska et de son auteur, ainsi que de l’aventure de Recours au poème en général). Des poèmes du renouveau nés du silence de la brèche ouverte par l’hésitation entre la passion et les enfers. Que bâtir entre les chants torturants d’Orphée et le mutisme d’Eurydice ? Où se réfugier pour continuer à vivre quand ce qui est derrière nous empêche d’aller de l’avant ? Dans le seul endroit qui puisse nous restituer notre voix : l’espace poétique, là où l’on appelle enfin « la pierre fleuve », « l’arbre étoile », « l’oiseau magnolia ». En effet, c’est seulement en acceptant de tout réinventer, de recréer les mythes, et de donner la parole à Eurydice, que l’on peut construire « dans le feu » de cette terre du soleil de minuit. Alaska : semer des poèmes à la frontière du monde, tellement loin que hors du temps, car « lo lejano, sólo lo más lejano perdura », « le lointain, seul perdure le plus lointain » : mots qu’Horacio Castillo prête à la fois à Orphée et à Eurydice, l’immortalisant.
Cet inextricable lacis de branches et de reflets est notre logis.
C’est ici que nous contruisons, dans le feu. Et une vague plus pure que l’air,
plus claire que l’eau, creuse les ciments.
Ouvre la fenêtre : la forêt en flammes.
Franchis le seuil : la vie marche sur la braise.
C’est ici que nous construisons, dans le feu. Et alentour,
un nouvel ordre condamné à mourir,
un vieil ordre condamné à naître.
Fabrice Farre, toucher terre (pré # carré 85, 2015)
Toucher terre, être dans le réel, dans le monde, s’y perdre, se dissoudre dans le chemin, nous murmure une voix poétique forte, qui nous entraîne d’une « chambre dans le timbre poste », au-delà de ses bordures, de ses murs, des « dentelles au fenêtres », des cadres de la valise, jusqu’au rien, « à deux pas entre ciel et terre », « dans le paysage qui est une image » : retour au timbre poste, sans vraiment poser le pied sur la terre, puisqu’il y a mise en abyme du parcours... imaginé ? « Les poissons sont passés à nouveau entre mes doigts », constate le poète, à nouveau, dans le fantasme d’un recommencement possible, au sein d’un monde plus vaste.
Je prie pour que ton départ
soit une alerte au bonheur.
On ne quitte jamais la terre.
Tout en suivant ta silhouette qui s’épuise
je prie pour ne plus revenir à moi
et faire alors une rencontre
de l’étranger qui croit ne pas te reconnaître.
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(Pour lire d’autres textes de Fabrice Farre dans Terre à ciel, voir : Un ange à notre table)
Matthieu Gosztola, Nous sommes à peine écrits (Recours au poème éditeurs, coll. Poètes des profondeurs, 2015)
La perte de l’autre, c’est celle de ce qui parle le plus de l’être : celle de son regard, tendu vers l’ailleurs où bâtir et tenir ensemble, et celle de son visage, qui recueille le temps. La perte de l’autre est donc la perte de repères à la fois verbaux, spaciaux et temporels : perte totale de sens. C’est aussi la fermeture de « mille portes ouvertes », la fin des découvertes, les fleurs pour personne – « une tendresse de / Rien du tout dans le vent » –, la stupéfaction du corps pris dans l’étau de l’ombre. La perte clôt, tait, fait trembler le vivre, transforme en pierre. Celui qui cherche à lui échapper ne trouvera-t-il que l’absence, finissant par s’égarer en elle ? Pas s’il sait extraire des mots de la tendresse des rêves et des souvenirs de « l’éblouissement d’aimer », semble nous dire Matthieu Gosztola, dont la poésie en empreintes discrètes sur fond de neige aveuglante distille un chant fêlé de peine écrite, tristement doux, et nécessaire.
J’ai du chagrin
C’est quelque chose de
Semblable
À ce qui a vraiment disparu
Cécile Guivarch, Renée, en elle (Editions Henry, coll. La Vie, comme elle va, 2015)
Il y eut Zélie, dans Le cri des mères (La Porte, 2012), puis Josette dans Du soleil dans les orteils (La Porte, 2013). Puis j’ai pleuré, réellement, versé des larmes, avec Cécile Guivarch et son aïeule, Renée, aux secrets et au destin douloureux, qui n’est pas sans nous rappeler celui de Camille Claudel et d’autres femmes admirables qui furent stigmatisées, violemment, et à qui les ailes furent coupées parce que leur courage dépassait l’entendement des hommes. Renée s’est éteinte en 1817, dans une cellule de prison, de n’avoir commis d’autre crime que celui de trop pleurer ses enfants morts, et si c’était considéré comme passible d’emprisonnement, c’est parce que les hommes peuvent être impitoyables face à ce qu’ils ne comprennent pas, faute de connaître. Plutôt éliminer qu’essayer de comprendre la différence. Renée, en elle est un autre texte fort pour dire les douleurs des femmes qu’on aime justement parce qu’elles ont crié leurs souffrances au visage de ceux qui les ont blâmées, les ont enfermées, pour leur force de caractère et leur cœur intrépide. Toujours, ces femmes seront en nous, grâce aux mots de poètes comme Cécile Guivarch.
Ce qu’il y a avec Renée, c’est qu’elle me vient toute en morceaux, tessons de mosaïque. Je les assemble et tente de les harmoniser. Je m’évertue à redonner à Renée de vraies couleurs. Elle ne me donne pas la tâche facile et pourtant je poursuis ce travail de reconstitution, la rassembler, la recoller pièce par pièce. En haut de la mosaïque, il y a beaucoup de lapis-lazulis et des oiseaux, de la lumière qui serait un soleil. Au centre, cela s’assombrit mais les couleurs restent vives. Dans le bas, l’ocre devient de plus en plus obscur et la terre sous ses pieds a pris une teinte opaque. On n’y distingue plus aucun détail. C’est là que j’ai du mal à assembler les pièces entre elles et que je l’appelle la nuit. Mais ces nuits-là, elle ne dit rien, elle garde son regard vers moi, la bouche close. Elle veut que je devine, que je formule moi-même les mots qu’elle ne peut plus prononcer.
Luis Mizón, Corps du délit où se cache le temps (Æncrages & Co, coll. voix de chants, 2014. Dessins de Philippe Hélénon)
Des poèmes oniriques, peuplés de doux fantômes, émigrants, amoureux, dont les traces perdurent, par-delà l’oubli et le visible. L’empreinte et le souffle des corps dans les draps, leur souvenir dans les pièces, la nostalgie et la tendresse dans les détails. Images de flammes, de falaises, d’hommes et de femmes, leurs mains partout, blessées, faites pour les caresses. Un texte merveilleux qui oscille entre gravité, lyrisme et humour léger, comme pour dire qu’il ne faut pas trop en vouloir au monde d’être parfois si dur, l’important étant d’y être assez présents pour savoir en savourer les offrandes.
ils portent des valises invraisemblables
en cuir en tissu en carton brodé
des colis géants défiant la géométrie en trois dimensions
d’étranges instruments de musique
[...]
des draps de femmes enceintes
des mouchoirs de grands-mères en larmes
couronnées d’oranges et d’oignons
[...]
en partant ils oublient toujours
quelque chose au fond des couloirs
des morceaux de lumière découpée
des hologrammes
des poèmes gravés sur les mosaïques du sol
des graffitis
des initiales taillées avec un clou
sur des colonnes transparentes
là où le bleu se courbe avec le vent
et le temple s’incline et se redresse
comme une poignée d’épis
Roselyne Sibille, Chaque jour est une page (La Porte, 2014)
Les poèmes de cet ensemble offrent dans une langue claire toute la sensibilité de son auteure pour ces précieux moments de lumière et de silence que seule la nature peut nous donner sans compter. Des poèmes baignés des sonorités envoûtantes de Tinos, Delos, Mikonos et Syros, et de leur sérénité rayonnante. Chaque jour est une page est de ces textes que l’on sait nécessaires, car l’on peut s’y reposer, s’y recueillir, s’y recentrer ; se concentrer sur ce qui fait la vie, en dehors des combats : ces instants magiques qui font trembler le temps et le suspendent dans sa course folle vers notre disparition. À chérir.
Quand la chaleur s’écorche aux épines d’agaves
dans les senteurs d’herbes sauvages
libérées par mon pas
les mots hésitent
chaloupent
titubent
______s’envolent sous l’aile éblouie du silence
John Taylor, Portholes/Hublots (d’après des peintures de Caroline François-Rubino, 2015. Traduction française de Françoise Daviet.)
Ces hublots proposent des croisées appelant des jeux d’air et de lumière et ouvrant le regard à des paysages neufs, rêvés ou en devenir, faits d’eau et de terres émergées, ou immergées, dans des souvenirs et des sensations qui imprègnent le papier de leurs teintes enfumées. Transgression des matières, juxtapositions de visions, qui renouvellent les instants fugaces, les pérennisant. Le regard s’émancipe, transporté au-delà de ce qui est donné à voir. Avec Caroline François-Rubino et John Taylor, écrire et peindre c’est aussi vibrer, ressentir et traduire les bouleversements. Leurs fenêtres de peintures et de poèmes pénétrants sont posées sur le seuil des étreintes : passé, présent, nuit, jour, lumière, obscurité, rêve et réalité se côtoient et s’épousent, dans le trouble des nouveaux départs.
ce qui se déchire
entre nuit et jour
les mots le raccommoderont-ils
what is torn
between night and day
will words mend
Pour plus d’extraits et d’informations sur ce recueil, voir la page que nous lui avons consacrée (avec des peintures de Caroline François-Rubino) dans notre rubrique Paysages.
NB : L’année suivant la publication de cette page, Hublots a été publié aux éditions L’Œil ébloui. Voici sa couverture définitive :
Sanda Voïca, Exils de mon exil (Passage d’encres, coll. Trait court, 2015)
Pour qui entretient un rapport douloureux, voire violent, avec l’exil, les textes d’Exils de mon exil de Sanda Voïca surprennent, et adoucissent pour un moment ce qui a été de l’ordre de l’arrachement, du deuil et de la solitude. Pour cette poète d’origine roumaine, les angles de l’exil peuvent être estompés par la création (cf. la citation de William Cliff, en exergue au recueil : « Mais peut-être par l’art / on peut se sauver du brouillard ? »). Quand on la lit, on a l’impression qu’elle est là en face de nous, en train de nous parler, ses yeux plantés dans les nôtres, tant ses paroles, directes, sans détours – tout en étant aussi profondes et déconcertantes que la langue qui les délivre paraît simple – lui ressemblent : pleines de délicatesse, d’esprit, de mordant, tout en donnant l’air de ne pas y toucher (« j’ai toujours manqué d’épines », dit-elle joliment, malicieusement, avant de nous planter en plein cœur son « dard en fleur »). Et malgré le fait qu’elle nous arrête en disant « Ne croyez pas qu’avec ces détails / je vous ai tout dit », on a quand même l’impression de la connaître. Mais est-ce important de connaître un auteur qu’on lit, surtout quand on a la conviction que notre intuition à son sujet correspond à la personne qu’elle est ? Et ici, l’on parle d’une âme dont les mots sont le miroir. En effet, à lire Sanda Voïca on réalise qu’elle dénude et même dissèque son âme, dans des poèmes philosophiques, abstraits, qui s’attachent peut-être à révéler quelque chose de son rapport à l’écriture – et du désir qui porte celle-ci – qui serait de l’ordre du dépaysement, mais sans désorientation, plutôt avec le soulagement qu’il la distrait (peut-être) de l’autre exil, le géographique dont j’évoquais plus haut la brutalité intrinsèque – « Et surtout, je reste en guerre permanente », précise-t-elle, avant d’ajouter dans le même poème : « Exil que j’exile dans ces lignes ».
Jamais le jour ne fut plus beau.
Même les rails montent au ciel.
Suis-je ou pas
dans le désert vertical ?
Bonheur estropiant ?
À qui l’innocence ?
Lire aussi : notes de Lus un jour, aimés pour toujours (3), janvier 2015 ; notes de Lus un jour, aimés pour toujours (2), janvier 2014 ; et notes de Lus un jour, aimés pour toujours (1), janvier 2013.