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Hep ! Lectures fraîches ! Avril 2020

mercredi 1er avril 2020, par Cécile Guivarch

Un dernier verre à l’auberge, Emmanuel Moses, éditions Lanskine

J’aime. La brièveté d’une image et la force qu’elle contient également. J’aime. La poésie capable de transporter le lecteur et de le déplacer là où il ne s’y attendait pas. J’aime lorsque des poèmes paraissent « si peu et tant quand même ». Quand la gravité côtoie la légèreté et ainsi permet à la vie, au temps d’épouser une forme de bien-être. Ainsi j’ai lu le livre d’Emmanuel Moses. Un dernier verre à l’auberge assemble des petits tableaux, des petites saynètes, en forme de souvenirs ou d’images. Celle d’une fillette devant un « immense paysage vide / dans lequel elle va sur une jambe », opposant ainsi la petite fille à l’immensité, fillette qui restera toujours petite face à cette immensité-là. Elle fait corps avec le paysage. Elle est à la fois devant et à l’intérieur. Ainsi devant/dedans. Et plus loin, dans un autre poème, « les pas sont lourds comme l’histoire / ils ne s’arrêtent pas à mon étage - le dernier pourtant / mais continuent de monter ». Ici, un nouveau saisissement. Simplicité apparente mais chargée de sens. Emmanuel Moses fait monter les pas et les mots au-dessus du possible. Les fait monter pour donner à ces pas, la légèreté de l’air et du ciel. Ou bien pour signifier que l’histoire continue de nous dépasser lorsque dans « une ville frappée d’hébétude / où les habitants déambulent sans but dans les rues », lorsqu’ « un poème vieux de cent ans ne me sort pas de la tête ». Sans oublier l’humour ou ce qui allège l’air comme ce poisson rouge dans une casserole sur le feu ou encore le chant des oiseaux dans le parc de l’hôpital militaire. Que ce soit de vie ou de mort, d’amour ou de haine, il ne faudrait pas « oublie(r) de dire / qu’il est l’heure à chaque instant ». Ainsi de poèmes faits de rien, Emmanuel Moses nous entraine dans son élan, est-ce pour « céder notre place à d’autres tourbillons » ?

Pieuvre aimée
Le magnolia sur une petite place -
Des images qui surgissent dans ma tête et accompagnent
quelque chose de rapide, de triste
Il recommence à pleuvoir…
Je n’en dis pas plus, je n’en sais pas plus
Sinon que le téléphone sonne sans arrêt
Et que ma grand-mère morte refuse de décrocher le récepteur
Tandis qu’une musique gitane s’éloigne, s’envole, au bout de la rue.

Pour voix et flûte, Pierre Dhainaut, encres de Caroline François-Rubino, Æncrages & Co

Ici accueillir le souffle - celui qui passe entre les lèvres et se transmet des uns aux autres. Les voix, les mots, ce qu’ils délivrent de parole et de mémoire. Je m’arrête sur la dédicace de Pierre Dhainaut, écrite sur l’exemplaire de Pour voix et flûte qu’il m’a adressé : « après Après ». Je n’ai pas oublié Après. En avoir été émue et en avoir rendu compte dans une précédente lecture fraîche. Touchée par le pouvoir de la poésie - elle permet cela : poursuivre. Pierre Dhainaut revient dans ce nouvel opus sur cette période où l’hospitalisation est vécue comme une fragilité, une possible « rencontre avec la mort. » Toutefois, même à ce moment vulnérable, son attention à l’autre importe - la pensée de devoir lui dire adieu. D’abord et toujours, « les souffles se transmettent », traversent les corps, les lèvres, donnent force à la vie, réveillent ou font naître. Les voix, celles de nos absents, mais surtout celle du poète traduisent cela. L’air passe entre les lèvres, parfois en jouant de la flûte traversière - et le son, entendu ici dans « traversière », traverse et délivre parole, permet de former les mots. Interrogation sur le sens des mots, s’il faut vraiment les nommer, leur résonance jusqu’à entendre l’or et en extraire des fleurs. Tel le coquelicot, « chaque fois unique, chaque fois multiple », fleur fragile et vivante. S’agit-il d’ailleurs d’apporter des réponses aux questions que l’on se pose, de donner des mots aux choses ou aux fleurs ? Ne s’agit-il pas plutôt pour Pierre Dhainaut d’appartenir aux souffles, de sentir battre le pouls ? Ainsi pourrait bien s’écouler le temps - on pourrait bien se laisser aller sans demander « où les vents les mènent », « les paroles, les nuages ». Et pour une autre lecture de ce livre intense, une belle note d’Isabelle Lévesque est à découvrir ici

Est-elle blessée pour être en automne
aussi incandescente ? Au long des routes,
elle apparaît chaque fois unique,

chaque fois multiple, nous voici face à face.
Si elle a un nom, cette fleur, il est trop tôt
pour qu’il soit prononcé. Nous irons plus près,

nous désarmerons les yeux, les lèvres,
nous saurons à quelle profondeur
de la nuit la couleur prend naissance,

s’ouvre au vocabulaire, se propage et s’exalte,
« cœur », « orée », « horizon », « coquelicot » :
nous chercherons le seul pays qui convienne

à la pourpre, fougueuse, elle est si fragile,
fragile, si fougueuse, ce sera l’allégresse
sur la neige insouciante.

dit la femme dit l’enfant, Christiane Veschambre, éditions isabelle sauvage

Une femme, une enfant. Lorsque l’une apparait à l’autre - entrée dans son monde sans y avoir été invitée de prime abord, c’est l’enfant. Elle a franchi le seuil de l’autre monde qu’elle ne connaît pas. La femme semble pourtant la connaître, la tutoie, lui tourne le dos, mais pour laisser à cette apparition la possibilité de retarder sa disparition. L’enfant d’autrefois, dans le monde de la femme, se tient sur le bord, adjacente à l’autre monde. Ne connaît pas la dame, la nommant ainsi, la vouvoie, la regarde comme une étrangère. La femme au contraire la reconnaît, la tutoie dans ce dialogue à deux voix où la présence de l’enfant est à la fois visible et invisible, en présence puissante.
Le monde de la femme fait peur à l’enfant : « c’est trop grand, et c’est trop inconnu. Surtout ça : trop inconnu ». Ainsi se pose la question pour la femme de savoir s’il est « possible que nous soyons à ce point éloignées l’une de l’autre ? »
Christiane Veschambre nous entraîne dans ce petit miracle-là, propre à son écriture, superposant le temps, le présent, le passé, le futur. Accueillant ce qui surgit, venu du fond du corps et de la parole, par la présence autant que par l’absence, par les émotions soufflées par le vent.
La femme sait ce que la petite ne sait pas. Il est question de seuil / d’entrée / de bord / du dehors / du dedans. Ainsi sans cesse être dans un endroit familier ou dans un autre inconnu. Devoir y pénétrer en solitude. L’écriture creuse en profondeur, évoque ce qui peut prendre le pouvoir une fois dans cet autre monde, l’âge adulte. Parfois tente de protéger l’enfant, car trop révéler ce qui enferme le corps de l’adulte serait « comme montrer la guerre à qui ne connaît que son absence. » Idée que l’air traverse le corps, tout autant que la musique, tout autant que le temps. D’ailleurs de quoi être traversé, car « on est dedans tout le temps », même si parfois, on se sent sur les bords - ici femme et enfant ne sont pas sur le même bord. Parfois, un des personnages pourrait sortir de la scène, surtout la petite, mais pourtant toujours là. Tellement en vie. Tellement dans le réel.
« Où je me tiens, dit l’enfant, se tient le réel. Et parfois les mots lui manquent au réel ».
Ces mots permettent cela : passer du côté du silence. Dans ce texte qui va et vient, cela réveille quelque chose qui pourrait s’ouvrir et revenir. Cela réveille une part d’intime.
« Tu es mon intime autant que mon étrangère. D’ailleurs c’est cela ma condition : mon intime se tient de l’autre côté de la frontière - m’exiler c’est me rejoindre. Mais c’est un exil immobile. Si j’avais fait mouvement lorsque tu es apparue, tu te serais effacée. Dans ma condition, ce n’est que par bribes qu’arrive la parole de l’intime exilé. »
S’agit-il de retirer les murs qui existent entre les mondes ? Il se pourrait, car dans la deuxième partie du livre, l’enfant tutoie la femme. Puis les deux voix se superposent, prennent possession du temps et de l’espace.
« Nous sommes à l’intérieur du temps comme à l’intérieur de l’espace, qui n’a pas d’intérieur puisqu’il n’a pas d’extérieur. »
Ainsi une réponse à ce que pourrait être l’acte d’écrire, ce qui « atteste du passage de vie secrète en nous, atteste de ce qui n’existe que pour nous ». La femme et l’enfant ne sont qu’une seule langue commune. C’est cela écrire. Ca commence et ça continue, tant que « je suis en vie ».

Tu ne veux pas approcher, dit la femme. Il est vrai que ce n’est pas nécessaire. Tu es à l’autre bout de la pièce, et nul ne se tient plus près de moi que toi. Tu me regardes comme l’étrangère que je suis et nul ne peut me revenir plus que toi. Je te vois et ne te vois pas. Tu as la présence des fantômes qui n’ont pas besoin de se rendre visibles, on les sait là, dans la pièce où l’on se tient, il ne faut pas bouger notre intérieur, les mouvements du corps on peut les faire, lentement cependant, mais c’est tout ce qui ne se voit pas qui doit rester suspendu, immobile, légèrement vibrant, ou en rétention vide, vigilance basse et affûtée, afin que demeure la fragile présence puissante. Comme lorsque j’écris. Je n’écris pas à ce moment où tu te tiens dans la pièce non loin du seuil. Je ne te vois pas et je te vois. Tu as les cheveux courts et raides, tu n’as pas l’air timide mais tu restes immobile, tu es comme une enfant d’autrefois qui apprenait à suspendre le mouvement de la vie dans les circonstances où l’on n’était pas sûr qu’il soit agréé.

Les mots en blanc, Max Alhau, L’herbe qui tremble

Marcher. Max Alhau m’a entraînée dans sa marche, le regard levé vers des horizons. Un pas après l’autre dans les saisons. Max Alhau arpente le temps. J’ai senti parfois la nostalgie : « dans un ciel que tu n’auras jamais / quitté des yeux » et d’autres fois le désir de ne plus regarder en arrière : « à quoi bon se retourner » quand « devant soi on mesure / cette étendue de terre. » A la grâce de la marche s’ajoute celle de la lumière différente selon les jours, selon les années passées. Max Alhau avance dans l’avenir qui tremble, se prépare à cela, à la page qui se tourne sans crainte ni effroi. Au fil des pas est offerte l’opportunité de tracer une géographie à venir, une terre blanche devant soi où nous ne sommes pas encore nés. C’est en cela que tient la magie de la poésie de Max Alhau, cette approche de la mort, non pas vue vraiment comme une fin mais comme un autre paysage. La marche vers celui-ci est lumineuse, apaise les craintes. L’idée de marche subsiste même après la ligne d’horizon. Cette fascination pour les horizons, ceux qui dépassent le cadre simple du paysage. Quand on arrive à la croisée des chemins ou au bout, se poser la question de ce que peut être l’existence. Marcher à contre-sens, dans le paysage, comme dans la mémoire. Le paysage, selon la lumière, a le pouvoir de raviver certains souvenirs. De même, la terre, dans ce qu’elle offre au regard et d’espace, a la capacité d’évoquer d’autres représentations, d’autres lieux. Ceux du présent ou de la mémoire. Ceux où s’inscrivent - ou s’effacent - les traces de ceux ayant marché sur les sentiers. Les paysages sont comme des empreintes, de vie et parfois de douleur.

« Etais-tu présent quand la pluie a effacé / ce qui restait de tes pas ».

La poète ainsi en marche vers l’autre côté de l’infini, vers disparaître avec l’idée de garder des jours ce qui fut la lumière. Le poète laisse trace.

Peut-être y a-t-il au-delà du souvenir
un pays ignoré des cartes,
une terre vierge qui exclut tout exil,
où l’écho dure plus longtemps que la parole.

Cela ne s’appelle pas le rêve
mais seulement le désir
de mettre en place les mots
qui invitent le destin
à traverser le monde
pour en saisir ce qui est plus
que sa réalité.

L’instinct du tournesol, Patricia Castex-Menier, Cahiers du Loup bleu - Les Lieux-Dits

Je
ne veux pas,

résolument,

de
cette pente toujours possible,

et
naturelle, dit-on,

qui
nous entraîne vers les ténèbres.

J’aurai
l’instinct du tournesol.

Ainsi commence ce petit recueil, avec une résolution de s’ouvrir, de se tourner vers le soleil. Dès le premier poème, je suis saisie par cette image forte venue trouver une résonance. L’importance du mot résolument, retrouvé ensuite en toutes lettres ou suggéré, je l’ai noté, résolument noté comme essentiel pour mener à la clarté. Cette lumière perçue l’espace d’un instant ou à répétition. Patricia Castex-Menier ainsi nous rappelle que nous sommes Nature, aussi bien racines et ciel. Si « rouages / parfois grippés de la pensée », c’est corps et âme qui remontent, c’est la fleur qui se tourne vers le soleil. Des poèmes aux vers brefs comme pour mieux soupeser les mots, installer silence et paisibilité entre eux autant que pour rendre compte de cette part d’ombre en nous.

En regard sur le monde, la poète offre à lire ici un petit livre qui pourrait nous guider vers la lumière. Devenons tournesols pour l’accueillir en nous et tourner le dos à ce qui est sombre. Faisons-le ceci, par instinct.

33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse), Jean-Louis Rambour, Cahiers du Loup bleu - Les Lieux-Dits

33 séquences. En apparence, proses, mais à regarder de plus près on y trouve des vers (ou l’inverse). Jean-Louis Rambour évoque quelques vérités, invite le lecteur à se poser, à réfléchir. Parfois, croire être dans un lieu, par exemple un bar, avec une fille et un garçon, mais faut-il s’en tenir à cela, ou bien aller plus au fond, percevoir là un silence, un désir et la vie ? Jean-Louis Rambour me touche ici par sa sensibilité, les petits mots écrits sur une nappe, l’évocation des époques mêlées, de notre siècle et des siècles passés, tour à tour observe des couples, des corps qui se serrent, une pierre sur laquelle les générations s’assoient et se succèdent. Je note également une réflexion sur le paraître au monde et la bêtise humaine. En 33 séquences, s’écrit naturellement un pan de l’humanité, hommes, femmes, jeunes, enfants, fous, sdf, politiciens, simples hommes... Ceux d’hier. Ceux d’aujourd’hui.

La vérité est dans le miroir du bar. C’est le reflet
qui est vérité. Le reste, illusion. C’est le miroir
qui émet les sons des violons et de l’accordéon :
le reste n’est que silence aussi sensible que celui
des nuages glissant du ciel, aussi muet que le baiser
de l’eau autour de la barque d’un passeur. Le miroir
qui dicte la chaleur, la hauteur du vin dans les verres
et les plis d’une jupe, le duvet sous le nez d’un garçon.
La vie s’est refugiée dans la face étamée de la glace.
Jusque-là on ignorait où était son asile ; on pensait
même qu’il était du côté de l’alcool et du désir.

Cellules, Stéphane Chaumet, dernier télégramme

« L’histoire / c’est le slip des Maîtres de la Terre / et il n’est pas propre »
Ainsi, en quelques mots, ce qui pourrait résumer le sujet et le ton. Recueil construit d’étonnante manière. Se mêlent de petits blocs comme possibles extraits de journaux, une phrase sur une page, une page en vers, une autre en prose, une plus théâtrale. Pas de forme définie dans ce livre, selon où l’auteur nous amène, dénonçant les politiques au gré des pays. Stéphane Chaumet n’est pas tendre, dénonce l’humiliation subie sur terre, la solitude de l’humain et la « hantise destructrice de l’anomalie partout ». Une série de faits divers plus ou moins imaginaires, un barbecue géant où milliers de bêtes seraient nécessaires, des chiffres et des dates, des lapidations.
« La poésie heureuse-/ment / reste au milieu du pire / à tenir »
Cellules n’est pas un livre très optimiste sur l’humanité. Ce qu’elle est devenue, ce qu’elle deviendra encore dans un monde capitaliste. « toda poesia es hostil al capitalismo »
Pourtant le livre s’achève sur l’image d’une femme dans sa nudité, ainsi « ne pas désirer autre chose dans l’instant que ce qui nous est donné à vivre. » C’est cette dernière image qu’il conviendra certainement de retenir.

il vous a fallu couvrir de sang une prairie il vous a fallu
couvrir de sang un désert il vous a fallu couvrir de sang les
cuisses de vos sœurs il vous a fallu couvrir de sang la
mémoire de vos pères il vous a fallu couvrir de sang le
visage de vos frères il vous a fallu couvrir de sang la
poitrine de vos mères il vous a fallu couvrir de sang ciel et
mer il vous a fallu vous couvrir de sang

le croissant de lune qui trône sur les consciences brûle

Parler peau, Sabine Huynh, dessins de Philippe Agostini, Æncrages & Co

Sous les coups de langue de Sabine Huynh, il serait bien possible d’avoir cinquante frissons par minute. Si les premiers poèmes évoquent une langue douloureuse et raidie sur les cicatrices du palais, le texte devient vite langue du corps et du désir, langue rendant grâce au nous, à deux corps contre corps / corps emmêlés. Parler peau - langue et corps - langue dans laquelle s’ouvrent des clairières. Au-delà de l’intimité du texte, la langue s’approprie la peau et le peu. La forme courte des poèmes, le silence autant que le langage de l’intime et les cris retenus dans la douleur - depuis l’enfance, depuis la blessure de l’exil. De cette façon, Sabine Huynh tisse sa langue, dans la chair et le souffle, dans la rencontre, au détour d’un regard inattendu, dans l’épanouissement des corps, aussi blessés soient-ils. Ainsi parler peau, laisser la peau venir sur la langue, le corps libérer ses blessures et ses voix en diffusant chaleur, plaisir et bonheur. Ecrire comme on fait l’amour car c’est de la force de vivre qui sourd - du désir. Il ne faudrait pas manquer au sujet de ce livre, les propos de Sabine Huynh, elle-même, recueillis par Isabelle Lévesque dans ce très bel entretien pour Terre à ciel - car elle en parle certainement mieux que je ne pourrais le faire.

viens nous connaissons
l’eau la pluie nous attend
elle coulera de nos fronts à
nos yeux à nos lèvres à nos
cous pour disparaître là où
nos mains iront chercher le
chaud et le brûlant des
corps où nos langues iront
laper la source d’un monde
recommencé viens c’est
fortune de mer c’est éternel
ça vole papillons partout
dessus dessous dedans ça
entre et sort et n’arrive et
n’appartient qu’à nous viens

aimer & faire l’amour, Patrick Dubost, la Boucherie littéraire

A tous les âges de la vie, aimer & faire l’amour, Patrick Dubost explore ainsi sa représentation de l’amour / faire l’amour, lorsqu’il était enfant et adolescent et nous donne sa version d’aujourd’hui. Les poèmes sont regroupés en trois parties. Numérotés mais dans l’ordre décroissant. Des passages en italiques soulignent, renforcent les idées précédentes. Petits poèmes, de quelques lignes, pour nous plonger au cœur de l’idée que se font les enfants de l’amour, comme faire les bébés en s’embrassant avec la langue ou en entrant le sexe dans l’anus de la femme. Patrick Dubost passe vite sur la période de l’enfance, en quatre textes le tour de la question semble faite. L’adolescence est un peu plus fournie, le souvenir peut-être plus précis. Treize textes ponctués de « j’ai longtemps imaginé » ou de « j’ai bien cru que », ainsi sans fard, nous livrer la naïveté de l’adolescent, maladroit, complexé du volume de son nez, avec toute une éducation sexuelle à faire. Adolescent plein de croyances et qui se trompait, rencontrait des déceptions, ne sachant comment s’y prendre pour être en retour aimé. A l’âge adulte, plus question de maladresse, ni même de tabous. Petits mots dits dans l’amour, certains inavouables. Patrick Dubost nous embarque dans son intimité. Sexe, vagin, anus, aussi bien que des regards, des je t’aime, un peu de pudeur. L’amour pendant, ensuite, sans gêne et avec du plaisir. Nous voilà loin de l’adolescent gauche. Et j’ai aimé.

9

et venir buter en toi
de plus en plus vite et
violemment avec juste
nos sexes nos ventres nos
poitrines flasques nos bras
s’affolent nos deux corps
se regardent nos yeux
se dévorent l’univers
réduit à un cocon de
draps et sueurs mêlés

8

et mon sexe dans ton anus, aussi
parfois, pour dire que tout est possible
et que tout se donne et que le plaisir
aussi, parfois, se promène où il veut

Ne dites plus jamais c’est triste, Dominique Sampiero, la Boucherie littéraire

Ne dites plus jamais
c’est triste
pour dire c’est moche
c’est raté
c’est quoi cette merde
genre tu ferais mieux de faire autre chose
que du triste quoi

[…]

Je sais pas fais-nous rire
le monde est déjà assez triste comme ça

Dominique Sampiero relève un défi dans ce nouveau recueil, avec beaucoup d’humour : Ne dites plus jamais c’est triste. Mais comment éviter d’écrire par exemple « le mot / mort douleur blessure », ces mots que le lecteur ne voudrait plus entendre, ces mots que vous avez bannis, lorsque autour de lui Dominique Sampiero n’observe, ne ressent que des choses tristes ? Des pauvres, du chômage, des morts, des gens qui vivent sur le bord des routes, des avortements, de l’intolérance… Des choses tristes depuis l’enfance, une vie traversée de deuils. Ainsi comment y parvenir, car s’il s’agit de ne plus dire « c’est triste / histoire de dire quelque chose », ce serait pour dire quoi, et que faire de toutes les émotions qui le traversent ? Et « ne plus dire c’est triste pourrait être quelque chose / qui ne veut plus rien dire au final ». Peut-être que cela reviendrait à se taire et à laisser les larmes bloquées dans la gorge ? Ainsi une réflexion s’engage sur la possibilité d’écrire autre chose que du triste pour Dominique Sampiero et cela pourrait sembler possible :

Il suffirait d’ouvrir les mains
les fenêtres les volets
de laisser les horloges s’arrêter
franchir du regard la baie vitrée
pour accrocher avec une ficelle
son chagrin de peau au ciel
comme un cerf-volant
taché du rouge des roses et des coquelicots

S’ensuivent plusieurs poèmes où le leitmotiv il suffirait permet d’ouvrir sur des choses moins tristes, et pourtant de jouer aussi avec le mot triste, quand on pourrait dire autre chose, ou alors il faudrait savoir dire c’est triste d’une autre manière, « comme parfois la lumière / remercie l’ombre. » Risque à ne pas le dire : que la tristesse gonfle en soi. Finalement est-ce triste par exemple de penser à nos morts ?
Il faudrait peut être un manifeste à l’envers, écrit ici en prose. Dominique Sampiero explique que depuis l’enfance, il aime les larmes. Il explore ce qui l’a fait pleurer, aussi bien les morts, comme le sperme essuyé avec du papier rose. Et la confidence qu’il a compris que les gens l’aimaient pour cela « (s)a tristesse et (s)on air grave ». Paradoxalement, et sûrement pour détendre l’atmosphère, sa biographie à la fin du recueil fait état de tous les fous rires du poète, dont la vie n’aura pas été si triste.

La brièveté d’être, Jackie Plaetevoet, le Réalgar

A la brièveté d’être, Jackie Plaetevoet oppose le silence, l’instant, la parole nue et le temps. Etre ainsi, pleinement pour laisser le temps installer la lumière, étreindre la fraternité pour essuyer peut-être les ombres de mémoire. Etre résolument vivants. Chaque mot est à sa place, l’écriture suggère et nous atteint. Les photographies de Géraldine Dubois qui les accompagnent montrent traces du temps. Cela est intéressant eu égard au titre du livre, brièveté en contradiction avec le temps. La poète ne s’engage que par petites touches de « je » dans un premier temps, traitant davantage d’un intime universel qui pourrait rejoindre chacun. Témoigne qu’écrire, c’est crier aussi. Ainsi permet au « je » de se libérer comme pour indiquer qu’il est temps de faire « j’ailli(r) / l’alphabet de toute chose ». Et dans l’ambiguïté, ces questionnements sur ce qui se substituera à nous, au terme de nos vies.
« Le propos du poème / n’est rien d’autre que dire / l’éphémère intensité de l’instant / son éclair foudroyant. » Ainsi brièveté d’être pourrait être associée à cela, à l’intensité de l’instant.

Cette infinie patience qu’il faut pour tenir à l’aplomb des nues, rester fidèle à la texture du cœur, à sa racine ensevelie dans la genèse du monde.

Avec ce peu immense dont nous sommes comptables.

Et je suis sur la terre, Sabine Dewulf, L’herbe qui tremble

Je ne vais pas écrire ici une recension de ce premier recueil de Sabine Dewulf, déjà plusieurs fois à l’honneur dans ce numéro de Terre à ciel, une recension par Pierre Dhainaut, une autre par Bruno Normand, et un entretien avec Isabelle Lévesque, mais je souhaitais tout de même souligner la force de ce premier recueil, sa sensibilité, la puissance de l’évocation contenue dans ces pages. La possible résurrection rendue possible par l’écriture. Et ainsi déjà vous inviter à le lire, partager quelques lignes puisse vous donner cette envie.

Tout-petit papillon qui vibras sans avoir
eu le temps de te faire mon frère
je te regarde
pour la deuxième fois

méduse m’a laissée regagnant son miroir

l’air entrouvre la plaine
la gorge s’offre un chant

je t’ai choisi une hirondelle
un ballon si léger que l’horizon l’avale
t’écris des lettres d’or

où es-tu qu’es-tu donc devenu
en cet autre côté

ton souffle a fait luire le vent
je te cherche tout près

Cécile Guivarch


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