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Hep ! Lectures fraîches ! (juillet 2021)

lundi 5 juillet 2021, par Cécile Guivarch

Van Gogh, Buraglio, Mon père et les autres, Armand Dupuy, L’Atelier contemporain

Après Selfie lent paru aux éditions Faï Fïoc et recensé pour Terre à ciel par Christophe Stolowicki, Armand Dupuy relate dans Van Gogh, Buraglio, Mon père et les autres ce qui s’est tissé dès l’enfance entre lui et la peinture. Vocation ambigüe provoquée par une scène vécue dans l’enfance. Ce n’était rien, presque rien cette scène. Des jeunes femmes prenant la pose sur une serviette près d’un point d’eau. Ce n’était rien et pourtant cela est resté dans la mémoire ou celle qui a été racontée. Il en demeure un tableau un peu vague comme point de départ. Existe-t-elle vraiment cette vocation ? Est-ce le regard qui bouge ? Est-ce le langage ? Langage entêtant, comme cette scène, revient en répétition.

Il aurait suffi de se taire, que personne n’ait rien dit, n’ait rien raconté, pour qu’on n’aperçoive que la bande d’herbe nue et, par-dessus, d’autres bandes plus ou moins régulières, de l’ocre, du vert, du bleu, de l’eau, du ciel sur l’eau. Il aurait donc pu n’être pas là, n’avoir jamais foulé le bord de la rivière.

Peindre matières, regard, corps. « Les paysages livrent à leur tour les récits d’un contact charnel ». Peindre le furtif, la difficulté de ne pas faire apparaître la bonne couleur, celle que l’œil a perçu. « Cette main qui navigue en nous, qui s’active, s’agite (...) » La peinture, face aux mêmes emprises que l’écriture et le langage, démêle des pelotes mentales. « On le sait, la peinture commence toujours bien avant les tubes et les pinceaux ». « (..) commence une infinité de fois, avant même de commencer, ici ou là ».
Se répète. Face au mystère finalement d’être ce que l’on est. Pas forcément de réponse. Armand Dupuy tente d’extraire d’où vient cette obsession de la peinture.

S’il fallait choisir l’une de ces obsessions, l’attrait pour la peinture, mettons, peut-être parce qu’elle est l’une des plus anciennes, des plus intenses, des plus durables, mais aussi la plus contradictoire, parfois vaguement douloureuse, et parce qu’elle semble être le genre de chose à laquelle on était le moins préparé, ou alors, au contraire, elle est la plus accordée à ce que l’on pense avoir été depuis toujours (...)

Dans ce livre intime, Armand Dupuy dévoile un parcours de doutes et de douleurs. Il évoque la figure maternelle qui dès l’enfance « est en train de vous peindre » et « compose cette image de vous-même ». Est-ce qu’une autre mère, artiste, aurait eu le même effet bénéfique ? L’idée que « la peinture pourrait commencer par la peau. » Il évoque l’influence des pères, ces artistes cités en référence. Ce qu’ils ont pu vouloir exprimer et leur façon de le faire. Bacon, Céazanne, Van Gogh, Pollock, Pissaro... Evoque son père qui ne pouvait s’arrêter de fumer. Le bleu couleur gauloise. La peinture : « Ce devrait être la manifestation la plus intense, l’expression la plus juste et la plus haute de la vie. »

Obsession de peindre devenue telle qu’à un moment les sentiments deviennent confus : aimer et douter d’aimer la peinture. Une obsession jusqu’à décourager le geste de peindre inlassablement sur la même toile, des couches et des couches de peinture. Chercher la grâce, alors que peut-être il ne faut rien attendre. Finalement décider que « la meilleure façon de peindre encore, de peindre bien (...) c’était de ne plus le faire ». Peindre devenu « papeindre ». Refermer ce livre, émue.

Ainsi , la peinture pourrait commencer avec la peau. La peau touchée qui devient de la peau mentale, devient sac pour la pensée, les émotions, se refermant partiellement sur ce qui ne cesse de se faire, de se coudre et de se découvre en soi, sur l’autre scène et, ailleurs encore, là où il n’existe aucune scène, ou alors c’est une scène de chair et d’os que l’on n’entend pas, sur laquelle travaille un semis d’organes discrets, de doigts négatifs, de boîtes à vider, à dépenser, à dessouder.

En découdre, Isabelle Lévesque, L’herbe qui tremble

Le titre interroge d’emblée. Isabelle Lévesque a cette capacité à coudre les mots entre eux. Relier la neige et sa couleur, la neige et le flambeau. Ce qui est froid mais reste ardent. Elle rend à l’absence la lumière, au poème les traces dans la neige. De ces traces, l’idée de l’effacement. En découdre... se « défaire de l’encre » ? Ou ne plus avoir peur de « tenir (l’)ombre » ? Tout devient signe, charge au lecteur de s’en saisir. Le chant ranime la « flamme et le cri », le deuil parfois à peine dit mais tellement vif. La présence encore « à deux nous sommes ». Mémoire toujours. L’écriture en ellipse chez Isabelle Lévesque donne d’autres sens à ses mots. En cela, une écriture à lire avec attention pour ne passer à côté de ce qui s’encre. L’idée du passé perdu recouvert par le présent. Passé dont on aimerait que la lumière soit présente dans le maintenant. Mais l’écrire, chère Isabelle, n’est-ce pas le faire durer encore ?
Les images et les sensations qu’elles procurent sont fortes. Ainsi « empoigner (...) ce qui serait lumière » jusqu’à « il manque un signe au ciel ». Ce toi au ciel dont on attend le signe, avec lequel continuer de converser même si le nom s’efface un peu.

Ton prénom tu depuis en équilibre
de ma mémoire
ne vacille pas. Chaque nuit chaque rêve
redoutent les lettres effacées

« Il faudra bien séparer / la nuit et le jour », séparer le noir et la lumière... laisser place au jour. Poursuivre et se confondre aux branches, aux feuilles et à leur possibilité de toucher le ciel.
« Ta main la branche / dessinent le printemps ». Le temps passe et les mois. Chaque année recommencer ce qui éloigne de « toi ». Recommencer et « recoudre » ce qui naît meurt et renaît, avec éternité. Ne pas renoncer et « voler vers toi ». Le temps a continué son affaire, mais reste la mémoire, toujours courant dans le temps ou le silence.

Un coquelicot prépare en douce
sa percée. A le veiller je mets
en terre le silence

Deuil mêlé à la métamorphose des plantes avec les saisons. Deuil, cette rive de l’autre côté, laisse pourtant renaître la vie chaque année. Rien n’est vraiment mort. Tout est prêt à renaître. Encore et encore. Tant que la mémoire...

Lorsque tu trembles à deux doigts de moi,
rien plus léger que libre, je vole vers toi :
le rêve rencontre les louanges des nuages
parmi les anges perdus (c’est un rêve).
Cet hiver le nid s’est bâti dans le ciel.

Mon cœur porte les épines
des unités qui s’alignent
- rien ne fleurit plus peut-être

Dans le vent pourpre, Philippe Mathy, L’herbe qui tremble

Plusieurs parties indépendantes les unes des autres composent le recueil de Philippe Mathy. Textes superbement accompagnés par des gouaches d’André Ruelle. Peintures qui représentent tour à tour des hommes, des femmes, toujours le regard détourné de celui du peintre.
La première, Verdun est comme une balle en pleine figure si on se réfère à un haïku de René Maublanc. Le poète écrit Verdun. Le faire c’est écrire « le bourdonnement de la mémoire ». Réveiller ce sujet de plus de cent ans jamais endormi. L’histoire est là, latente, pesante et continue d’agiter nos corps, nos mémoires. « Le ciel pèse de trop de souvenirs / de trop de cris, de trop de disparus ». A Verdun où les morts sont toujours présents car « leur mort vit encore ». Et dans ces plaines, ces champs de bataille, le paradoxe saisissant de la lumière, de ce « souffle léger de l’air » où tant de corps sont tombés, et cela va sans dire, sans légèreté. « Tu respires la pulsation / d’un temps qui ne passe pas ». Cette sensation prend à la gorge. On entend crier alors que le silence est saisissant. Philippe Mathy a ce don d’utiliser des images qui viennent cogner dans la poitrine, des images comme des éclats d’obus. Ses textes se lisent comme de petits tableaux tant le paysage et l’ambiance sont restitués. Mais Verdun, lieu habité par cette lourde page d’histoire est aussi celui d’un printemps sans cesse renaissant. Se souvenir des disparus est alors une manière de laisser place à la vie.

Suivent d’autres parties. Elles disent la vie. Celle qui crie, celle qui gronde. La tristesse devant la vitre , de celui occupé à ne pas vivre, alors que l’« on pourrait croire au printemps ». Mais inciter à s’ouvrir à la vie, à ne percevoir que la « trouée dans le ciel » et non le gris qui l’entoure. La solitude de l’humain, parfois grandissante avec les années. Vie comme l’eau d’un courant dont on n’aimerait pas qu’il s’assèche. Vie comme se sentir continuellement au printemps. Vie où un rien émerveille. Une coccinelle, le bleu du ciel. « La douceur de naviguer / dans le chant d’un merle en janvier ». Dans l’apaisement plane parfois le temps qui s’est enfui, une amertume de vivre. Mais si les mains s’ouvrent le cœur s’ouvre et le corps en fait de même. Il suffirait de se « laisser façonner » par la nature. Ces poèmes sont humanité et si parfois ils laissent entrevoir « le silex noir de nos vies », je pense qu’il ne faut en retenir que cette invitation à vivre.

Petits oiseaux du bord du jour,
posés sur la fenêtre du matin,
le chant qui vous anime
tremble de joie,
dans la lumière
qu’apporte le vent doux.

Si l’invisible ne nous est pas donné,
c’est qu’il se cache sous vos ailes.

lueurs, Cid Corman, Po&Psy érès

De brefs poèmes choisis et traduits par Danièle Faugeras. Un grand merci à elle, car Cid Corman est peu traduit en France mais il est à priori un poète majeur. Ces poèmes très courts portent une force extraordinaire. L’existence humaine, expérience universelle entre naître et mourir, ce livingdying comme l’évoquait Cid Corman. Il faut être doté d’une certaine profondeur pour pouvoir en quelques lignes dire tout ce qu’il y a à dire. A titre d’exemple :

le tour du monde
en labourant un petit champ.

Ou encore :

Pour la première fois
je me réveille
en voyant le ciel

Pourquoi en dire plus pour aborder la question de l’être et être celui qui voit ?
Un poème page 9 devant lequel je pourrais rester des heures.

Je n’attends rien
de la rivière
et elle, il est clair

qu’elle n’attend rien de
moi. Pourtant quand elle
sort des

montagnes pour couler dans
mes yeux mon cœur
devient une mer.

Cid Corman invite à faire « du corps une lumière », et « rien de plus / que ça. » De nouveau tout est dit en quelques mots. C’est du grand art et j’ai l’impression de ne pas savoir manier tout à coup l’art de la recension, tant ce livre est pur. Une valse avec la nature, le retour parfois à l’enfance, une confiance dans les choses. Recherche d’une forme de vérité, ce juste voir le monde. Question du pourquoi sommes-nous là. Y a-t-il vraiment une réponse à cela ? « Ca reste un / mystère ». Ne suffit-il pas plutôt de voir les choses telles qu’elles sont ? Exister : un miracle. Vivre et mourir « coexistent au présent, à l’intérieur même de chaque moment singulier de la vie de chacun ».

La lumière touche
chacun de nous
pour l’ombre.

Nous n’apportons pas
mais tout ce que
nous sommes donne.

*
Rien
à faire -
voyant

la feuille
tomber -
sinon voir

Refaire le monde, Claude Minière, Gallimard

S’agit-il de refaire le monde comme le suggère le titre ou bien au contraire de continuer dans la lignée de ce qui nous précède ? Faut-il compter les syllabes et s’adonner à la « reprise éventuelle de l’alexandrin » ? Voir dans le noir la lumière ou bien la vie dans ce qui vient ? Mes réflexions oscillent de la sorte en lisant la première page du recueil. Claude Minière évoque les voyelles et les consonnes. Ces lettres « telles des étincelles » s’entremêlent, forment l’écriture. La parole est essentielle, mais la manière dont les hommes s’en approprient est certainement maladroite. La poésie n’est pas seulement pour faire joli, elle parle aussi de la violence et se doit de le faire. « Le poème dit ce qu’il dit / littéralement et dans tous les sens ».

Claude Minière interroge ce « nous », mémoire qui se compose comme et avec la musique. Mémoire à faire battre le cœur comme un opéra capable de déshabiller un personnage. De cela se dégage la raison d’être du poème, et ce qui va arriver. On oscille entre la vie et la mort. Chacun se demandant de quoi sera fait le monde. Mais l’important ne serait-ce pas la beauté de ce monde, plutôt que d’en retenir le malheur ? Entendre dans ces mots le chant. Le monde peut bien s’écrouler, Minière, lui, le tient dans ses mots à la verticale. Faire abstraction de ce qui parait vil : « ne comptez pas sur moi / je suis en vacances de l’humanité ». Se vider du monde pour ne voir que son vide et sa beauté. Celle-ci « a pris ce pli / venir s’asseoir sur (s)es genoux ». Echapper à ceux qui détruisent la planète, ou du moins est-ce une tentative de le faire. Aller vers cette idéale utopie : que les vivants « habitent en poète ce monde ». Lire Claude Minière c’est remettre le poème à sa place. Une place humble et essentielle. « Le poème ne parle pas, il est le poème. Il nous parle. » Le poème peut bien refaire le monde. Il demeure le poème. Merci à Claude Minière de nous le rappeler.

Pour que la parole s’envole il faut
que l’écrit reste
qui l’écrit fait défaut
les hommes d’aujourd’hui sont maladroits
les oiseaux malades du tweet
plus de chant
plus de touche dans l’air
du jour au lendemain
dans le magazine cette phrase morte :
« chaque animal joue un rôle dans la biodiversité universelle »
Que se passe-t-il de terrible ?                 que s’est-il passé avec les gentils passereaux ?

Une épiphanie , Alexis Bardini, Gallimard

Une hymne à la joie, du moins dans les deux premières parties. Une invitation à être dans « le paysage en équilibre ». Au départ, correspondance avec une présence confondue aux fleurs. Une présence/absence qui au fil des mots devient l’attente d’un geste recommencé. Des phrases en italique, une seconde voix pour mêler les langues, une intimité. Une proximité, « chaque jour devrait commencer ainsi / lire ces mots / (...) / comme un café entre les mains ». Les mots traversent le temps, deviennent mémoire. Ils « recompose(nt) (la) façon de regarder le monde ». Ils s’imprègnent de cosmos, « déboutonne(nt) les étoiles », sont « zébrés de lumière ». La grammaire des corps mêlés à la nature, celle de l’écorce, de l’arbre, de la peau et du ciel. Les mots relient l’absence, le temps écoulé entre deux présences. Ecriture considérée comme l’onde d’un caillou jeté dans l’eau. Ecriture qui réunit deux âmes, deux corps « aux cordes du ciel ». Ecriture du désir, celui de « l’orage / la peau du ciel qui se déchire ». L’absence tant et tant, que la présence lorsqu’elle devient est « un jour sans fin » où le temps devient de l’or. Présent où la fleur dans le cœur est « au seuil de chaque mot ». Temps où les « mains (...) ne connaissent nulle loi / Et (...) désobéissent au silence »... jusqu’à « attein(dre) ce ciel / qui ne nous attendait pas ». Ecriture de sentiers empruntés où les langues s’entremêlent. Présence ancrée mais qui finit par se détourner. Dans la troisième partie , « les mots saignent (...) craquent / au cœur de la phrase ». Absence sans plus aucune rencontre. Absence où il est désormais impossible de « soigner les blessures de la fleur ». Les voix désaccordées, l’écart installé entre deux êtres « devenus des lignes parallèles ».

Quelque chose de spirituel dès le titre du livre et dans la manière de considérer les corps et la matière. La parole et l’imaginaire de la langue dans l’absence/présence reliée au cosmos. Le livre monte petit à petit dans l’intime, atteint un ciel qui malheureusement se défait dans la troisième partie. Une mise à nu.

Et ce jour-là
Les arbres nous ont regardé
D’un bruissement de feuilles
Ils ont tenu la main de nos vertiges

(Ils savent mieux le feu
Cet avenir gravé en eux
Et par des gestes lents comment l’apprivoiser)

Et sans attendre le moindre retour
Ils ont couvert cet or secret qui nous anime

Ô Saisons, Denise Le Dantec, Editions des instants

Livre cosmique - « le ciel est un grand trou rempli d’étoiles » - en forme de listes comme s’il s’agissait de ne rien oublier. Bonheur du jardin, de la nature. Bonheur de lecteur. La langue est belle, les images sont des merveilles. Ecriture à la fois contemporaine et nourrie d’années d’observation. Comme un jardin cultivé, une mémoire où se côtoient la lune et les fleurs. Le temps et les gens Les petits chiens et les arbres. Comme une traversée dans les trouées du poèmes, dans les trouées du ciel, dans « l’air vivant ». Comme une « cérémonie de voyelles et des coquelicots ». En arrière plan, le poids de l’histoire, les hommes pleurant, les migrants et les solitudes. Mais tout ce qui entoure est beau et donc prédomine dans cette poésie. Des références à un monde de lettres et de poésie, contemplation de la nature, méditation. Les textes ne suivent pas une architecture particulière. Les sensations s’assemblent et forment des poèmes. Eurydice, Sapho, Zeus côtoient chèvre, pom-pom girl, pluie, fille, femme, mère. Denise Le Dantec traverse les époques, traverse le temps. Des retours dans la mémoire, une jolie fille, un petit chien. Eternelle jeune fille comme les roses. « Le mystère de la chose / est dans la chose ». Il me semble que Denise Le Dantec écrit pour fleurir et refleurir et on en redemande. Signalons au passage cette nouvelle naissance : les Editions des instants ! (On en reparlera.)

(...) Je suis celle qui écoute Euterpe, assise sous les arbres, dans la douceur et les voyelles

Les sauts mélodiques sont cachés dans les buissons -
dans les chambres de pollen de hasard et de bruit

Les fruits sont gonflés de graines et de mots

A 16 heures 30, le monde a fleuri

Les fleurs de sa jupe sont tombées

.../...

Je voulais parler du moineau / de la chanson grive / des arbres / arbustes / de la clôture en bois de la haie... des mille kilomètres de plaines / de routes poussiéreuses / de vieilles villes violettes...

des feuilles posées comme des oiseaux

du très beau cyclamen sorti soudainement du rocher

de mon sorbier autant que de la rose

L’année du pied-de-biche, Florentine Rey, Le Castor Astral

J’écris des formes courtes
pour ouvrir et fermer les portes
et changer de costume
entre deux poèmes

Ecrire bref et avec peps. Pourquoi écrire long quand tout ou presque peut tenir en quelques lignes ? Pourquoi écrire long quand les pépites n’ont pas besoin de longs discours ? Et quand d’entrée de jeu, on entre dans ce livre par ces deux vers :

Je voudrais que quelqu’un m’entende
J’aimerais bien que ce soit moi

Le lecteur est entraîné dans une écriture tour à tour tendre ou engagée, passionnée ou fantaisiste, écologique ou orgasmique. Une écriture libre et sans fioriture, au plus direct. Ton parfois malicieux parfois sérieux, voire triste s’il le faut vraiment. Surtout vitalité, vitalité, vitalité de costume en costume. Florentine Rey au gré des poèmes se vêt et se dévêt. Parfois de juste saliver une phrase devient lac. Le livre tient ainsi par la force de certaines phrases, par la force des sensations. Interroger le monde aussi bien que l’intime : « Promener les doigts / sur une fleur / et changer le climat / à l’intérieur de soi ». L’énergie circule entre ces poèmes et les relie entre eux, en forme des colliers. Le quotidien mêlé à des questions plus profondes. Florentine Rey écrit aussi le désir et le fait de se sentir en vie et pleinement en vie.

Ton souffle entre
par ma nuque
et me courbe
comme une canne à pêche
Je suis au bout de l’hameçon

Florentine Rey n’oublie rien au final. Elle évoque le féminisme, la fatigue de l’homme, les injustices, les incohérences, les enfants sur les trottoirs, les migrants, les peuples de Syrie, de Guinée ou du Niger. Et entre ces poèmes, des textes où le corps est engagé, où c’est un peu sexe : « J’ai l’impression d’avoir un muscle en plus / quand j’écris / et quand tu bandes ». Poils et sexe mêlés à la maternité. Revenir à l’amour, à l’intimité, comme pour chasser toute la misère du monde. Si l’on pouvait changer le monde, se conjugue au conditionnel. La passion, elle, par contre, se conjugue intensément.

La forme, si elle parait légère en apparence ce n’est que pour mieux lancer des flèches. Florentine Rey comme une bulle d’oxygène, cette poésie ne se prend pas la tête mais parle vrai. Elle soulève néanmoins des sujets d’importance et notre rapport à l’écologie et à l’engagement. Avec la liberté comme horizon revendiqué comme l’indique si bien l’éditeur en quatrième de couverture. Affirmer sa féminité et sa liberté - femme de proue / qui prend le large.

Allongée sur un banc
je fixe le soleil
pour faire mûrir mes yeux
et les préparer à regarder
la fin
en face

L’eau du bain, Rim Battal, éditions Supernova

Dans une veine proche de Florentine Rey, Rim Battal est une de ces voix féminines contemporaines qui revendiquent la liberté - de corps et de poésie. La poésie est directe, les textes sont soit brefs, soit occupent la page. Textes flots distillent sur la page tout ce qu’il y a à dire, à déballer, en commençant du plus intime au plus universel. Le livre est dédié à la mère et ce lien filial est central. Le poids des générations sur les épaules, transmis dans le sang, dont Rim Battal tente de s’extraire. L’eau du bain, cette eau qui s’écoulerait par le siphon. Image de quelque chose que l’on lave et qu’il convient de laisser s’écouler tout en la regardant tourbillonner. Le rapport à la mère pesant et compliqué, baigné dans les traditions d’une famille marocaine : « A dix-neuf ans, ma mère a exigé de moi un certificat de virginité ». On ressent quelque chose qui doit être apaisé, comme un besoin de se sentir libre et cela se passe surtout par la sexualité. L’écriture alors lâche les brides, la sexualité est sans tabou. Elément étonnant sexe et maternité s’entremêlent quand elle devient mère à son tour - accouchement et masturbation évoqués ensemble. La maternité de l’auteure est cette façon de « voir se défaire (s)on nombril » - une manière peut-être de couper le cordon ou de se souvenir qu’il est toujours là à poursuivre l’histoire des mères. L’auteure engagée à plein corps et un peu politique par moment. Elle semble régler ses comptes avec sa mère mais tout en révélant la force de ce lien mère/fille. Devenant mère, l’enfant sorti du corps, l’enfant sorti du sexe, le lait comme une éjaculation. L’enfant se séparant de la peau de sa mère. Poésie frontale, elle ne s’embarrasse pas des belles images. Liberté sans tabou aucun. L’écriture de Rim Battal demeure néanmoins dans une forme d’oralité. La forme, la syntaxe, l’écriture en elle-même sont moyens d’expression mais ne sont pas avec ce livre dans une recherche littéraire.

Je veux : écrire lire dormir me masturber faire l’amour
prendre des photos discuter avec dire écouter beau-
coup jouer du piano pour moi seule manger un truc
bon boire un truc bon et frais mais
J’ai mal au poignet
J’ai une plaie dans la bouche
J’ai un bébé qui dort sur mon sein droit
Je ne sais pas faire danser le bois

-Nature sans titre-, Fanny Garin, angle mort éditions

Comment dans un paysage de carte postale s’introduit le désir, l’écriture et son audace. Le corps et la peinture. Le corps et sa nature.

un homme met les doigts dans ma bouche et moi, je mets les doigts à la peinture d’une montagne.

Poésie sensuelle - sexuelle même - qui pourrait être dans la même veine que celle de Rim Battal ou Florentine Rey (voir les chroniques ci-dessus) mais en prime, une recherche sur la langue intéressante et vibrante. Utilisation de métaphores (ou pas) produit son effet, laisse la place belle à l’imaginaire. Poésie qui n’hésite pas à employer le mot sexe, le mot jouissance, en cela elle pourrait être proche de nos deux auteures précédentes. « Certaines heures l’absence de jouissance me peint comme les arbres », le poète « met ses doigts dans les draps ou son sexe, tout verdit ». Tous les arts se rejoignent où les corps deviennent paysage, où la chambre elle-même devient paysage. Fanny Garin chevauche et culbute les mots. Il y a du rythme. Les corps se rejoignent et ont quelque chose à voir avec les constellations ou les loups. Elle écrit des « vers à façonner sexe, à pénétrer la bouche ». Cette écriture n’est pas brute de fonderie, elle conserve cette pointe de lyrisme et cela est de l’art. Elle évoque également le fait qu’écrire le désir pour une femme pourrait être perçu comme un acte de prostitution, que seul le poète (l’homme) pourrait avoir accès à un certain champ lexical. En cela, Fanny Garin a cette maturité, cette lucidité qui lui permettent de ne pas donner cette impression. Mêler fantasme, réalité et touche bucolique pour remonter l’écriture, remonter le désir - quelque chose de mouillé sous la langue, dans la transpiration des corps. Le tu ou le moi qui s’effacent dans cette même chambre d’écriture. Origine du désir et de son automne, sa montée et son fantôme. De l’audace, de l’audace ! Et quelques mots entre parenthèses : « (le mot verge me fait rire) / (mais ceci est un secret) ». Cette nature peut être sans titre mais ce n’est pas sans talent.

méthodiquement écrire la montagne je ne peux alors : j’écris méthodiquement les baises de fantômes : l’arbre dont je vois un morceau depuis le sol de la chambre, une confusion entre parquet et moquette qui brûle la surface du dos, les ombres nombreuses des feuilles sur ton dos qui est seul, tourné vers le plafond : ton dos dit qu’il est seul tandis qu’il se supprime à moi : ces jours son dos ravale sa sueur. maintenant ce n’est plus ta sueur qui se mêle à

mienne

quelques gouttes de pronom il sur mon sexe

[...]
je remonte le liquide depuis un ventre, je remonte l’écriture jusqu’aux seins, et tout disparaît derrière les vitres la vitre disparaît c’est une nage

respire, Victor Malzac, La Crypte

Beau travail de découverte de la maison d’édition La Crypte. Ici, on lit pour la première fois un recueil Victor Malzac, né en 1997, prix de la Crypte 2019. Fraîcheur et gravité mêlées dans ce recueil. Dès le titre respire : invitation à laisser la vie s’infuser dans le corps dès le premier vers : « je contemple la rue je dilate mes bras je respire ». Le recueil s’ouvre et se ferme sur cette idée d’ouvrir son corps à la vie. Entre les deux, le lecteur lit la douleur, celle qui empêche de respirer librement. La vie est une évidence : « je bois ce / que je peux ». Et si une chambre a pu se ternir, il faudrait la repeindre couleur vie. Victor Malzac a cette faculté de manier l’image et de la renouveler. Force d’évocation et déjà une maturité dans l’écriture. Dès les premières pages, on a envie de suivre l’auteur dans son cheminement. Réels tours de langue. Victor Malzac fait croire au premier abord que tout respire, que l’amour, corps et cœur vont s’installer dans ce livre. Mais au bout de quelques pages, un verre tombe. On entend rire un peu trop fort. Une volonté plus forte que tout de se relever. « J’aimerais sentir passer / le vide - vivre / simplement ». Car si le corps tombe, ne pas oublier d’y mêler « mon amour ». Ne pas oublier de lutter contre la solitude qui envahit : « faire la guerre au vide ». Ne pas laisser la survie s’installer. Sous la douleur, une colère face au monde, l’écriture remonte néanmoins de la beauté, comme une porte de sortie vers ce corps de nouveau en vie. « C’est toi mon corps je te le dis je t’aime ». Hymne à la vie. Respiration, respect pour le corps. Une telle sincérité. Le ton est grave mais dégage paradoxalement une certaine fraîcheur. Coup de cœur. Mes encouragements cher Victor Malzac.

je
respire halète      maintenant
je me sens bien aujourd’hui par exemple.

je ne suis pas un athlète mais
      c’est dingue - ce corps est devenu
si puissant      d’un coup mon corps est devenu
la force  la vie même

je suis brutal je peux
faire de grands sauts      de plus en plus
hauts - avec
je peux m’envoler presque, et me voilà

sur le stade           grec
enfin presque
. je mange
mon passé            je le dévore
il m’alimente comme des protéines


je suis plein je respire un grand coup maintenant
je peux
courir.

Mourir enfin d’amour, suivi de Amour dormant, Luce Guilbaud, Poésie Al Manar

« Je la vois / d’un bon pas sans regarder derrière / sur les chemins du marais vers la mer ». Qui ne se souvient pas de voir l’un de ses grands-parents allant marchant par les chemins ? Luce Guilbaud dans ce nouveau livre donne une très belle évocation de sa grand-mère, une évocation si pleine d’amour que le lecteur se souvient lui aussi de ce lien unique avec son ascendance. La grand-mère de Luce Guilbaud traversant le temps, femme d’un temps passé toujours dans le présent. Les poèmes débutent souvent par le soleil et se terminent par la nuit - toute une vie pourrait ainsi tenir dans une journée. L’aïeule évoquée au présent parmi la mer et ce qu’elle a pris. La grand-mère toujours présente au-delà de la parole. La mer et ses secrets, les douleurs de la vie. Vivre et mourir au rythme de la mer et du vent, aimer les marées, en redouter les tempêtes, semble avoir été le destin de cette femme de bord de mer. Ce livre est de ceux qui accompagnent nos disparus. « Elle va mourir enfin d’amour »- ces mots portent le recueil, en donnent le titre mais témoignent de l’amour pour la mer et pour celui que la mer a avalé. Ainsi mourir dans la mer, cette image pour un « retour au ventre maternel ». Luce Guilbaud renoue avec ces souvenirs tendres de celle qui attendait et qui a connu « tant de départs ». Ses souvenirs ne peuvent que se mêler à la mer, souvenirs d’une vie s’éteignant. C’est un beau recueil où l’amour est ancré. Celui qui demeure dans le cœur, celui qui n’est pas mort.

Demain sera peut-être un autre jour
elle cueillerait le soleil des ajoncs avec épines
suivrait les traces argentées de l’escargot

elle reviendrait dormir devant sa porte tenant les murs et nourrissant la margelle de ses sourires entendus

mais maintenant c’est la nuit dans son tablier
la nuit pour aller _______pour oublier

L’occasion aussi de signaler un autre titre de Luce Guilbaud paru ces derniers mois chez Vincent Rougier Editeur Perspective flottante / Marais Poitevin , où l’auteure nous emmène marcher en « terres liquides ». De petits poèmes qui restituent ces paysages particuliers, pas seulement ceux d’aujourd’hui mais également ceux d’hier. Cette « géographie indécise des eaux » où la frontière entre l’eau et la terre reste à définir. Dans ce petit livre Luce Guilbaud ne déroule pas seulement le paysage mais aussi la vie en ce lieu, avec les maisons, les vieux métiers où des générations sont passées. Ces marches où nommer les plantes et les oiseaux, marches où la mémoire se superpose aux paysages. Ce serait dommage de ne pas marcher en compagnie de Luce Guilbaud.

Boulevard de l’Océan, François de Cornière, Le Castor Astral

Boulevard de l’Océan n’en est pas à sa première édition, mais de mon côté je découvre ce texte en 2021 à l’occasion de ce troisième écrin - format livre de poche. Des dessins de Valérie Linder l’illustrent et restituent l’ambiance des petites histoires de bord d’océan. On sent une belle complicité entre texte et illustrations. Si ces dessins sont présentés ici en noir & blanc, on n’en devine pas moins les couleurs et les nuances de bleus du bord de mer. Cette réédition est par ailleurs un travail d’équipe car il est augmenté d’une préface d’Yves Leclair et d’une postface de François Bott.
François de Cornière écrit quotidiennement à la table de sa cuisine face à la fenêtre côté jardin. Il en est ainsi aujourd’hui car pendant l’écriture de Boulevard de l’Océan, l’auteur écrivait depuis une petite maison qu’il louait au bord de la plage avec vue sur tout ce qui se passait là.

La mer par la fenêtre, et l’on ne fait plus rien. Très vite c’est l’évidence et très vite on l’écrit.

Capter ce qui se passe, ce qui semble important sans en avoir l’air. Restituer la force d’un instant. Accorder de l’attention à ce qui semble banal et démontrer que dans ce banal il n’y a rien en réalité qui puisse l’être autant. « Tout cela paraît simple et tout cela est simple ». Ecrire tous ces gens que l’on croise, tous ces gens qui participent à un même mouvement. Ces gens qui partagent le même air, le même ciel, le même océan. J’aime cette prose de François de Cornière où les choses simples sont finalement les plus profondes. « Donner un sens aux mots » et pas seulement aux mots, mais à la vie, tout simplement. Ecrire pour retenir ces instants présents et passés. Ces corps pleins de vie. Ces corps en vélo, en train de marcher, de se croiser, de nager. Corps toujours tendus vers quelque chose. Ces gens - jeunes filles, touristes, voisins, enfants, familles - rassemblés devant l’océan. Sur ses bords, tout est attraction. Cirques de bords de mer, promenades en vélo, jeux de sable, paroles sur la plage... Des phrases les plus simples auxquelles on ne fait plus attention. Tout est entremêlé à l’océan. Non seulement son bord, son boulevard mais aussi l’océan et ses marées qui dévoilent des paysages secrets.

Du bord (...) il n’y a plus vraiment de mer, ni vraiment plus de terre. Mais à la place, l’espace  

*

 
Il en faut bien, des bruits, pour entendre le silence.
 

*

 
Aller voir la mer, c’est aller voir le ciel. Car ici tout est lié. Et tout revient au même . La mer reflète le ciel, le ciel explique la mer
 

*

 

Le boulevard de l’Océan ouvre ainsi l’horizon, mais en même temps il nous tient, en nous attirant là, au bord du vide

Livre d’amour pour le ciel et les marées. Livre d’amour pour tous les gens qui se côtoient sur ces bords, à la plage, à la pêche, en vélo... Une attention aux petites choses et leur description touchante trouve en chacun de nous un silence particulier. Une écriture qui nous apaise et nous emmène sur les bords d’océan profiter de la belle saison.
Tout y est précis. Le lecteur y est. Tout est juste et vrai. Lire François de Cornière, c’est lire le « bonheur d’être là ».

(...) La cabine téléphonique du boulevard de l’Océan se situe exactement là. Comme les autres cabines, elle est rarement occupée pendant la journée. Pas très propre (des numéros, par terre, griffonnés sur des bouts de papier, des mégots, des prospectus, beaucoup de sable), elle ne m’attire guère. Pourtant, le soir, elle fait parler longtemps, elle donne des rendez-vous, et il est étonnant de voir la cage de verre allumer et éteindre sa lumière, où tournoient des insectes, comme un phare sur le bord du boulevard. Ce sont surtout des jeunes qui, la préférant à celle de la place du Marché, viennent, ici, appeler dans la nuit des chiffres qui les attendent. Dans la cabine téléphonique, un numéro signale, collé sur la cloison, qu’on peut être appelé. Alors il arrive que la sonnerie retentisse. C’est là que je décroche et que je vous raconte tout, que je vous parle de ce qui me parle, ici, boulevard de l’Océan, du côté de la mer : oui, la sirène nous a fait peur cet après-midi, mais ce n’était rien. Oui, il y a eu des méduses, il y en a beaucoup moins depuis les grandes marées. Non, il n’a pas plu, la soirée a été magnifique. Le vent ? Il n’a pas fait trop de dégâts. La pêche ne donne vraiment rien cette année ; mais on ne sait jamais. Les Anglais ne sont pas encore arrivés, ça ne va pas tarder. Oui, le voisin est déjà là. Aujourd’hui ils se sont baignés toute la journée. Oui, tout se passe bien. Mais je n’entends plus très bien. Je vais raccrocher. Souvent il me semble que la voix qui appelle, c’est la mienne. Je le jurerais presque, si c’était possible. Mais parfois, au bout de la ligne, j’entends aussi les vôtres, très loin qui se superposent et me parlent aussi. Ces voix, elles n’ont pas d’âge, c’est surtout cela qui peut paraître troublant dans la petite cabine. Et je note, à tout hasard et pour vous les donner, le numéro d’appel et le nom de la rue (une grande allée, une petite route tout au plus) : « boulevard de l’Océan », juste entre vous et moi.

Cécile Guivarch - lectures & photo


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