Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Bonnes feuilles > Lus et approuvés (novembre 2018) par Valérie Canat de Chizy

Lus et approuvés (novembre 2018) par Valérie Canat de Chizy

samedi 27 octobre 2018, par Valérie Canat de Chizy

Watson Charles, Le chant des marées. Unicité, 2018

Comment vivre le monde quand je ne connais que / Toi pour réalité, écrit Watson Charles. Le poète s’adresse à son île, Haïti, où il est né et a passé son enfance. Une île qu’il craint de ne jamais revoir, comme il craint de perdre à jamais cette vie d’avant l’exil. L’île est à l’horizon, là où se porte le regard du poète, là où le porte sa contemplation. La mer est omniprésente dans ce recueil, elle symbolise le voyage et l’errance. Watson Charles s’adresse à sa patrie comme il s’adresserait à son amour.

Je voudrais parler ta langue, tes chansons
Pour dire à jamais que je t’aime
Je voudrais te dire tant de choses
Mais le cri du poète est une rivière qui pleure

L’image de l’île se confond avec celle de la femme aimée, désirée. L’île devient femme. Elle est un objet de désir vers lequel le poète tend, et c’est ce qui le pousse à avancer, même s’il s’agit d’un chemin d’errance et de dérive au gré des océans. C’est un voyage, non pour arriver quelque part, mais pour être en mouvement, pour tendre vers un but, pour suivre l’étoile polaire.

Le poète porte en lui des blessures. Blessure de la séparation, tout d’abord. Blessure liée à la souffrance de ses ancêtres, du temps de l’esclavage. Blessure de la tragédie de 2010. Haïti est une île mutilée, en deuil, elle est un amer linceul.

Pour autant, ce qui prédomine dans ce recueil, c’est la lumière et l’amour, grâce à la présence de la femme aimée, dont la beauté et la sensualité irradient.

La nuit les enfants crient à tue-tête
Comme un bateau naufragé
Entre mes mains
J’ai toujours aimé cette odeur de toi
Comme un refrain d’hier
La nuit est cette immense vague
Qui me prend à contre ville
Qui me fait tourner la tête
Comme un air de blues
Déjà nul ne te connaît autre que dans ta splendeur
Et multiples débauches
La vie est immense dis-je
Quand on rêve de folies


Bruno Doucey, L’Emporte-voix. La Passe du Vent, 2018

Bruno Doucey est surtout connu en tant qu’éditeur. Mais il est aussi écrivain, auteur de livres de poésie, de récits, de romans, d’essais. Le présent recueil aborde la question de la lecture à haute voix, du partage, de la transmission, du rapport aux autres. Les poèmes qui le composent ont pour la plupart été écrits lors des déplacements de l’auteur, en France, mais aussi au Nicaragua, en Crête, en Haïti, en Roumanie, à la Réunion, là où l’ont conduit les sentiers de la poésie. C’est un recueil qui a une touche exotique, le monde qu’évoque Bruno Doucey est un monde multicolore, il est vu avec les yeux d’un enfant. C’est un monde devant lequel on s’émerveille. D’ailleurs les enfants sont très présents dans ce livre. Les choses les plus simples, toujours en lien avec la nature, sont les plus belles, que ce soit une carapace de tortue ou l’écorce rugueuse de la terre. Il y a la beauté des mots, la beauté du monde, la beauté de l’enfance. C’est une poésie qui est traversée de grands quartiers de bonheur, une poésie où l’imaginaire a une place importante. Le poète nous emmène dans la jungle sur les traces du jaguar, il nous emmène dans la fourrure bleue de la nuit. Il y a des îles, il y a les étoiles que l’on contemple dans le balancement des mâts. Mais surtout, il y a la poésie, la lecture à haute voix, qui sont un liant entre les hommes, qui sont une porte sur l’infini, un accès à l’invisible.

Mots dits
Mots lus

nous ne sommes plus seuls

Un fil d’or relie nos vies
comme les étoiles d’une constellation

Pour moi, tous les poèmes de ce recueil méritent d’être cités tant ils débordent de tendresse, de propension au bonheur, de célébration de la beauté du monde.

La première fois
que je t’ai lu un poème
tes yeux se sont mis à briller
d’une manière étrange

Je ne saurais te dire
ce que j’ai vu dans ton regard
ce jour-là

Mais une porte s’est ouverte
sur une façon de vivre
et de chanter la vie
que peu de gens connaissent


Thierry Renard, La nuit est injuste. La rumeur libre, 2018

Thierry Renard nous propose une véritable somme poétique avec ce nouveau recueil paru à La rumeur libre. L’ouvrage, qui ne fait pas moins de 250 pages, se lit comme une épopée. Les poèmes sont avant tout reconnaissables par le souffle qui les habite ; ils sont parcourus par une fougue, un impérieux besoin de vivre, malgré les épreuves réservées par la vie. Entre exaltation et désenchantement, le poète navigue, toujours vaillant à la barre. Il pourrait s’agir d’une poésie narrative, dans le sens où Thierry Renard se raconte, il parle de lui, de son quotidien, de ses origines, de ses lectures, des lieux où il se trouve, des gens qu’il voit… Sa poésie est fondée sur le rythme et l’oralité. Le sujet de ce recueil, ce pourrait être « La Grande Vie », du titre du livre de Christian Bobin, que Thierry Renard ne manque pas de citer, tout comme il évoque les poètes qui lui sont chers, tel Pier Paolo Pasolini.

Avec Pier Paolo Pasolini
Les vrais révoltés
Comme les vrais révolutionnaires
Ne déméritent jamais
Et surtout ne trichent pas.

Thierry Renard aime s’entourer, d’amis, de poètes, de sa famille, en témoignent les dédicaces, nombreuses, et les citations mises en exergue. Ce qui ressort, c’est son engagement dans l’écriture, et l’importance d’exister / de vivre en poète. Il a besoin de l’écriture, comme de la lecture, pour vivre : l’écriture la lecture / sont des luxes / que je m’offre / presque chaque jour / chaque nuit / je ne saurais / vivre sans eux.

Le poète raconte ses envolées, quand le ciel est très bleu, mais aussi ses désillusions face aux lendemains qui ont cessé de chanter. J’avance en arrachant / la joie, écrit-il. Il parle aussi de la solitude propre à tout un chacun.

on est seul
tout le temps seul
à dix heures du matin
au buffet de la gare
devant son petit déjeuner
pain au chocolat
café et whisky
on est seul
en attendant le train
en cet endroit du monde
entre départ et arrivée.

Il revendique ses origines modestes, sa tendresse pour les plus pauvres, lui qui fut un voyou de la rue, et pour qui les humbles plus que les autres / Sont dignes.


Thierry Radière, Après la nuit après. Éditions Alcyone, 2018

Pendant la nuit, les rêves viennent nous visiter. Et, au matin, que faisons-nous de ceux-ci ? Thierry Radière, lui, a trouvé un bon moyen de ne pas perdre le fil de ses rêves : il en fait des poèmes. Après la nuit après est un recueil de courts textes poétiques en prose. Pour l’auteur, les rêves deviennent vite au contact de la lumière du jour, des poèmes avides de raconter des histoires. Et dans ces histoires, nous retrouvons des éléments qui n’ont a priori aucun lien entre eux. Ou comment la contemplation de miettes tombant de la nappe nous mène aux artistes, à la peinture dans leurs ateliers. Tels sont les rêves : on ne sait jamais où ils vont nous mener. Certes, le réel est bien présent, mais les éléments de ce réel sont détachés de leur contexte et apparaissent parfois incongrus.

Les vélos ont fini par s’arrêter de tourner ils étaient bruyants avec leurs chaînes non graissées leurs pneus frottant contre les draps il y avait des cheveux partout preuve que la course avait été un peu violente juste ce qu’il faut pour repartir une perruque devant la glace un rouge à lèvres avant le voyage à deux.

Des souvenirs émergent du subconscient, comme celui de la grand-mère appliquée à écraser la soupe, avec son chignon gris et son tablier, et qui semble parfois flotter au milieu d’autres images, avec netteté, mais qui est toutefois bien vite noyée par d’autres visions qui la bousculent, la poussent vers la sortie. Il y a les souvenirs des jeux d’enfant, des voyages en train, de l’odeur des feuilles mortes. La noirceur n’est pas absente, elle surgit sous la forme de cauchemars, avec des monstres, des morts, de la laideur, un danger sous-jacent, mais elle est bien vite balayée par des images plus lumineuses. Ainsi, les images se suivent, sans lien apparent.

Parlent les oiseaux encore endormis les ailes dures du voyage accompli les chants finissent leur histoire au moment où dorment les enfants les couteaux les plats coincés dans la fente entre deux mondes ne faisant que grandir par poussées nerveuse la vie.

Finalement, les rêves ne sont que du réel déformé, ou bien du réel vu à travers le prisme de l’intériorité, amalgamé aux peurs, aux souvenirs, au vécu, au plaisir, à la beauté, à la joie. Les rêves sont un miroir de la vie, aussi. Sauf que le plus souvent, nous ne nous en souvenons pas. Thierry Radière remède à l’oubli en faisant de ses rêves de la poésie.


Marcelline Roux, Vita Nova solo. Rhubarbe, 2018

Sous-titré Carnet d’une traversée, Vita Nova solo se présente sous la forme de notes relativement brèves, toutes numérotées. Ce carnet est une sorte de journal de bord, tenu par l’auteure suite à un séisme intime : la découverte de carnets tenus par son mari et la fin de sa vie de couple. Elle découvre une histoire qui n’est plus la sienne et son couple dégringole du rebord du meuble. Avec ce carnet, qui décrit la nouvelle vie en solitaire, Marcelline Roux pose des jalons, tente de se reconstruire, pas à pas. Passer de 25 ans de vie en duo à une vie en solo n’est pas anodin. Les notes ne manquent pas d’esprit de dérision, de mise à distance des événements. Ainsi, l’auteure nomme son ex-époux le disjoint. Garder le cap, malgré l’effondrement, telle est la gageure de Marcelline Roux, qui préfère se réjouir des kilos perdus, puisqu’une ligne svelte sied mieux aux femmes. Pour tenir bon, il y a la table d’écriture. Pas à pas, nous la suivons dans les étapes de sa nouvelle vie : les petits riens, qui donnent du baume au cœur, comme repeindre la cuisine en vert ou contempler le cerisier par la fenêtre, et les moments plus difficiles, marqués par la procédure du divorce, la séparation des biens. La reconstruction est longue. Le carnet décrit une traversée de trois années. Trois années au cours desquelles Marcelline Roux semble placer ses pions, comme sur un échiquier, se mesurant à l’adversaire, reculant parfois, mais avançant, obstinément, par petites touches.

51/Accueillir les nouvelles des autres comme des cailloux déposés par le Petit Poucet et espérer ne jamais être abandonnée dans la forêt.

171/ Tellement plus facile administrativement de se joindre que de se disjoindre que je finis par croire au complot.

178/ Cesser d’être une éponge : absorber les chocs rince trop. Investir dans un imperméable en plus du tapis ? Pouvoir s’essuyer les pieds est un début, cesser de servir de serpillière, l’étape suivante.

397/ Me consoler en cueillant toutes les prunes de l’arbre, en faire sept pots de confiture, en déguster, en offrir à ma voisine et ne pas chercher à comprendre pourquoi ce fruitier a attendu que je sois en solo pour donner ses premiers fruits. 12 ans d’attente : le prunus patiens existe donc.


Marc Guimo, La poésie, personne n’en lit. La Boucherie littéraire, 2018

Le titre parle d’un constat : la poésie, personne n’en lit. Et dès les premiers vers, nous sommes mis au parfum : Si l’on veut ramener la poésie au grand public / Si l’on veut / que les gens normaux lisent de la poésie / On devrait vendre la poésie / Au même prix que les grands parfums. Oui, la poésie ne fait pas rêver le commun des mortels, elle ne fait pas triper les foules. La poésie ne fait pas bon ménage avec le marketing et la grande distribution, elle reste confidentielle, limitée à un cercle restreint. Si l’on écrit de la poésie, c’est parce que celle-ci est un remède, elle aide à oublier les dettes, la pression au travail, la solitude... Pour autant, le ton du recueil est loin d’être défaitiste, au contraire, il est vif et alerte. Marc Guimo aime jouer avec les contrastes et la dérision : si ce poème atteint la puissance d’un cure-dents, ce sera déjà pas mal et je pourrai me coucher tranquille. Bref, il y a beaucoup de vitalité et d’humour, un bon coup de fouet que ce recueil sensé de parler de la défaite de la poésie... D’un autre côté, si on lit, si on écrit de la poésie, c’est que celle-ci a quelque chose à nous apporter, c’est qu’elle est une forme de résistance dans un monde uniformisé... Les poètes sont peut-être les moutons noirs dans le troupeau, ils se démarquent, il y a peut-être de quoi être fier, justement... Bref, cet ouvrage donne à penser, à se questionner...

la poésie dans le monde
c’est la puissance d’une mouche
sur le pare-brise d’une Porsche
désolé
il faudra faire un constat
et garder pour soi
qu’on voit de plus en plus souvent
des mouche en titane
sans immatriculation

Valérie Canat de Chizy


Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés