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Isabelle Lévesque, « Chemin des centaurées », par Philippe Fumery

dimanche 16 juin 2019, par Cécile Guivarch

Isabelle Lévesque nous emmène dans un monde qui est lui propre. Il lui est familier, il ne nous semble pas étranger. Elle nous invite à prendre le « chemin des centaurées » qui, dit-elle, se donne sans compter (115).

Le monde qu’elle aborde ressemble à la forêt, même bordée de prairies et de champs. C’est le vertical attrait des bois (15), l’humide attrait des bois (19). Un certain déplacement s’est instauré : Dans le bois fertile, loin encore (106), même si le lieu est fréquenté : nous sommes / le passage assidu des branches nues (15).

L’endroit évoqué s’enracine dans la région où vit l’auteur, la Normandie. Pour l’approcher, il est question de colza, de pommiers et de poiriers. Il nous suffit ensuite d’emboîter le pas : Je monte sur le rocher / pour deviner mon pays (la craie blanche) (65). De manière explicite, ajoute-t-elle, il pleut normand (90, l’adjectif est placé en italiques).

S’il pleut sans doute souvent, c’est le tonnerre qui est retenu pour sous-titre au mois de juin. Le recueil est organisé autour des quatre mois qui relient la sortie de l’hiver à l’entrée de l’été, une dernière partie s’intitulant « Depuis le solstice ». Mais ce sont des peintures de Fabrice Rebeyrolle qui charpentent le livre, et Isabelle Lévesque l’évoque elle-même en fin d’ouvrage. À chacun son métier d’arbre fruitier (43).

La forêt dans laquelle nous pénétrons se mue insensiblement en une Brocéliande, et le monde l’Isabelle Lévesque se révèle secret pour une part, magique pour une autre. La centaurée est une fleur qui relève du domaine des simples, des plantes dont on sert pour soigner les maux du ventre ou des yeux.

Le monde dans lequel nous pensons pouvoir entrer présente des spécificités : tout s’accroît. Il comporte des ombres et des secrets. Ce passage le dit assez clairement, en tête d’ouvrage :
C’est certain. Ne renonce pas : l’amour
envahit l’ombre – miracle, il croît.
Quelqu’un caché, quelqu’un secret
voue les feuilles à l’encre
(18. « Il croît » est placé en italiques).

C’est un univers où il paraît possible d’accroître le songe / d’un bouquet immortel (113).

L’entrée dans le monde à demi secret a commencé : je veux l’exil dans ton secret (48). Soyons éphémères et secrets (60). Les éléments contribuent à ce glissement : la nuit revient / pour éveiller le mystère (25). L’inquiétude peut surprendre parfois, comme s’il fallait se ressaisir, faire marche arrière. C’est un chemin perdu (17), ou comme l’écrit de manière subtile Isabelle Lévesque : je suis perdue qui va (24). Il n’est pourtant pas question de s’égarer, car le chemin mène à l’autre, à l’être aimé dont il est dit, de manière sobre et essentielle : je te cherche (25), je t’ai cherché (31), je t’attendais (19). Non, le chemin mène en lieu sûr, car le chemin, c’est toi devant (45).

L’ouverture de la part magique du monde s’opère avec quelques talismans. Le rôle des nombres y est agissant, comme le chiffre vingt-cinq, qu’il s’agisse de fleurs (19), de souvenirs (38), ou de la date du 25 août (93). Dans cet univers, on le sait : un papillon compte / 25 ailes promises (104). Le rôle de la couleur bleue y est prédominant. L’on découvre plus d’une dizaine d’occurrences, à l’invitation d’un avantage bleu (21), de plusieurs signes bleus (37, 67), d’un songe bleu (49), ou encore d’un secret bleu (25). On peut aussi relever cette jolie allusion : le poème et le dé bleu, la métamorphose (67). Le bleu est la couleur de cette variété de centaurée qu’est le bleuet. Ce qui est déjà en chemin, vers l’autre, c’est la promesse : ton nom s’écrit bleu sur le talus (46), et l’alliance : nos voix accordées / tissées de bleu (33).

Nous sommes au pays des fées, celles qui veillent sur nos vies et nous accompagnent sur nos chemins : le dé des fées touche la grâce (66). Ce n’est pas ton destin : tu t’envoles (87). Monde peuplé d’êtres fabuleux : des lutins se donnent la main (100). Ou encore la cétoine (100), le scarabée des lèvres et l’insecte des divinations (101), les papillons-coquelicots blancs (113). La magie a fonctionné à merveille, la rencontre est fabuleuse : nos mains forment un anneau d’or (57), nos mains liées par le serment de l’arbre (62). Elle a opéré au-delà des espérances, ce que dit à merveille le mot « noué ». Nous noués (56), corps aussitôt noués (110), et encore l’instant noué (73).

Le monde d’Isabelle Lévesque a quelque chose du jardin secret, du jardin d’Éden. Il nous est permis d’en entrevoir les merveilles. Ce qui nous attire au bord de son monde et le rend savoureux, c’est son emploi de la parole, dans le sens où celle-ci « est le brassage, en profondeur, de la langue » [1]. Et puis il nous faut le laisser à regret, par respect, accepter qu’une part reste à nos yeux un lointain, un horizon. Isabelle Lévesque est la gardienne des lieux, gardienne patiente et bienveillante : je scelle nos promesses à tiroirs secrets (118).

Isabelle Lévesque est un passeur de rives, elle nous tend un précieux fil d’Ariane, comme elle le déroulait dans un autre recueil [2] . C’est d’ailleurs sur le nu fil d’avril, nous sur le bord noués (39). Elle écrit clairement son souhait : j’accroche un fil blanc (55). Et c’est, nous n’en sommes pas étonnés : le fil d’écriture, lui-même pris dans l’élan de croître : Avril avive la pente, accroît le fil d’écriture (40).

Au terme de ce voyage, sur un chemin des centaurées où véritablement l’auteur se donne sans compter, les merveilles sont déployées sous nos yeux, comme le rappelle ce nombre sans doute magique de 2003 étincelles d’or, au cœur d’un été bleu (118).

Si tôt encore discrètement
tu trouves les mots,
la trace du secret
(amour),
le poème voit le jour
(111).

Philippe Fumery

(couverture : cri de lumière et floraison par Fabrice Rebeyrolle)


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Notes

[1Yves Bonnefoy, Entretien avec John T. Naughton, 2004.

[2Le fil de givre, Al Manar, 2018



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