Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Bonnes feuilles > L’espère-lurette, chronique po&ique, par Jean Palomba (juillet (...)

L’espère-lurette, chronique po&ique, par Jean Palomba (juillet 2021)

jeudi 8 juillet 2021, par Roselyne Sibille

Arun Kolatkar, Jejuri, traduit de l’anglais (Inde) par Roselyne Sibille ; préface d’Annie Montaut - édition bilingue - Editions Banyan (coll. Banyan Poésie), 2020

Arun Kolatkar (1932-2004), c’est comme s’il avait l’œil toujours affublé d’une loupe des plus excentriques. S’il s’approche, il décèle tout le mouvement des fards et des pigments en gestation. Des formes les plus précises aux nuées brumeuses, des vapeurs, des buées aux couleurs précieuses ou incongrues... il voit tout et comme équipé de lentilles protéiformes. A la faveur d’un rai de lumière impromptu, il perce certain secret, tel le diamant l’opacité corsée du verre sans tain. A le suivre, lors de sa pérégrination dans la ville de Jejuri envahie de présences-absences placées sous le divin signe des Khandoba, Maruti, etc., Kolatkar fait l’effet d’une créature aux antennes qui lui sortent des ouïes, capteurs d’une respiration non point captieuse, mais non ! une respiration attribuable aux dieux vrais et leurs doubles de pacotille !
Kolatkar, au moyen de sa prothèse oculaire, tout assisté de son ineffable pouvoir auditif, oui Kolatkar affirmait dans les années 70 du siècle 20 que les dieux indiens tombaient de leur socle d’or et n’avaient guère plus qu’une majeure fonction : tenter d’en fabriquer, flanqués de leurs prieurs en guise d’orpailleurs adjoints. Enfin, écrire qu’il « affirmait » est simpliste. Plus subtilement, il prouve cet état de fait en tenant un drolatique carnet de voyage, calepin de pèlerin atypique dans un périple à Jejuri, bourgade de pèlerinage, état du Maharashtra, site d’un culte dédié au dieu Khandoba.
Ce qui aurait pu n’être qu’un journal de bord devient un ouvrage culte publié en 1976, recueil d’un poète majeur - pourtant peu disert - de la modernité indienne, ayant reçu le Commonwealth Poetry Prize. « Le plus remarquable recueil de poésie de l’Inde moderne », insiste David Aimé, fondateur des éditions Banyan, dédiées -depuis 2015- exclusivement aux littératures de l’Inde. David Aimé qui publie en bilingue anglais-français ce magnifique livre couleur curcuma, l’épice que font pleuvoir les dévots de Jejuri pour célébrer Khandoba. Opus doré jusqu’ici introuvable en français.
L’effervescence créative dont regorgent les poèmes de Kolatkar est avant tout rendue par son don pour l’observation. Kolatkar, en plus d’être poète, musicien et traducteur, était publicitaire et graphiste émérite. Ceci expliquant cela. Sa poétique d’abord underground et anti-commerciale se parfume à l’esprit de la jeunesse indienne des sixties & seventies, spécialement, celle de Bombay où vécurent Arun, son frère Makarand et son ami Manohar Oak, compagnons de route à Jejuri. Un creuset culturel mélangé de foi, mythe, tradition et scepticisme et qui eut cependant de fortes accointances avec la Beat Generation, voire l’Ecole de New York ou l’objectivisme de William Carlos Williams, Ezra Pound et consorts, si l’on en juge par le tour très visuel des poèmes de Jejuri, tous empreints d’un prosaïsme transcendé. Aussi, éclairé par l’analyse qu’en fait Bernard Turle dans la revue en ligne Recours Au Poème, peut-on vérifier que les vers de Kolatkar sont pris dans « un mouvement urbain, internationaliste et œcuménique » qui n’est hélas plus de mise par les temps qui courent.
Dans Jejuri, l’excursion pratiquée par l’auteur réaliste, libre-penseur - cependant érudit pétri de civilisation et de foi indiennes - a lieu entre le lever et le coucher du soleil. Soit un parcours initiatique en 31 poèmes et une journée de visite ironique et psychédélique où religion, culture et traditions sont mises à mal par l’omniprésence d’une divinité alors nouvelle : celle du profit. 31 pièces poétiques, fruits de l’observation d’un regardeur sagace et malicieux, aux yeux kaléidoscopiques, tant ils peuvent voir de détails résonant dans le temps et l’espace, sur les sites, les collines, dans les temples, les objets et dans les rues, les corps et les têtes des animaux, des passants, des pèlerins, des prieurs et leurs déités. Kolatkar, poète réaliste, tragi-comique dont la voix chante une quête d’épure : où chercher le divin indice dans un univers où les dieux mêmes sont dégradés ? Et c’est dans les petites choses, les interstices, les bêtes et les bestioles ; ou comment révéler le merveilleux quotidien. Quête également propice à l’évocation de personnages et personnes faisant galerie. Ceux des mythes, des légendes et des religions, et ceux qui vivent ou passent dans cette ville dédiée à leur commercialisation.
Kolatkar écrit en anglais comme en marathi sa langue souple, fluide, rythmique, ludique, imagée, assonante et pourtant accessible car familière. Une langue poétique aux registres aussi bien crus que techniques, avec des emprunts au vocabulaire de la dévotion, ainsi que le précise une de ses traductrices, Laetitia Zecchini dans son article « Du plaisir de traduire Arun Kolatkar » (La République des Livres).
Jejuri est éclairé par la présence du soleil dans tous ses états. Il rythme et teinte la vie simple et multiple, gorgée d’histoires mythiques, d’actes de dévotions complexes et multipliés. Un soleil rond comme un zéro qui finira par se coucher comme un 8, marque d’un infini des cycles.
Lire Jejuri et écouter Bombay Calling - paru en 1968 -, le flamboyant morceau instrumental du groupe de rock psychédélique américain It’A Beautiful Day : un viatique idéal pour se plonger dans l’embrasement esthétique de l’extrême modernité bombayite des années 60-90 !
Une découverte à présent possible en français grâce à l’enthousiaste savoir-faire des éditions Banyan ainsi qu’à cet « étrange dialogue » dès lors instauré entre Arun Kolatkar, poète, Roselyne Sibille, poète et traductrice et toi, lectrice, oui, toi, lecteur !

Extraits

Le bus

Les pans de la bâche sont boutonnés
sur les fenêtres de l’autobus public
durant tout le trajet vers Jejuri.

Un vent froid en continu fouette
et gifle un coin de la bâche
près de ton épaule.

Tu regardes la route rugissante.
Tu guettes des signes de l’aube
dans la lumière qui se répand petit à petit à l’extérieur.

Ton propre visage reflété deux fois dans une paire de lunettes
sur le nez d’un vieil homme.
Voilà tout le paysage que tu peux voir.

Tu sembles te mouvoir en permanence
vers une destination située
juste derrière le signe de caste peint entre ses sourcils.

Dehors, le soleil s’est levé tranquillement.
Il vise à travers un œillet de la bâche
et tire dans les lunettes du vieil homme.

Un court rayon de soleil vient se poser
avec douceur contre la tempe droite du chauffeur.
On dirait que le bus change de direction.

Au terme de ce voyage mouvementé
avec ton propre visage démultiplié
quand tu sors du bus

tu ne marches pas dans la tête du vieil homme.

 

La porte

Un prophète à moitié détaché
de sa croix.
Martyr pantelant.

Depuis qu’un gond s’est cassé
la lourde porte médiévale
pend sur un seul gond.

Un coin traîne dans la poussière de la rue.
L’autre cogne
contre le seuil.

Comme un souvenir qui devient plus vif encore
avec le passage du temps,
la fibre du bois fait ressortir

un dessin minutieux
tel un écorché qui ne pourrait retrouver
son chemin vers un livre d’anatomie

et qui serait appuyé contre
n’importe quelle vieille embrasure de porte pour dessoûler
comme l’ivrogne du coin.

Enfer de charnière et damnation du montant.
La porte serait partie
depuis très très longtemps

s’il n’y avait eu
ce short
mis à sécher sur ses épaules.

 

Le fils du prieur

ces cinq collines
sont les cinq démons
que khandoba tua

dit le fils du prieur
un jeune homme qui
comme ce sont les vacances scolaires
te sert de guide

crois-tu vraiment à cette histoire
lui demandes-tu

il ne répond pas
il a simplement l’air mal à l’aise
hausse les épaules et regarde au loin

et arrive à remarquer
un mouvement léger, rapide comme un clin d’œil,
dans un maigre lopin d’herbe toute desséchée
brûlée par le soleil
et dit

regarde
il y a un papillon
là-bas

 

Le papillon

Il n’y a pas d’histoire derrière lui.
Son corps coupé en deux comme en miroir,
il s’articule en son centre.

Il n’a pas d’avenir.
Il n’épingle aucun passé.
C’est un jeu de mots sur le présent.

C’est un petit papillon jaune.
Il a pris ces collines infortunées
sous ses ailes.

Juste une touche de jaune
qui s’ouvre avant de se fermer
et se ferme avant de s’ou...

Où est-il ?

 

La gare : 6, le soleil couchant

le soleil couchant
aborde l’horizon
au point où les rails
comme les parallèles
d’une prophétie
semblent se rencontrer

le soleil couchant
grand comme une roue


Pour lire d’autres poèmes de ce recueil https://www.terreaciel.net/Arun-Kok...

Isabelle Alentour, Makapansgat, peinture de Cécile A. Holdban - Editions la tête à l’envers, 2021

Il faudrait toujours décrypter la couverture d’un livre avant de se jeter comme un affamé sur son contenu.

Makapansgat est ici illustré par une peinture de Cécile A. Holdban : deux galets reliés par un ténu fil rouge et comme immortalisés par une caresse minérale en miroir. Tout est déjà là dans cette altérité figurée par la peintre, absolu couronnement du texte à venir de la poète Alentour.
Ici tout est affaire de symbole réel et de rêverie vraie.

 

Extraits

J’ai traversé la chambre dix fois ce matin
les objets étaient là
comme d’habitude
de petites choses sans qualité assemblées
par le jeu des mémoires

Il y a les rondeurs d’une poire en albâtre
deux bols tournés de main d’homme
un bouquet de lavande
des hectares de bleu et
jaillissant au travers
le ciel de la Latine
là où naissent les histoires de la grande Ourse
les soirs d’été

On y entend le décompte des saisons dans les arbres
les adieux tressés de paille
amour
au dos d’une carte postale

*

Et puis
ce galet
rond et noir
parfait comme une goutte d’eau
(…)

*

Je suis installé juste à côté
on me reconnaît à ma couleur
noir serpentine veiné de vert

Je viens de la Marine de Negru
côte ouest du Cap corse

 

Lire Makapansgat, ce n’est donc pas observer avec Isabelle Alentour et Cécile A. Holdban l’étrangeté d’une pierre de jaspérite rouge retrouvée dans une grotte d’Afrique du Sud aux côtés d’un de nos lointains ancêtres. Une pierre présentant l’apparence frustre d’un visage.
Non, c’est entrer dans un rêve. Un songe dans lequel il y a une voix multipliée en dialogues et dans le silence lumineux d’une chambre la nuit. Yeux ouverts, yeux fermés. C’est aussi croire à l’incroyable douceur d’un désir nouveau malgré la jeunesse fugueuse. Comme si le galet noir d’une étagère nourrissait un rêve de naissance nocturne. Un caillou dont le doux lissé devient au fil des pages une bouée de sauvetage dans une chambre mélancolisée sous la mémoire d’un palimpseste de larmes.
Un caillou-symbole, réplique anamorphosée de ce qu’est étymologiquement le symbole : anneau de terre cuite que deux amis aux voyages divergeant coupent en deux, en signe de reconnaissance future. Le galet d’Alentour est un objet pérenne, sujet transitionnel, qui permet d’aller de soi vers soi en passant par ses failles, veinures et rides, aussi par l’espace laissé à l’autre, cette soif d’altérité en nous.
Makapansgat, en ricochets compatissant, cercles dans l’eau compassionnelle : leçon d’équilibre référée à une antériorité minérale et aqueuse – le reflet d’un regard de pierre vivante. Un regard introspectif naissant depuis une rêverie presque prosaïque : la vue puis la prise en main d’un objet naturel en exposition au chevet d’une quotidienne alcôve. Le regard d’un être en proie au manque, à l’absence ontologique, et qui parvient via cette prise douce à renouer avec la vie, d’en goûter à nouveau tout le sel. Enfance, saisons, amours. Malgré les sensations de perte et de déréliction. Existe alors via la contemplation, le toucher et l’échange dialogué avec ce Makapansgat corse une introspection comme une entrée dans la nuit liquide d’un « je multiple », polyphonie de tous ces plusieurs en soi. Makapansgat est réaffirmé comme la figuration du visage humain, symbole d’un lien d’éternité entre chaque être à travers les âges par le pouvoir du regard. Un lien fertile en naissances et renaissances.
Il y a là un écho de la pensée en action : les poèmes s’inscrivent selon deux typographies en miroir ; et un écho dans la bibliographie d’Isabelle A. : Où Je t’écris fenêtres ouvertes (2017) évoquait la quête de l’aimé absent - amant retrouvé malgré le manque dans la nuit d’une chambre ouverte aux quatre vents -, Makapansgat imprime à la lecture un mouvement inverse. Et c’est, tournés vers l’envers des choses, dans la profondeur du subconscient poétisé de l’auteure que nous retrouvons, après un tressaillement le sens et le son de l’autre en soi. Une façon pour Isabelle, via un objet extérieur, d’ouvrir en intériorité une voie alternative, nouveau chemin où les mots sont des cailloux tendres et comme donnés à la nuit dans l’espoir d’une aube renouvelée.

 

Extraits

Elle a un regard à faire s’agenouiller un arbre
et éclore les fleurs
sans souffrance

Moi
qu’ai-je d’autre à lui offrir
que du temps

Arpenter la grève d’un même pas
l’arche de nos épaules
soutenant l’horizon

Tout ce qui s’offrira de lumière
pour adoucir l’âpre
si âpre
réalité

*

Il y aurait
le rythme d’un pas sur le chemin
l’effacement
et la présence recommencée

une pluie de petites choses
sérieuses et serrées contre soi
jusqu’à l’épuisé de la main

jusqu’à la caresse sur la joue

(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés